Chapitre 149

Le Repère de Sobek

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La bruine froide de la nuit rencontra l’asphalte encore tiède des rues de Lafayette et brouilla l’air autour du néon de l’enseigne « The Gator’s Fiddle ».

La lumière jaune donnait un éclat triste aux couleurs effritées d’une grande statue en plâtre peint gardant l’entrée de la boutique : un dieu égyptien à tête de crocodile.

Avant de sonner à la porte de la boutique fermée, Sixtine se surprit à saluer la statue :

— Bonsoir Sobek.

Sans savoir d’où venait cette certitude, elle reconnaissait le dieu guerrier, symbole de force et de puissance, protecteur des soldats, défendeur du Pharaon et guérisseur influent. Elle serra les dents, son corps soudain en alerte face à sa personnalité qu’elle savait double et imprévisible, avec sa propension à la cruauté et son goût pour le sang. Puis elle se souvint qu’il ne s’agissait que d’une statue bon marché et appuya sur la sonnette.

Le violoniste lui ouvrit immédiatement. Sans un mot, il lui fit signe de le suivre à travers la boutique sombre.

— Vous vous intéressez à l’Égypte ancienne ? demanda Sixtine.

Le timbre de sa voix résonna à l’intérieur des centaines de violons qui couvraient les murs et pendaient du plafond, la lumière de l’enseigne heurtant parfois les cordes.

— Non, dit le violoniste. Moi, c’est les ’gators. Çui-là, dehors, il vient d’un vieux bâtiment à La Nouvelle-Orléans, avec des décorations égyptiennes qui datent pas d’hier. Ils doivent le démolir, alors j’ai eu ma statue pour une miette de pain.

Alors que Sixtine pesait la pertinence de le corriger sur l’identité crocodilienne de Sobek, le violoniste ouvrit la porte de l’arrière-boutique. Un capharnaüm aux parfums de poisson et de bois accueillit Sixtine. Des centaines de figurines et d’objets divers représentant des alligators se battaient pour chaque centimètre d’espace, contre des livres, des outils et des vieux classeurs.

Au milieu de la petite pièce, sur un canapé trois médaillons en velours bleu élimé et aux pieds cassés, trônait un alligator empaillé d’au moins deux mètres de long. Sur sa carapace grise gisaient un violon cassé et quelques papiers pliés.

Le violoniste déblaya un tabouret et invita Sixtine à s’asseoir. Il attrapa un petit panier sur une étagère et descendit l’ampoule nue de sa suspension à poulie.

Une douzaine de petites bouteilles étaient alignées au fond du panier.

La première chose que Sixtine remarqua fut le reflet d’or sur les messages.

La deuxième fut les images qui apparurent dans son crâne, comme en filigrane. Le bayou la nuit, des lucioles autour d’un visage d’ombre aux longs cheveux noirs que la lune faisait briller.

Néfertiti ?

Les visions s’évanouirent peu à peu pour laisser place au détail des feuillets, couverts de lettres tracées au stylo-bille. La calligraphie était moderne, comme une liste d’achats de supermarché. Écrite à l’envers, et ornée de symboles ésotériques.

Le violoniste sortit délicatement une des feuilles. Un Œil d’Horus était répété plusieurs dizaines de fois.

— Je les ai trouvées dans la rivière, juste en face de chez moi. La rivière Vermilion, elle a ses humeurs. Et quand elle crache des bouteilles, c’est pas une bonne nouvelle. Pour vous dire la vérité, j’aime mieux les alligators que les bouteilles.

Sixtine resta à l’affût d’autres visions, d’autres indices. Mais elle ne trouva que des signaux faibles, incertains – aucun n’avait l’intensité de ce qu’elle avait ressenti à Falmouth Manor lorsqu’elle avait échangé un regard avec Cybelle. Elle se rappela sa décision prise au seuil de la chapelle : suivre les preuves, pas les chemins invisibles.

Elle replaça la bouteille dans le panier.

— Alors, à votre avis ? Elles viennent d’où ?

Le violoniste soupira.

