Chapitre 157
L’Emprise Du Neuf D’Épées

— Lucia Dewi.
Sixtine guetta la réaction de la médium, dont les yeux semblaient perdus dans l’illustration de la carte du JUGEMENT, posée devant elle : des hommes, des femmes et des enfants sortant de leurs tombes, levant les bras vers l’archange Gabriel, le messager de Dieu, qui soufflait dans une trompette.
— On l’appelle l’Indonésienne, par ici, dit Sixtine, ignorant la carte. Elle habite avec son mari sur la rive de la Vermilion, du côté du Poor Boy’s Inn. Vous la connaissez ?
— Oui, Lucia est venue plusieurs fois chez moi. Trois fois pour un tirage de cartes. Mais elle ne m’a jamais parlé des bouteilles.
— Les bouteilles proviennent d’un endroit spécifique sur les bords de la rivière. C’est la seule à avoir le profil des victimes de HH dans le périmètre, et sa maison est vide depuis plusieurs jours. Elle vous a dit quelque chose, n’importe quoi qui aurait pu signifier qu’elle était en danger ?
Phelen considéra les cartes dont la face était toujours cachée, mais ne répondit rien.
— Pourquoi est-elle venue chez vous ?
— Je… je ne peux pas vous le dire, répondit-elle enfin. Les cartes sont un miroir qui révèle notre vrai visage, et peu d’entre nous sont prêts à le montrer au monde. Je dois respecter mes clients.
— Mais si elle est en danger, je peux l’aider, insista Sixtine. Et vous êtes ma seule piste.
Phelen passa sa main baguée sur ses lèvres, jetant un regard furtif vers Sixtine. Après une pause, elle expliqua :
— Le tarot est très populaire en Indonésie. Lucia est arrivée avec une expérience de cet art, elle savait ce qu’elle venait y chercher. Elle débarquait juste dans le pays, sa maîtrise de notre langue était très approximative. Mais on s’est comprises lors de notre séance, sans pourtant échanger beaucoup de mots. Je crois que les deux premières fois, elle est surtout venue pour parler avec quelqu’un.
— Mais cherchait-elle des réponses à une question précise ?
— Lire le tarot, c’est lire des signes du présent. Lorsqu’elle a passé la porte de ma boutique, Lucia ne s’attendait pas à ce que je lui prédise le futur. Elle voulait interroger son intuition.
Sixtine s’avança imperceptiblement, pour encourager Phelen aux confidences. Dans un mouvement maîtrisé, la médium approcha sa main baguée des cartes sur la table et retourna celle de gauche.
L’EMPEREUR.
Puis celle de droite.
LA ROUE DE LA FORTUNE, à l’envers.
Puis celle du bas.
LA TOUR.
Elle voulut retourner la carte du haut, mais se ravisa. Elle se cala contre le dossier de sa chaise, les traits soudain tirés.
Sixtine jeta un coup d’œil rapide sur les cartes, fut rassurée par l’indifférence qu’elles provoquèrent en elle. Elle s’était presque habituée à l’occasionnel miracle de la connaissance subite, comme pour le papillon de nuit. Mais les cartes de Tarot restaient muettes et inintelligibles. Même l’ange au centre, sur la carte du JUGEMENT, lui apparut comme une illustration enfantine, avec autant de signification profonde que le risible « Sang d’Ange » dans sa fiole en plastique made in China.
— Phelen, s’impatienta-t-elle. Je ne suis pas ici pour que vous me lisiez mon avenir, je vous l’ai dit, je n’y crois pas. Tout ce qui m’importe, c’est Lucia. Que ce soit les cartes, ou votre intuition, ou les confidences qu’elle vous a faites, répondez-moi : lorsqu’elle est venue vous voir, était-elle en danger ?
