Chapitre 146

Prières

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Franklin a peur, pensa Sixtine. Je me demande s’il ressent ce que je ressens.

Elle aussi était sur le qui-vive, et la raison en était floue.

Elle décrocha son regard des fenêtres orange du manoir et suivit dans l’obscurité son chemin habituel, celui qui menait à la chapelle abandonnée.

Depuis qu’elle était arrivée à Falmouth Manor, elle avait passé de longues semaines à chercher Thaddeus. Si elle avait la foi, ils seraient réunis, avait-il dit. Mais les instructions avaient été trop vagues, et elle se sentait si seule. Elle avait interrogé tous les recoins du manoir, dans la lumière ou dans l’obscurité, en quête d’un signe, d’une coïncidence, d’une vision qui aurait pu la rapprocher de lui, et lui confirmer que sa quête n’était pas vaine. Elle priait chaque nuit que son amour se manifeste, pour l’aider à comprendre la promesse qu’elle avait faite, et pour l’aider à la tenir.

En vain.

Même les visions des dieux égyptiens l’avaient désertée. Même Néfertiti, même le singe fou. Avec le temps, même ces souvenirs-là s’étaient émoussés.

Une fois seulement, elle avait cru déceler sa présence : le soir où elle avait rassemblé Florence, Max, Franklin, Cybelle et Aziza à Falmouth Manor. Elle avait cru le voir dans la chapelle abandonnée. Peut-être s’était-elle trompée.

Elle s’était convaincue d’une vocation, sauver quelques vies, réparer les crimes de HH, ceux-là mêmes qui l’avait condamnée, et contre lesquels Thaddeus avait donné sa vie.

Elle y croyait, non pas parce qu’elle avait vu les signes.

Non pas parce qu’elle en avait la conviction intime.

Elle y croyait parce que c’était sa dernière chance.

Deux anges. L’un pour sauver, l’autre pour punir. Deux anges réunis pour toujours.

L’éternité et Thaddeus lui avaient semblé si loin, pourtant.

Mais ce soir, son amour était venu, elle en était sûre. Cybelle avait parlé des chemins invisibles, elle avait empêché Sixtine de sortir du Petit Salon, et la présence de Thaddeus s’était manifestée avec une telle force qu’elle en avait eu le souffle coupé. Elle n’aurait pas pu effacer cette vision de son esprit, même si elle l’avait voulu – et elle chérissait cette image comme une relique : la fumée bleue de son cigare qui sculptait son beau visage, ses yeux gris, puissants et troublés, cette immobilité étrange qui semblait intimer au temps de s’arrêter. Il était apparu comme sur un voile invisible, superposé sur le visage de Cybelle.

Derrière le visage de Cybelle.

Sixtine ne l’avait pas quittée des yeux. La lueur du feu avait dansé sur le visage tatoué, et les braises orange dessinaient des lucioles dans ses yeux noirs.

Au moment où Thaddeus était apparu, plutôt que de distraire Sixtine, la vision avait aiguisé sa perception de Cybelle : elle avait reconnu chaque grain de peau transpercée par l’aiguille du tatoueur, elle avait pris conscience du visage sous le tatouage. Cela n’avait pas pris plus d’une seconde ou deux. Lorsque la vision s’était évanouie, le visage de squelette était toujours tourné vers le sien. Il affichait même une nouvelle expression : de la compassion ?

Sixtine avait alors eu la sensation qu’elle avait vu Cybelle comme Thaddeus l’avait vue : une amie, une sœur. À la vie, à la mort.

L’instant d’après, Cybelle lui souriait et la laissait passer. Sixtine s’était hâtée de disparaître dans le couloir sans avoir osé poser la question qui brûlait dans sa poitrine :

Thaddeus, pourquoi es-tu venu ce soir ?

* * *

— Thaddeus ?

Sixtine se tenait sur le seuil de la chapelle abandonnée. Elle tournait le dos à la faible lueur des grandes fenêtres du manoir. Sa voix avait déchiré le silence de la chapelle.

Rien ne lui répondit que les craquements de la nuit.

Elle fit un pas dans la chapelle. La lumière du manoir éclairait encore un peu ses pas, mais elle fit attention à éviter les bancs cassés, les fragments de pierres qui s’étaient éboulés.

