Chapitre 152
La Déposition de Lanaa Steele (VI)

ÉTAT DE LA LOUISIANE
NEW ORLEANS POLICE DEPARTMENT
Dossier no 86-934-S
Déclaration écrite soumise par le témoin
Témoin : Lanaa Steele
Feuillet 6/15
Nuit du 21 au 22 octobre 1987
Fréquenter les cimetières, leur silence et le temps qui s’arrête, a tendance à ouvrir des portes dans la tête des hommes.
Des portes qu’ils aimeraient laisser fermées, barrées à double tour. Ils passent leur temps à courir après tout ce qui peut leur faire oublier qu’ils vont mourir. Et un jour, ils comprennent que la mort n’arrive pas qu’aux autres.
Lorsque ces portes s’ouvrent, tout s’échappe, sauf l’essentiel. Ce qui rentre, aussi limpide qu’un hurlement de loup, c’est la voix de l’instinct.
Je m’assieds à côté de lui, sur la pierre froide. Son corps chaud est tout près du mien.
— La Mort fait partie de ma famille, dis-je enfin.
Il fronce les sourcils, ignorant s’il doit rire à ma plaisanterie ou pleurer avec moi. Mais il m’écoute. Je continue.
— Mes ancêtres étaient des esclaves, ils venaient d’une plantation du nord de l’État, du côté du bayou Macon. Avec la cruauté ordinaire qui régnait là-bas… Ils ont vu tant des leurs mourir. Surtout Delphia. Toute sa famille a été massacrée par un propriétaire. Elle a réussi à s’échapper, elle n’avait que sept ans. Lorsque celui qui deviendrait son mari l’a vue pour la première fois, elle survivait seule dans le bayou depuis près de dix ans. Il l’a trouvée dans la clairière. C’est là qu’ils se sont installés, qu’ils ont construit ma maison.
Malgré moi, je regarde mes doigts ; mes ongles longs et rouges ressemblent à des griffes. Ils cachent mes mains de petite fille. Hunter observe mon visage, comme s’il me voyait pour la première fois.
— Quand on n’a plus personne en ce monde, les morts deviennent ceux qui comptent. L’au-delà devient juste… la pièce d’à-côté. C’est peut-être pour cela que depuis sept générations, les femmes de ma famille meurent à l’âge que j’aurai bientôt. Les hommes ne vivent pas beaucoup plus longtemps. Pourtant, même quand ils partent… Ils sont toujours là. Dans la maison de la clairière. Depuis sept générations.
— Et ils vous parlent.
Sa voix s’est faite douce. Il a hésité entre la question et l’affirmation. Je souris. Moi aussi, j’hésite. Je n’ai jamais eu à dire la vérité, comme je veux la dire ce soir. Lorsque j’étais médium, je cultivais le mystère. Question de simplicité. Question de business.
— Non, ils ne me parlent pas. Ils révèlent ce que je sais déjà.
La confusion fige ses traits.
— Ils me laissent des signes, comme les cailloux du petit Poucet. Il suffit que je les suive, pour arriver à une connaissance que j’ai déjà en moi, et que j’ai ignorée jusqu’à lors. J’ignore la source de cette connaissance. Ces signes…
— Comme des indices, interrompt Hunter.
J’ignore s’il tente de me faire descendre de mon piédestal mystique ou, au contraire, s’il essaie de créer un pont entre le monde que je vois et le sien, avec ses propres mots.
— Oui, mais ce ne sont pas des empreintes, ou des traces. Ce sont les petites choses qui n’ont l’air de rien. Comme des fragments de messages, à la périphérie de notre vision.
— Comment vous savez que ce sont des signes qui ont de l’importance ? Tout pourrait être un signe.
Il gesticule autour de moi.
— La couleur de mon vêtement, le nom sur cette tombe, sa date de naissance. Le reflet de la lune dans la flaque d’eau.
Je ne réponds pas. C’est comme si je devais prouver à un aveugle que le ciel est bleu. Je note aussi qu’il n’a pas questionné cette connaissance mystérieuse qui vit, comme de l’eau dormante, au fond de moi.
Instinctivement, je vérifie les inscriptions sur la tombe que son geste a fortuitement désignée. Ni les noms ni les dates ne me sont familiers, mais elle appelle néanmoins mon attention. Elle se trouve à l’est : la direction de la tombe de Cassius.
— Parlez-moi des signes vous avez vus ce soir.
La pointe d’impatience aiguisant sa voix perce ma fierté. J’aurais tellement aimé qu’il puisse me croire. Mais n’est-ce pas trop demander ?
Je réponds sur un ton neutre.
— Ce gardien aux dreadlocks, le grand maigre. Il était nerveux.
— Je l’ai noté aussi. Je dirais qu’il prend sa part des deals de crack qui se font ici. Je me renseignerai. Autre chose ?
Pas si vite, Hunter. Les cimetières sont des repaires notoires pour les junkies de la ville, certes. Mais j’ai assez fréquenté les dealers de crack pour savoir qu’il y a autre chose qui le hante.
Je sors de ma poche la feuille pliée. Lorsque je la déplie, le papillon mort manque de s’envoler dans la brise nocturne. De la poudre orangée laisse des traces sur le papier. Hunter se penche sur l’insecte.
— D’où vient-il ? demande Hunter.
— Du cercueil. Fait prisonnier lorsqu’ils ont posé le couvercle, probablement. Enterré vivant.