— Je connais p’t-être pas tous les symboles vaudous, mais je connais la rivière et ses courants. J’ai aussi demandé aux autres, sur la rive, où qu’ils avaient trouvé les bouteilles. Et, il y a quelque chose dont vous pouvez être sûre, Mademoiselle.

Sixtine vit dans ses yeux la fierté de celui que personne n’écoute et qui soudain détient les réponses.

Puis, satisfait d’avoir toute l’attention de son interlocutrice, il saisit un des papiers qui reposait sur l’alligator empaillé et le déplia. Sixtine découvrit une carte photocopiée avec des dizaines de points rouges sur le tracé serpentin de la rivière.

— Ici, il y a un pont, dit-il en tapant du doigt sur la carte. Le troisième après le Poor Boy’s Inn. On n’a trouvé aucune bouteille au nord de ce pont.

— Elles auraient pu être jetées plus au nord et dépasser le pont.

— Oui, sauf qu’il y a deux mois, on a eu un ouragan terrible, des arbres sont tombés. Maintenant, un saule barre la moitié de la largeur de la rivière, juste avant le pont. Voyez les branches des saules, avec ses feuilles ? Des vrais filets. Pourtant, aucune bouteille dedans.

Il tapa son imprimé du revers de la main.

— D’accord, dit Sixtine. Mais au sud, il y a toujours des kilomètres de rivière.

— Oh oui, des centaines, même. Mais…

Les yeux du violoniste brillaient d’espièglerie.

— … Celle qui a jeté ces bouteilles, parce que si vous voulez mon avis, ça m’a tout l’air d’être une femme, c’est elles qui vont voir les prêtresses vaudoues. Eh bien, notre demoiselle aux bouteilles, elle ne pêche pas tous les dimanches, hein ? Parce que si elle pêchait, elle saurait qu’après le Poor Boy, il y a un autre bras de rivière qui déboule dans la Vermilion, le ruisseau de Coulée. Et au point de confluence, ça bouillonne comme une girouette. Après des grandes pluies comme celles qu’on a eues ce mois-ci, le niveau d’eau monte et c’est assez pour pousser les débris dans un autre affluent qui d’habitude est coupé de la Vermilion. On a retrouvé les bouteilles dans le bayou à l’entrée du refuge de l’Atchafalaya. Donc qu’est-ce que ça dit à un pêcheur comme moi, mademoiselle ? Ça dit que les bouteilles n’ont pu être jetées que sur un périmètre d’un kilomètre, entre le pont de Choctaw au nord et l’embouchure du ruisseau de Coulée au sud. Et qu’elles ont été lâchées à des moments différents, mais récemment.

Il s’arrêta, laissant Sixtine inspecter sa carte.

— Des endroits publics le long de la rivière ? demanda-t-elle.

— À part le pont ? Un petit chemin, à deux cents mètres au nord de Poor Boy, qui mène à un coin de pêche qu’on aime bien, nous autres, mais peu de gens le connaissent. Sinon, les maisons des riverains.

— Combien ?

— Quatorze.

Sixtine inspira, le regarda droit dans les yeux.

— Des soupçons ?

Le violoniste se tourna vers l’alligator et plongea son regard dans l’œil jaune, comme s’il interrogeait un oracle.

— Oh, des soupçons, le bayou en est plein. Ceux qui vivent dans les marécages, loin des villes, ceux qu’on dit qu’ils préfèrent la compagnie des esprits et des ’gators, ils attirent les soupçons comme les cimetières attirent la peine. Mais on les comprend bien mal. Souvent, ils n’en veulent à personne d’autre qu’à eux-mêmes.

La mélancolie du violoniste fit dériver le regard de Sixtine vers l’œil rayé de noir de l’alligator empaillé.

Soudain, l’œil bougea.

Une patte se mit en mouvement, les papiers volèrent, le violon cassé se fracassa sur le sol, et l’alligator se dirigea vers Sixtine.


Un sursaut violent de terreur glacée parcourut le corps de Sixtine.

