Chapitre 156

Ace Of Wands

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— Vous tombez bien, je fais une promotion sur les bouteilles vaudoues. Juste aujourd’hui.

De Courtney « Phelen » Jones, propriétaire et médium principale de la boutique Ace of Wands, Sixtine ne vit d’abord que la mince silhouette qui allait et venait derrière un film de plastique transparent. Le panneau à l’entrée disait « Séances divinatoires sur rendez-vous uniquement : Tarot, numérologie, astrologie ».

Phelen avait-elle réellement deviné la raison de la visite de Sixtine ?

La boutique occupait une maison historique qu’en Louisiane on appelait shotgun : longue et étroite comme un fusil de chasse. La pièce de devant était en train d’être repeinte en bleu nuit. Même un bâton d’encens qui brûlait sur le comptoir ne pouvait estomper la puissante odeur toxique de la peinture fraîche. Les présentoirs, tables et étagères avaient été rassemblés au milieu de la pièce de devant, encerclés au sol par des draps froissés maculés de peinture. D’un antique lustre orné en fonte pendaient des lambeaux de tissu blanc, lui donnant une allure spectrale.

Une bâche translucide séparait la boutique d’une pièce à l’arrière, dont les murs vert sombre encadraient les contours flous de Phelen.

— Elles sont très populaires en ce moment, dit-elle derrière la bâche. Mais les miennes sont en verre recyclé. Pas comme celles de la rivière.

Sixtine dut se frayer un chemin entre les livres empilés en des tours branlantes. Beaucoup traitaient de Marie Laveau : sa légende de prêtresse vaudoue, pourtant vieille de cent cinquante ans, faisait d’elle une célébrité à La Nouvelle-Orléans. La couverture de l’un d’eux était illustrée du portrait d’une femme ronde et métisse, un turban sur ses cheveux noirs, un serpent autour du cou. Sixtine le considéra un instant : elle avait déjà rencontré le portrait de Marie Laveau plusieurs fois depuis son arrivée en Louisiane, mais c’était le fond vert derrière le portrait qui avait attiré son attention. Le temps d’un instant, elle avait cru reconnaître la rivière verte de la grotte au Vietnam.

— Si vous vous intéressez à Marie Laveau, cria Phelen, toujours derrière la bâche, je vous conseille la biographie à la couverture verte, La reine mulâtre.

Sixtine sourit. C’était le livre qu’elle tenait dans ses mains.

— Il met à mal quelques mythes, continua la médium. Entre autres qu’elle était une figure importante de l’Underground Railway, le réseau qui aidait les esclaves à s’échapper avant l’abolition. Ce qui n’est pas faux, mais la légende oublie de dire qu’elle aussi possédait des esclaves. Une personnalité double. Comme nous tous.

Phelen sortit alors de la pièce verte avec un carton de livres si encombrant que Sixtine voyait à peine son visage. Seules son afro courte, teinte en bleu, et ses boucles d’oreilles dorées en forme de triangle émergeaient de derrière son fardeau, qu’elle posa sur la caisse.

— N’hésitez pas, fouillez, dit-elle. J’ai eu des ouvriers, hier, ils ont mis un sacré bazar.

Bientôt, elle avait disparu derrière la bâche.

— Les bouteilles qu’on a retrouvées dans la rivière, c’est vous ? demanda enfin Sixtine, en regardant distraitement une fiole en plastique à vingt cents, dont l’étiquette mal collée promettait du « Sang d’Ange ».

Le colorant du liquide maculait le fond. Combien d’idiots cette mixture pouvait-elle convaincre ?

— Non, pas moi, ricana Phelen depuis l’autre pièce.

— Une collègue ?

Machinalement, Sixtine continua son exploration des cartons contenant cartes de Tarot, bibelots, potions et talismans en tous genres. Au fond de l’un d’eux, une petite pyramide en malachite verte attira son attention. Elle la prit dans sa main, elle tenait juste dans sa paume. Ses arêtes semblaient avoir été polies par le temps. La pierre était toute douce contre sa peau.

