Chapitre 143

Les Secrets De La Tour

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L’un des rares avantages à avoir grandi dans un manoir de quatre cents pièces est qu’à force d’avoir peur des murmures, on apprend à les apprivoiser.

On sait aussi le chemin des yaourts au chocolat.

À l’intersection de deux couloirs qui menaient aux cuisines, près des quartiers étroits du personnel, se trouvait un tableau en bois d’où partait un labyrinthe de tuyaux. À l’époque victorienne, avant les téléphones, ils étaient rattachés à un système de communication permettant aux maîtres de maison de convoquer les serviteurs, et ce depuis leurs appartements. Le système ne fonctionnait plus depuis plusieurs décennies, mais une exploration attentive des couloirs du manoir et des tuyaux qui s’y cachaient permettaient aux enfants aventureux, comme la petite Florence Mornay, d’avoir des oreilles dans toutes les pièces.

La jeune journaliste fut agréablement surprise de pouvoir retrouver sans aucun mal ses habitudes d’enfant et de se souvenir du réseau de tuyaux et des pièces auxquelles ils correspondaient.

Après être allée chercher un yaourt au chocolat dans les cuisines, elle s’installa devant le conduit qui correspondait à la chambre de Sixtine, dans la Tour. Lorsque les voix parvinrent comme prévu à son oreille, Florence ne put s’empêcher de se trouver très maligne.

— … L’histoire de Falmouth Manor, disait la voix de Sixtine, sa qualité métallique et étouffée faisant légèrement vibrer le métal lourd de cent ans de couches de peinture et de poussière.

— Le bâtiment existait avant que Vivant le transforme en folie gothique, dit Max. Tu veux les plans d’origine aussi ?

— Oui, tout, les plans, de toutes les transformations.

Un silence. Le bruit de frottement de papier. Des plans d’architecte qu’on déroule, probablement.

— La chapelle, en particulier, ajouta Sixtine.

Florence fronça les sourcils. Pourquoi s’intéressait-elle à la vieille chapelle ? Max prit la parole.

— Le père de Florence m’a dit que la chapelle est une réplique de Notre-Dame, en plus petit. Mais ils ont oublié des détails. Je dirais que c’est plus une inspiration qu’une imitation.

— Je veux savoir ce qu’ils ont gardé, ce qu’ils ont changé, dit Sixtine. Je veux tout savoir des bâtiments, des architectes. Des propriétaires.

Un nouveau silence.

— Pourquoi ne demandes-tu pas à Florence ?

Merci, Max, pensa Florence. Exactement. Pourquoi ne demandes-tu pas à la seule qui sait, Sixtine ?

— Je lui demanderai, le moment venu, dit Sixtine. Mais pour l’instant, j’ai besoin que les informations ne soient pas encombrées de certaines… loyautés.

Florence fit la grimace. La voix de Max vibra à nouveau dans le métal.

— Si tu veux parler de sa mère… elle la déteste vraiment. Il n’y aura pas de loyauté de ce côté-là.

Elle aurait donné n’importe quoi pour voir de ses yeux la réaction de Sixtine. Quelle qu’elle fût, seul le silence lui répondit.

Des vibrations provenant d’ailleurs dans le manoir brouillèrent plusieurs de leurs échanges. Florence pressa son oreille contre le tuyau, mais elle ne saisit que quelques bribes. Max parlait.

— L’acquisition de Falmouth Manor… bonne affaire… un bout d’histoire…

Le rire de Sixtine. Les vibrations avaient cessé, sa voix était limpide à nouveau. 

— Je ne suis pas sûre. L’héritage Mornay ne vaut pas grand-chose.

Les joues de Florence la brûlèrent soudain. Les dents serrées, elle écouta Sixtine qui continuait :

— L’héritage Mornay ne compte plus que des escaliers cassés et un toit qui fuit. La collection d’antiquités a été vendue, la bibliothèque est pleine de romans de gare, le mobilier…

— Quoi, la grande bibliothèque de Vivant Mornay ?

Max paraissait indigné.

— J’ai bien peur que cette bibliothèque de légende ait été un mythe, dit Sixtine.

Non, ce n’est pas un mythe, murmura Florence, les poings fermés.

Entendre Max qui répétait ses pensées la consola à peine.

— Je suis certain que ce n’est pas un mythe. J’ai lu les témoignages de ses contemporains, elle a existé, Vivant Mornay était l’un des hommes les plus érudits du siècle et il avait une bibliothèque incomparable.

