Chapitre 151

La Déposition de Lanaa Steele (V)

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ÉTAT DE LA LOUISIANE

NEW ORLEANS POLICE DEPARTMENT

Dossier no 86-934-S


Déclaration écrite soumise par le témoin


Témoin : Lanaa Steele

Feuillet 5/15


Nuit du 21 au 22 octobre 1987


— Alors ? demande Hunter en relevant le col de sa gabardine.

La grue a replacé le couvercle de pierre sur le mausolée et a disparu. Nous sommes seuls dans l’allée, assis sur des urnes bancales. Le projecteur grésille, énervé par les insectes qui se perdent dans son faisceau. Le bruissement tranquille des feuilles de l’arbre contre lequel nous sommes adossés adoucit les sons nocturnes de la ville. Son tronc entrelace une tombe centenaire. Les racines et l’abandon, ces grands prédateurs de cimetières.

Il est minuit passé. Il ne reste plus aucune trace de la chaleur de la journée. La pierre sous mes mains est glacée. Hunter s’impatiente. Pourtant, mon intuition me dit que je dois encore attendre. J’ai l’impression que ce que je devais trouver ici n’a pas été révélé, mais qu’il est sous ma main, tout près. Où chercher, à part dans le cercueil de Marìa ? 

— Alors quoi ? je ricane.

— Vous ne me rendez pas la tâche facile, grogne Hunter.

— Qu’est-ce que vous espériez ? Que Marìa Flores se lève de son cercueil et danse sur du Michael Jackson ?

Hunter secoue la tête.

— La conférence de presse sur Boucvalt est demain midi. Willow va vouloir un rapport avant.

Je hausse les épaules puis lui tourne le dos pour observer le reste du cimetière. Tout est calme, même pas un feu follet. Juste les insectes qui s’énervent.

Une vie dans le bayou m’a appris à épier, à guetter, à être parfaitement immobile et absolument alerte. Les hommes pressés appellent cela être patiente. J’appelle cela être présente.

Vu la fébrilité qui agite ses genoux, ses doigts et ses mâchoires, je dirais que Franklin Hunter est dans le camp des hommes pressés.

— Dites, si ce n’est pas pour parler aux morts et faire vos…. vos trucs de médium, qu’est-ce qu’on fiche ici ?

— C’est exactement ce que j’essaie de découvrir.

Il se tourne vers moi. S’approche, bien trop près.

— Et pour le découvrir, vous êtes obligée d’être ici, dans le froid, assise sur une urne ? On ne pourrait pas réfléchir devant un verre dans un bar de downtown ?

— C’est une invitation ?

Ma réplique se voulait sarcastique, elle sonne enthousiaste. Je la regrette instantanément. Hunter sourit, ses yeux scintillent. Il se rapproche encore.

— C’est une invitation si vous dites oui, dit-il.

Soudain, tout le cimetière se réchauffe. Je me lève d’un coup.

Traîtresse.

Cassius est enterré dans ce cimetière, à quelques centaines de mètres d’ici. J’évite de regarder dans cette direction depuis mon arrivée. Il est mort à cause de l’incompétence – non, même pas –, de la désinvolture d’un flic. Et tout mon corps s’éveille, comme il ne l’a jamais fait, pour Franklin Hunter, NOPD ? La honte creuse un ravin amer dans mon ventre.

La gorge sèche, j’arrive à changer de sujet.

— Il y a une raison pour laquelle on est ici.

Le détective soupire, fait craquer ses vertèbres.

— Oui, le commandant John Willow du New Orleans Police Department a demandé votre assistance dans cette affaire. On est ensemble depuis deux heures et treize minutes, et je n’ai toujours rien à lui apprendre. Je me suis renseigné sur vous : vos anciens clients disent que vous étiez la médium la plus douée de toute la région. Que vous aviez une méthode unique qui vous permettait de parler aux morts. Les preuves étaient suffisamment solides pour convaincre Willow.

— Mais pas assez pour croire à ma déposition le 30 mai l’année dernière.

— Boucvalt est assassiné et vous êtes la première à qui il a fait appel. N’en soyez pas si sûre.

Il fait une pause.

— Vraiment, vous n’avez rien à me dire sur Marìa Flores ? Et cette méthode unique, c’est quoi, hein ? De s’asseoir dans un cimetière au clair de lune et d’attendre ?

Il frotte ses mains, souffle dessus pour les réchauffer avant de les fourrer dans ses poches.

Mes doigts sont attirés par la poche interne de mon blouson, contre mon cœur. C’est là qu’est tapi le Jeu. Ce n’est pas le moment, pourtant. Les signes m’attendent, je le sens, je n’ai qu’à tendre la main pour les cueillir, comme les fruits mûrs d’une branche basse.

— Vous ne comprenez pas. Il y a une raison pour laquelle nous sommes ici, je murmure.

Hunter s’impatiente. Depuis le début, je n’ose pas le regarder. De peur qu’il remarque mon intense curiosité envers lui, qui vient de faire irruption dans ma clairière. Et si c’était lui, le signe ? Si c’était lui, l’anomalie ? Je me souviens des lames lors de notre rencontre. La PYRAMIDE. Le SCARABÉE. Et la carte que j’appréhende depuis plus d’un an, depuis cet accident dont je ne me souviens pas, mais qui m’a fait vivre les derniers instants de Marìa Flores : NÉFERTITI.

NÉFERTITI est Marìa Flores. C’est la seule signification possible. Hunter n’est que le messager du destin. Mais quel est son message ?

Je lève enfin mes yeux vers lui. Il accroche mon regard. Mon attirance pour lui pulse à nouveau dans mes veines. Tout mon corps se rebelle. La tombe de Cassius semble se rapprocher. J’ai peur, maintenant, de tourner mon visage vers l’est.

Contre toute attente, Hunter soupire, se frotte la nuque.

— Écoutez, dit-il. J’ai été idiot de vous dire que je ne crois pas à ce que vous faites. Ce que je crois, ou ne crois pas, n’a aucune importance. La vérité est que je préférerais être ailleurs que dans ce cimetière qui me fout les jetons. Et j’ai plus l’habitude de suivre des preuves concrètes, comme des empreintes ou des confessions. Plutôt que des visions ou des impressions.

Il s’arrête net. Il tire sur la fermeture éclair de son bombers pour le fermer jusqu’à son cou, puis plonge ses mains dans ses poches. Je sens qu’il y a d’autres mots en suspens, et je veux les entendre. Je commence, comme pour les enfanter :

— Et pourtant…

Il me lance un coup d’œil, je suis surprise d’y trouver de l’incertitude. Il me montre son vrai visage, enfin : vulnérable, conscient de lui-même.

J’en suis certaine à présent : le signe que j’attends, c’est lui. Et sa présence laisse des traces indélébiles sur mon cœur.

Il grimace, montre les dents. L’hésitation ralentit ses mots.

— Et pourtant, depuis qu’on parle de Marìa Flores, j’ai comme un pressentiment. Que ces histoires de fantômes, tout ce théâtre organisé par le coupable, quel qu’il soit… ça cache quelque chose de plus sinistre encore.

C’est exactement ce que je sens aussi, Hunter.

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

Il hume l’air de la nuit. Les branches au-dessus de nous bruissent, la ville au-delà des grilles laisse échapper un hurlement de sirène, puis le silence retombe, plus lourd encore.

Ma question reste sans réponse pendant une minute.

— Rien, justement, dit-il enfin. 

J’ai compris. Franklin Hunter découvre, pour la première fois peut-être, son instinct.

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