— Si vous me dites ce que vous cherchez, je peux vous aider, dit Phelen en s’essoufflant à lever des cartons de l’autre côté de la bâche. Je suis le chemin de toutes les déesses des religions wiccan, païenne, chrétienne et amérindienne. Je lis le tarot de Marseille et égyptien, je suis intuitive, empathique, clairvoyante, clairaudiente, je travaille avec les cristaux, les pendules et les bougies, et je crois en la réincarnation. C’est pour quoi : argent, amour, travail ?

Sixtine caressa la petite pyramide.

— Justice.

Les allers-retours de Phelen s’arrêtèrent d’un coup, le vacarme aussi. Derrière la bâche, sa silhouette floue se tourna vers Sixtine. Lentement, elle écarta un pan du plastique translucide.

La jeune médium dévisagea d’abord Sixtine, puis son regard se posa sur la pyramide de malachite qu’elle tenait dans sa paume. Ses lèvres s’ouvrirent comme pour parler, puis se refermèrent. À la place, elle se dirigea en hâte vers Sixtine et arracha la petite pyramide de sa main.

— Désolée, elle n’est pas à vendre.

En évitant le regard de sa cliente, la médium fourra la pyramide dans un tiroir. Avant qu’elle ne le referme, Sixtine eut le temps de déceler un motif égyptien sur des cartes anciennes.

Elle s’avança vers Phelen, qui recula derrière le filet de fumée du bâton d’encens.

— J’ai besoin de vous poser des questions sur les bouteilles vaudoues. Je pense qu’une jeune femme est en danger, et que je peux l’aider. Mais j’ai besoin de vous. 

La médium la dévisagea pendant un temps qui sembla interminable à Sixtine. Enfin, elle déglutit, se fendit d’un sourire figé et articula :

— Trente dollars les trente minutes.

La bâche se referma derrière Sixtine.


— Dites-moi ce que vous savez des bouteilles de la Vermilion.

— Je sais qu’elles ne viennent pas de chez moi.

Sixtine était assise à une table noire aux pieds ornés, juste en face de Phelen. La médium avait les yeux rivés sur les soixante-dix-huit cartes de Tarot, face cachée, qu’elle mélangeait de la paume de sa main sur le tapis de velours noir.

— Une idée de leur provenance ?

— Non. On utilise rarement ces sorts, les bouteilles ne font pas partie des rituels du quotidien. J’en vends dans ma boutique, mais on ne peut pas dire que les clients se les arrachent. Ensuite, chaque prêtresse a son propre style, avec des symboles qui lui sont associés. Je connais celui des collègues qui pratiquent aujourd’hui dans la région. D’après les images que j’ai vues sur Internet, je suis assez certaine qu’elles ne viennent d’aucune d’elles.

Pourtant, l’hésitation avait ralenti la fin de la phrase de Phelen.

— Et quelqu’un qui l’aurait fait lui-même ? demanda Sixtine.

Phelen rassembla son paquet de cartes.

— Vous avez vu le nombre ? La complexité des messages ? Et leur cohérence ? Non, ça vient de quelqu’un qui a une totale maîtrise de son art.

Phelen battit les cartes avec la dextérité d’une magicienne. Elle coupa quatre fois, mélangea trois.

— La signification du message… commença Sixtine.

— Chaque signe parle aux autres, coupa Phelen, en tapant trois fois sur le jeu. Je ne peux pas lire tant que je n’ai pas toutes les bouteilles. Mais je dirais qu’il s’agit de quelqu’un qui veut influer sur l’issue d’un procès. Il est question de jugement, de tribunal. De corruption de la justice. S’il ne s’agissait que de quelques bouteilles, je regarderais du côté d’une audience au tribunal pour la semaine prochaine, aux alentours de la Nouvelle Lune, le quinze ou seize octobre. La Louisiane a le triste honneur d’être l’État avec le plus haut taux d’incarcérations, et Angola, la plus grande prison de sécurité maximale des États-Unis, est ici aussi. Pour ceux, nombreux, qui ne peuvent pas se payer des avocats compétents, les sorts vaudous sont le dernier recours. Mais…

Elle secoua la tête, comme pour elle-même.