Je m’arrête sur les mots que je viens de prononcer. L’image du papillon se cognant aux parois du cercueil se superpose au ciel noir au-dessus des tombes. Pourquoi cela a-t-il de l’importance ? Mon cœur tambourine à mes tempes, mon front se couvre d’une sueur fraîche. Instinctivement, je cherche l’horizon, vers l’est.
— Il y avait de la poudre orangée sur la robe blanche, dis-je lentement, sans réfléchir.
— Ce n’est pas de la poudre, dit Hunter gravement.
Ses doigts, pourtant robustes, déplient les ailes du papillon si délicatement que rien ne se brise.
— Ce sont des écailles minuscules, continue-t-il. Elles réfléchissent la lumière et participent à des fonctions vitales. Perdre ces écailles, pour un papillon, c’est comme perdre un bout de peau.
Les ailes du grand papillon révèlent un motif dans un camaïeu de bruns orangés, de blancs et de gris. Les couleurs de l’automne. Et, au milieu, en trompe-l’œil, des yeux.
— Le motif est censé faire croire à des yeux de hibou, un camouflage.
— Amateur d’insectes ?
— Non. Je suis tombé sur un documentaire à la télévision hier.
Il ne me regarde pas. Il ne veut pas admettre la coïncidence. Je le comprends. La plupart résistent.
Il replie le papier, le fourre dans sa poche.
— Je l’enverrai au labo, mais je ne vois pas comment ça peut faire avancer l’affaire. Quoi d’autre ?
Je soutiens son regard, ce qui l’intrigue. Je baisse les yeux et mords l’intérieur de ma joue. Je n’ai pas l’habitude de mâcher mes mots, surtout pas devant un homme qui me désire. Mais cette fois, tout est différent.
Le troisième signe, c’est lui.
Le troisième signe, c’est notre attirance mutuelle qui brille d’une lueur froide depuis la minute où nous nous sommes rencontrés.
C’est ce désir qui tire sur les cordes qui me retiennent, les enfonce dans ma chair et pourtant me fait aimer cette douleur. C’est ce ravin qui s’ouvre entre ma loyauté au fantôme de mon frère, ma loyauté à la douleur, à l’absence et à la mémoire… et ce printemps qui bourgeonne à l’endroit de l’espoir.
Franklin a décelé mon hésitation. Il me fixe, ses yeux cherchent les miens, tentant de traduire mon mutisme. Je ne peux pas détourner mon regard, les émotions qui passent sur son visage sont comme les saisons sur une terre inconnue. La curiosité, la confusion. L’espoir. La retenue du désir, puis l’audace fébrile. Son regard s’est posé sur mes lèvres qui tremblent. Tout mon corps brûle.
Il s’approche, un sourire se lève sur son visage, s’évanouit à mesure que sa bouche s’approche de la mienne.
— Je ne suis pas votre genre, Hunter.
Dans un murmure, mes mots ont trahi mon corps, qui n’a pas voulu se retirer. Je prie pour que Hunter ne me croie pas.
Il hausse un sourcil, montre les dents dans un sourire maladroit. Cet homme n’a pas l’habitude que les femmes lui résistent.
— Et mon genre, mademoiselle Steele, c’est… ?
— Une fille qui ne pleure pas la mort de son frère. Tué par un flic.
Son sourire s’éteint d’un coup, il ferme les yeux. Il se redresse, se raidit, regarde ses mains.
— Je suis désolé.
Un vent mauvais et glacé souffle dans le ravin béant de mon ventre. C’est la peur, je le sais, la peur de lâcher la main des morts, de Cassius, de mes parents, de mes tantes, de sept générations de spectres bien-aimés. C’est la peur qui tend ses chaînes autour de ma solitude.
Mon regard dérive vers l’est du cimetière et se pose enfin sur la tombe de Cassius.
Le sentiment de deuil est toujours là, à fleur de peau. Majestueux, silencieux, sa caresse est douce comme la plume et pourtant il plante mille couteaux – un ange aux ailes d’obsidienne. Les liens autour de mon cœur se détendent.
Non pas parce que je n’ai plus peur, mais parce que refuser le baiser de Hunter a épuisé toute ma force. Je ne me débats plus.
Soudain, un imperceptible courant anime chaque cellule de mon corps. Mes sens multiplient leurs alertes.
Les tombes ! Les tombes !
Je me mets à courir en direction de l’est. Je m’engage dans les allées sombres, je tourne à droite, à gauche, ce labyrinthe obscur n’a pas de secrets pour moi. J’entends Hunter qui m’appelle, il s’est levé, il tente de me rattraper, sa lampe-torche balance de la lumière en désordre.
Mais je ne fais plus attention à ce qu’il se passe derrière moi. Je file droit vers la tombe de Cassius et, autour de moi, le signe est partout, si grand qu’il écrase le souffle dans mes poumons et glace mes mains. Je cours et je prie. Pourvu qu’il ne soit rien arrivé.
Que peut-il arriver aux morts ? Mon esprit se rebelle. Mais mon âme sait déjà.
Je m’arrête net devant la tombe de Cassius, celle de mes parents, celle de ma sœur. Mes tantes et mes grands-parents sont enterrés juste derrière. Tous mes ancêtres.
Même dans l’obscurité, je vois qu’eux non plus n’ont pas été épargnés.
Je tremble et tombe à genoux. Juste à côté de moi, seule au milieu des dalles sombres, une masse grisâtre. Le faisceau de la lampe de Hunter la révèle : une main de plâtre cassée. C’est celle de la Vierge Marie de Delphia.
— Les tombes, je murmure. On a volé les tombes.