— Thaddeus ?

Il ne servait à rien de crier, bien sûr, mais elle ne pouvait pas s’en empêcher. Ce soir, elle y avait cru.

— Thaddeus, je t’en supplie.

Plus elle avançait vers l’abside, plus l’obscurité devenait opaque, et le silence épais. Et plus l’espoir vacillait.

Sixtine avait fait ce chemin tant de fois, mais cette nuit, ce serait différent ! Une heure avant, elle avait senti sa présence : cette nuit, il viendrait !

Elle fit un pas de plus et la lumière disparut entièrement. Tout autour d’elle se tut. Même le vent retint son souffle.

Elle savait où elle se trouvait : dans l’ombre du grand ange à la parure de mousse et d’abandon. Elle leva son visage vers le sien. Puis elle s’agenouilla.

Lentement, elle ouvrit les bras.

Elle attendit, et murmura encore son nom.

Thaddeus. Thaddeus…

Mais, pour la centième nuit, rien ne vint que le silence et le vide.

* * *

— Sixtine est encore dehors cette nuit ?

Han sursauta. Il n’avait pas entendu Mikael s’approcher de lui. Le vieux majordome était sorti sur la terrasse de l’aile ouest, dont l’un des côtés surplombait la chapelle. Dans ses mains, un manteau pour Sixtine.

— Oui, Monsieur.

Il surprit l’inquiétude sur le visage du poète.

— Votre manuscrit avance comme vous le voulez, Monsieur ?

— Au même rythme que d’habitude, soupira Mikael, en tirant sur les manches de son pull de mailles.

Il nota la compassion sur le visage du majordome : tout le monde à Falmouth avait compris qu’il séchait.

Le poète huma l’air froid. Le vent s’était calmé, mais la température avait encore baissé. Il scruta la chapelle. Savoir que Sixtine s’y rendait tous les soirs ne cessait de remuer toute la culpabilité qui poussait dans son âme comme une jungle depuis qu’il avait abandonné sa fille vingt-cinq ans plus tôt. Dieu sait qu’il avait bu pour oublier, toutes ces années. Maintenant qu’il avait arrêté de boire, les images du jour où il avait quitté la mère de Sixtine et sa sœur Jessica revenaient dans sa mémoire avec la hargne de l’obsession. Et si c’était cela, le début ?

— Nous ne pouvons rien faire pour elle, n’est-ce pas, Han ? demanda-t-il, la voix tendue.

— Non, Monsieur. À part espérer qu’en Louisiane, elle trouvera ce qu’elle cherche.

— Oui, soupira Mikael. Et les indices sont minces.

— Les indices, Monsieur ? Ah oui, bien sûr, les bouteilles vaudoues.

Le bruit du vent décupla le silence entre eux. Mikael chercha ses mots, fit la moue. Depuis qu’il avait arrêté de boire, la parole ne coulait plus comme avant.

— Vous ne pensiez pas aux bouteilles vaudoues. Que pensez-vous qu’elle cherche, Han ?

— Ce qu’elle n’a pas réussi à trouver au Vietnam. Un sens à tout cela.

Sa main déformée d’octogénaire balaya le ciel de tempête. Les deux hommes contemplèrent la nuit infinie qui s’étendait devant eux.

Une bourrasque secoua les arbres, des feuilles couleur de feu tourbillonnèrent dans le halo de la lune gibbeuse. Le poète tira à nouveau sur les manches de son tricot, fourra ses mains dans les poches de son jean usé. Ses doigts rencontrèrent un objet froid.

Un domino.

Il le considéra pendant quelques secondes, caressant sa surface si douce. Le témoin d’une autre vie. Le destin qui avait mis Sixtine sur sa route. L’extraordinaire coïncidence, une rencontre au Mexique.

Un bout de poème s’immisça dans son crâne sans avertissement.

La vie ne vient pas avec un mode d’emploi, ni pour les hommes, ni pour les anges. Pour les hommes, il y a la Mort. La Mort donne toujours un sens à tout. Mais pour les anges ?

Il remit le domino dans sa poche.