— C’était il y a cent cinquante ans, elle a pu être vendue mille fois, dit Sixtine sur un ton léger. Oublions la bibliothèque. Tu pourras me trouver les plans du bâtiment ?

Florence pria pour que Max continue à défendre le nom des Mornay.

— Bien sûr, dit-il enfin. Mais une histoire complète du bâtiment, c’est vaste. C’est une construction du XVIème siècle, modifiée et étendue trois fois. La ferme est encore plus ancienne, je crois.

Florence pouvait tout à fait imaginer Max, se passant la main dans les cheveux, ses yeux bleus perdus dans la grande chambre de Sixtine. Déjà investi corps et âme dans sa tâche, ne pensant à aucune récompense pour lui-même, pourtant bataillant déjà avec les doutes.

— Est-ce que tu cherches quelque chose en particulier ? demanda-t-il.

Sixtine hésita.

— N’importe quoi qui… n’a pas de sens.

— Quoi, des passages secrets, ce genre de choses ?

Vous perdez votre temps, pensa Florence. Trois générations de propriétaires et une gamine déterminée vous ont déjà devancés.

— Entre autres, dit Sixtine sans enthousiasme. Des éléments qui ont été modifiés sans qu’on sache pourquoi. Des impasses. Des anomalies. Dans les ornements, dans la façon dont l’espace est organisé. Un motif, des répétitions.

Elle fit une pause. Florence fronça les sourcils.

— Des signes, dit enfin Sixtine.

Des signes, pensa Florence. L’image de sa mère s’imposa alors dans son esprit, glaçant ses veines. Elle grimaça pour la chasser.

Le silence dura tant qu’elle pressa encore l’oreille contre le métal, si bien que la rangée de piercings qui ornaient le cartilage de son oreille s’enfonça dans son crâne.

De l’autre côté du manoir, Max reprit la parole.

— Peut-être que ça m’aiderait si je savais pourquoi.

Des pas dans la pièce. Sixtine se rapprochait, et les sons étaient si limpides qu’ils auraient pu se trouver dans la même pièce que Florence.

— Je sais que Falmouth Manor est la réponse, dit enfin Sixtine. Mais je ne sais pas quelle est la question.

Soudain, le son d’autres pas emplit le métal. Florence repositionna son oreille pour tenter de reconnaître qui entrait dans la Tour, mais les bruits avaient une qualité différente. Et ils semblaient s’approcher du tuyau.

— Un problème de plomberie ?

Elle sursauta. Devant elle se tenait Mikael, le père de Sixtine.

Le rose colora les joues de Florence, lorsqu’elle montra à Mikael le pot de yaourt au chocolat.

— Un petit creux, gloussa-t-elle.

— S’il en reste, ça fera l’affaire, soupira Mikael. Je ne peux plus boire, le chocolat est mon dernier poison.

Ses cheveux blonds ébouriffés, sa mine pâle, ses yeux verts comme soulignés de khôl rendaient impossible l’évaluation de son âge. Rien dans les traits de son visage ne trahissait une quelconque parenté avec Sixtine. Pourtant aucun doute n’était possible. Du poète émanait une intensité similaire, mêlée à une sensibilité à fleur de peau – et la même façon de planter son regard au fond des âmes.

Si Sixtine était un ange, l’était-il aussi ? pensa Florence.

Elle condamna instantanément la stupidité de cette question. Bien sûr que Sixtine n’était pas vraiment un ange, et Mikael, malgré ses airs d’illuminé, ne l’était pas non plus.

Depuis l’arrivée de Florence à Falmouth, elle ne l’avait vu que deux ou trois fois, toujours affublé du même tricot couleur de vin, dont les mailles étirées révélaient un tee-shirt serré sur une poitrine maigre. Les jours de pluie, il portait un vieux blouson de cuir. Elle l’avait vu traîner devant la chapelle et parler tout seul.

— Les cuisines, c’est par là ? demanda Mikael.

Florence acquiesça, désignant le chemin de sa cuiller avant de la remettre dans sa bouche. Mieux valait mordre une cuiller que risquer de mentir et devenir rouge comme une pivoine. Mais Mikael ne semblait pas être pressé de s’y rendre.

— Je vous envie, vous, les journalistes, dit-il en calant son épaule sur le mur d’où sortaient les tuyaux.

— Hmm ? rétorqua Florence, la cuiller toujours dans la bouche.