— Il y a tellement de bouteilles… Les enjeux de ce procès doivent être beaucoup plus grands. Ou alors ce n’est qu’une fraction d’un drame plus tragique. Comme je l’ai dit : je ne peux pas me prononcer sans voir tous les messages. Mais parlons plutôt de vous. Quel est votre nom ?

— Sixtine. Je dois vous avouer. Je… je ne crois pas à toutes ces choses.

Phelen la toisa, un sourire aux lèvres.

— Sixtine, comme la chapelle ?

— C’est ça.

Phelen hésita un instant, puis plaça cinq cartes sur le tapis de velours.

Elles formaient une croix, avec une carte au centre, et une autre de chaque côté, au-dessus et en dessous.

— Vous êtes venue jusqu’à moi pour une raison particulière. Les cartes vont nous dire pourquoi.

— Je peux vous le dire moi-même, ironisa Sixtine. Avez-vous entendu parler d’Humanitas ? HH ?

La médium était sur le point de retourner la carte au centre, mais la phrase de Sixtine arrêta son mouvement. Sa main lévitait au-dessus de la carte, et elle fit non de la tête.

— Une société secrète composée de collectionneurs d’antiquités, ajouta Sixtine. Qui se paient des enterrements illégaux dans des lieus sacrés. On l’a démantelée l’année dernière. Les journaux en ont parlé.

— Ici en Louisiane, dit Phelen lentement, nous sommes bien loin des préoccupations des millionnaires new-yorkais.

— Les membres de cette secte enterrent avec eux un trésor, et leur épouse. Vivante.

Phelen lança un regard perçant à Sixtine.

— Pour quelle raison ?

— Avoir un pass VIP pour l’au-delà. J’ai des raisons de penser que la personne à l’origine des bouteilles est victime de cette secte. On a retrouvé son sigle dans plusieurs des bouteilles.

Sixtine montra la photo du message contenant le symbole de HH, la croix aux embouts verticaux.

Phelen secoua la tête.

— Ce n’est pas le signe d’une société secrète. C’est le vévé des jumeaux Marassa.

Sixtine écarquilla les yeux.

— Les jumeaux divins du vaudou, continua Phelen. Deux enfants, deux corps avec la même âme. Plus anciens et plus puissants que tous les autres loas. Ils sont les symboles des forces élémentales de l’univers. Le Yin et le Yang du vaudou, si vous voulez. Ils sont à la fois la personnification du pouvoir divin et de l’impuissance humaine. Deux opposés qui pourtant sont le même et ne font qu’un.

Sixtine fronça les sourcils. Le tatouage sur son ventre se rappela à son attention, comme si sa peau se souvenait de la douleur de l’aiguille. 

— Ce symbole des jumeaux, c’est un signe souvent invoqué dans les rituels ?

— Traditionnellement, il est employé pour protéger les enfants. Mais… mais le message que vous avez ici fait appel à eux pour des raisons différentes. Pour ce qu’ils représentent. La justice. La vérité. L’amour. 

Jessica, pensa Sixtine. Ma jumelle. Sacrifiée par son mari dans la pyramide. La première victime. Est-ce que le sigle de HH… 

— Mais on en revient toujours au même problème, dit Phelen, scrutant Sixtine. Pris séparément, vous pouvez faire dire n’importe quoi aux symboles. C’est l’histoire qu’ils racontent ensemble qui fait sens.

Elle retourna la carte au centre.

LE JUGEMENT.

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