Han reprit sur un ton plus enjoué.

— J’ai bon espoir, Monsieur. Au Vietnam, elle était seule. Cette fois-ci, elle a demandé de l’aide. Franklin, Florence, Max, Cybelle… Les crimes qu’ils veulent venger demandent des actes héroïques que personne ne peut commettre seul.

Il ajouta d’une voix un peu trop mielleuse, comme s’il se souvenait que sa position exigeait la flatterie.

— Et bien sûr, ces actes ont besoin de poètes pour devenir véritablement héroïques, n’est-ce pas ?

Mikael ricana.

— Voyons, Han. Ni vous ni moi n’avons l’âge de nous faire encore des illusions. Je suis à Falmouth parce que Sixtine m’a pris en pitié et qu’il y a trop de chambres vides dans cette satanée bicoque. Écrire la biographie des victimes dont elle a retrouvé la trace ? Une excuse élégante et pleine de cœur, mais une excuse tout de même. Recruter une journaliste hors pair, un archéologue-aventurier, un ex du FBI et puis Cybelle, qui serait l’as dans la manche de n’importe qui. Oui, là, je suis d’accord avec vous : ils sont les co-équipiers qu’il lui fallait pour aller jusqu’au bout de la mission qu’elle s’est donnée. Mais un poète ? Sixtine n’a pas besoin d’un poète.

— Mais elle a besoin d’un père.

— Si peu, Han, si peu.

— Avec tout le respect que je vous dois, à vous et votre art, Monsieur, vous oubliez ce qui fait les héroïnes.

Mikael leva un sourcil, défiant Han d’un air incrédule. Mais le vieil Asiatique soutint son regard et articula avec assurance : 

— Parfois, l’acte le plus héroïque est de croire en soi. Qui de mieux qu’un père pour en convaincre Sixtine ?

Mikael sourit, et hocha la tête longtemps, comme s’il savourait la phrase. Il posa sa main sur l’épaule de Han.

— Vous avez raison. Parfois, l’acte le plus héroïque est de croire en soi.

* * *

Une puissante bourrasque enveloppa Falmouth Manor, et les mots de Mikael s’éparpillèrent en mille échos.

Sa phrase se traîna jusque dans la chambre de Franklin, où elle fut broyée par les clacs des loquets de sa valise qui se refermait sur son revolver et l’amulette de l’Œil d’Horus.

Jusque dans la chambre de Max, trop absorbé par l’étude d’un extrait de journal perdu parmi des plans d’architecte, pour faire attention aux murmures du vent.

Jusque dans la bibliothèque où Florence mordillait un crayon de bois devant le portrait de Daumesnil et parlait toute seule, son monologue noyant tous les autres bruits.

Jusque dans le Petit Salon, où Cybelle, tenant d’une main une tasse du plus noir des cafés, de l’autre une reproduction du dessin de la croix aux embouts trouvée dans la bouteille vaudoue, qu’elle présentait à la lumière du feu. Elle tendit l’oreille, mais le crépitement de la cheminée effaça les paroles du poète.

Seule Sixtine, toujours agenouillée dans la chapelle, en perçut chaque syllabe, chaque respiration, amplifiées par le vaste vide du bâtiment en ruines.

Mais ce n’était pas ce que ses prières avaient demandé.

Elle se releva, ignorant ses membres engourdis et froids, et se dirigea vers le manoir et ses fenêtres orange.

À défaut de la présence de Thaddeus, elle avait espéré un signe qu’elle était sur la bonne voie. Lui non plus n’était pas venu.

La décision arriva aussi simplement qu’un pas qui franchit un seuil : toutes ces nuits dans la chapelle ne servaient à rien. C’était la dernière fois qu’elle visitait l’ange.

Demain, son avion s’envolerait pour la Louisiane. Si elle voulait accomplir sa vocation, elle devait agir dans l’ici et maintenant. Quoi qu’en dise Cybelle, les chemins invisibles ne menaient nulle part. Elle jura qu’elle ne suivrait que les preuves, une par une.

C’était pour cela qu’elle avait rassemblé ces hommes et ces femmes à Falmouth.

Le temps de la prière était révolu.

Le temps de l’action était arrivé.

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