On racontait que Mikael, dont les poèmes avaient jadis connu un vif succès, n’en composait plus depuis longtemps. Sixtine l’avait chargé de rassembler les éléments biographiques des filles dont elle avait retrouvé la trace. Le reste des hôtes de Falmouth Manor évitaient de le déranger, parce qu’il était admis qu’on ne dérangeait pas les génies, et parce que son excentricité en intimidait plus d’un.

Mais visiblement, se dit Florence, même les poètes avaient besoin de compagnie.

— Mmm, grommela Mikael. Le syndrome de la page blanche, ça ne vous arrive pas, à vous. Arrêter de boire, c’est une chose. Mais arrêter de boire quand on a un blocage d’écriture…

Il passa sa main sur sa joue, où poussait une barbe inégale de trois jours. Florence décida que cela devait être son tour de parler :

— Quoi, vous ne pouvez pas écrire ? Avec tous les événements bizarres qui se passent autour de nous ? Je pensais que pour un poète, ça serait du gâteau.

Il gloussa d’un air incrédule, comme si Florence avait commis la plus adorable des étourderies. 

— Oh, le problème n’est pas là. Les événements… les événements, c’est facile à raconter. Les événements…

Il ne termina pas sa phrase, pourtant sa bouche continua de bouger, comme s’il racontait le reste de l’histoire à un interlocuteur. Florence se demanda si elle pouvait s’excuser et décamper.

— Impossible de savoir où commence l’histoire, dit-il enfin.

— La pyramide ? tenta Florence. Quand j’ai découvert Sixtine ? Pas une scène que je suis près d’oublier.

Mikael rit à nouveau, ce qui sembla étrange à Florence. S’il avait vu ce qu’elle avait vu, il aurait perdu l’envie de rire. L’image thermique sur le moniteur portable. Le corps mutilé de Seth Pryce, les lotus pourris, la poussière du calcaire comme un linceul friable.

— Les poètes et les journalistes. Pas le même travail. Le début de l’histoire, pour une journaliste, c’est la pyramide. Mais pour le poète…

Il s’approcha de Florence, elle pinça les lèvres et recula imperceptiblement.

— Les poètes racontent des légendes. Des mythes.

Il leva un doigt. Ses yeux brillèrent un instant, puis ils se perdirent le long des tuyaux, vers la fenêtre qui donnait sur la tour.

— Le début d’une légende, ce n’est pas le début de l’histoire. La légende ne commence pas le premier jour, elle ne finit pas le dernier. Les légendes se moquent du temps, elles le dépassent. Pour Sixtine, le début n’est pas la pyramide. Je l’ai longtemps cru, pourtant, mais non, cela n’a pas de sens. Non, il faut trouver le début… Le moment où commence la légende…

Il fixa Florence, et elle se sentit rapetisser. Faute de trouver la contenance suffisante pour soutenir son regard, elle s’efforça de trouver une question à poser.

— Mais, euh, comment faites-vous d’habitude pour trouver le… le début ?

— J’avance dans l’obscurité et je prie pour que la Muse arrive. La créativité trouve toujours un moyen de me montrer le chemin, même si je n’y crois pas. Une pensée te vient, un signe, tu te dis que cela n’a pas d’importance, mais tu l’écris quand même. Et plus tard, beaucoup plus tard, la vie te montre ce que cela voulait dire. La Muse est bien plus fine que moi.

Il regarda Florence d’un air malicieux et éclata de rire.

— Et je m’étais dit qu’un petit en-cas l’amadouerait.

Florence sourit, soulagée que le ton se soit un peu allégé. Elle se rendit compte qu’elle avait retenu son souffle.

— Oui, les en-cas, ça aide toujours, dit-elle. Il y a de la mousse au chocolat dans le frigidaire. Celui le plus à droite. C’est celui des desserts.

— Ah ! Précieuse information. Merci.

Il tourna les talons et son grand corps maigre et courbé déambula le long du couloir. Mais il s’arrêta à mi-chemin et se retourna.

— Peut-être que le début, pour Sixtine, c’est Falmouth Manor. Peut-être que c’est de t’avoir rencontrée.

Pour la première fois, il la regarda droit dans les yeux et la considéra, comme s’il découvrait une créature rare.

— Comment le saurez-vous ? demanda Florence sans réfléchir.

— Seule la fin le dira, Florence Mornay. Seule la fin le dira.

Il sourit, lui fit un clin d’œil, puis disparut dans le couloir, en gesticulant et parlant tout seul.

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