En un mouvement fulgurant, elle saisit son couteau de nacre qui s’ouvrit avec un clac, puis elle s’immobilisa, le cœur fracassant sa poitrine, fixant l’animal et ses dents, à quelques centimètres de sa jambe. 

— Tout doux, Walter, murmura le violoniste, le surveillant en biais.

Lentement, l’alligator frôla de son corps énorme les pieds du tabouret. La peur injecta son venin dans les veines de Sixtine, broyant ses poumons de ses serres puissantes, multipliant les sons du silence.

— Rangez votre couteau, dit le violoniste. Les ’gators, ils font peur aux gens, mais eux non plus, on les comprend pas. Ils aiment pas la chair humaine.

Le reptile aux pupilles couleur de bayou semblait boire la terreur dans les yeux de Sixtine. Puis, rassasié peut-être, il se traîna sans hâte jusqu’à la porte et disparut dans l’obscurité de la boutique, ne laissant dans son sillage que la menace d’une prochaine fois.

Le violoniste ramassa le violon cassé, tripota ses cordes.

— Au journal, ils ont parlé d’un qui a arraché le bras d’une femme, mais c’était juste parce qu’elle avait lâché ses chiens contre lui. Il a recraché le bras.

Il fit une pause, se sourit à lui-même.

— Il a mangé le chien, par contre.

Il leva ses yeux fatigués sur Sixtine.

— C’est un petit vieux, Walter. Grincheux, mais pas méchant. Lui et moi, on vit ensemble depuis trente ans.

Sixtine posa la bouteille vaudoue sur le bureau parmi les bibelots en forme d’alligator. Ses membres, son souffle étaient toujours lourds de peur.

— Ah, depuis trente ans, j’en ai entendu, des histoires.

Il gratta sa main.

— Des fois, on dit que les gens du bayou, ils sont étranges. Mais c’est parce qu’ici, c’est pas comme ailleurs. Y a des endroits, dans les marécages, qu’ont jamais vu d’hommes ! Et pourtant, y a quand même des histoires qui en viennent, et des bouteilles vaudoues. Des histoires qui rendraient fou n’importe qui.

Sixtine hésita, puis demanda avec précaution :

— Comme des histoires d’orphelines enterrées vivantes ?

Le violoniste la dévisagea. Puis, lentement, il hocha la tête. Le pouls de Sixtine s’accéléra. Il s’approcha d’elle, comme s’il devait empêcher l’alligator, ou les ombres, d’entendre son secret.

— C’était il y a longtemps. Antebellum, avant la Guerre de Sécession. Des esclaves, que des femmes. Jetées vivantes dans un trou qu’on leur avait demandé de creuser, et le bayou les a noyées quand l’eau est montée. On raconte que leurs âmes se sont transformées en papillons de nuit, et qu’elles viennent visiter ceux qui vont mourir, pour accompagner leur âme à Guinée.

— Guinée ?

— Le monde des morts, gardé par Baron Samedi, le plus grand des esprits vaudous !

Sixtine acquiesça poliment.

— Mais depuis ? Plus récemment ?

Le violoniste se redressa.

— Non, non. Dieu soit loué.

Elle ramassa la carte de la rivière tombée à terre.

— Je peux garder votre carte ?

— Si vous promettez de rien dire à propos de Walter. D’habitude, il se tient tranquille.

Sixtine promit et empocha la carte.

— Parmi vos voisins, dans le périmètre… Y aurait-il une jeune femme ? Vingt ans, vingt-cinq ans peut-être ?

Il parut réfléchir, se passa une main osseuse sur le visage.

— Qui n’aurait pas beaucoup de visites ? ajouta Sixtine.

— Personne n’a beaucoup de visites par chez nous.

Le regard de Sixtine se perdit du côté de la boutique sombre. Dehors, devant la vitrine, le néon jaune éclairait la silhouette du crocodile égyptien.

— Jeune mariée ? Qui se serait mariée pour l’or plutôt que pour…

Le violoniste hocha la tête. Puis il parla comme s’il s’était résigné à tout dire.

— La maison au saule pleureur. L’Indonésienne.

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