Phelen joua avec ses bagues, considéra à nouveau les quatre illustrations retournées sur la table et articula sa réponse avec précaution :
— Dans ma carrière, j’ai reçu beaucoup de femmes victimes de violences. J’en ai même caché certaines – je fais partie d’un club de motardes, nous nous rassemblons dans une partie sauvage du bayou, c’est comme un refuge. Lorsque ces femmes viennent pour une consultation, je n’ai pas besoin de lire les cartes pour comprendre. Je peux lire l’empreinte que laisse leur présence. Une tension dans chaque parcelle de leur corps ; c’est la terreur qui se tapit là où devrait être l’amour ; l’épuisement des nerfs à vif ; mais surtout la honte, la honte et la peur que leur secret s’échappe. Ce n’était pas le cas pour Lucia. J’ai vu une femme dans un état d’interrogation, de confusion. Elle interrogeait une réalité qu’elle ne comprenait pas. Elle est venue pour trouver la vérité, ou du moins la clarté, plutôt qu’un miracle.
Elle hésita avant de se reprendre :
— Les deux premières fois en tout cas.
— Et la troisième ?
— C’était il y a trois semaines. Elle était sous l’emprise du Neuf d’Épées.
Sixtine voulut la sonder davantage, mais elle se ravisa, de peur d’interrompre le flot de confidences de la médium qui semblait maintenant perdue dans ses souvenirs.
— Je me souviens de son tirage comme si c’était hier. Il était époustouflant, il y avait des épées partout. Voyez, la carte au centre, représente la personne qui lit, le présent qu’on explore, le problème qu’on veut résoudre, la question. Pour Lucia, c’était le Neuf d’Épées.
« … Et pour vous, c’est le Jugement ». Phelen ne l’articula pas, mais sa voix résonna sous le crâne de Sixtine. Le Jugement. L’ange.
— La carte à gauche, c’est un événement du passé qui a toujours une emprise sur le présent, ou les causes. À droite, ce sont les conséquences, le résultat des forces en jeu dans la ligne du temps. On pense à tort que la carte de droite est le futur, mais non, ce sont juste les conséquences, qui peuvent être changées, tout est en mouvement. En bas, c’est l’inconscient, ce qui n’est pas résolu, lié à la carte du passé. C’est ce qui nous retient, les ancres dont il faut se débarrasser, ou au contraire regarder en face pour apprendre les leçons qu’elles nous offrent. Et en haut, la cinquième carte… c’est la solution, l’espoir, l’action nécessaire. C’est notre chance de changer les conséquences. C’est notre vocation.
Le cœur de Sixtine fit un bond. Vocation. L’un des derniers mots de Thaddeus. Cette vocation, la clef de tout, la clef d’elle-même, qui la hantait depuis la mort de son amour, la source de toutes les questions.
Ses yeux furent attirés par la cinquième carte sur le velours noir. Elle fut presque soulagée de voir qu’elle était toujours cachée.
Elle s’en voulut de se laisser influencer par le théâtre du Tarot, et s’empressa d’interroger Phelen :
— Qu’est-ce que ça veut dire, dans le réel, concrètement, « être sous l’emprise du Neuf d’Épées » ?
— C’est un état de danger perpétuel, de peur chronique. C’est la réponse combat-fuite de l’animal traqué. Comme toujours avec les cartes, je n’avais pas besoin de la retourner pour le confirmer : Lucia était profondément agitée. Les gens qui ne connaissent pas le Tarot s’affolent devant le Diable ou la Mort, mais ce sont souvent des messages de transformation et d’espoir. Aucun espoir dans le Neuf d’Épées, et Lucia le savait. Elle connaissait la signification des autres cartes aussi : sur la table, à l’endroit du passé, il y avait le Trois d’Épées, c’est le désespoir et l’angoisse, la douleur d’un cœur brisé, et la malchance. À l’autre bout, dans les conséquences, le Dix d’Épées, la carte la plus finale du jeu, la fin de la bataille, la fin de la guerre, même, quand tout est perdu. Dans la carte du bas, l’inconscient, le Quatre de Coupes renversé, c’est l’isolement. Associée à des cartes plus clémentes, j’aurais pensé à une retraite positive, mais entourée de peur et de douleur… Tout était brutal autour d’elle : c’était une isolation forcée, je l’aurais parié. J’ai rarement vu un jeu aussi sombre.
Sixtine regarda son jeu.
— Et la carte supérieure ?
— Le JUGEMENT. Renversé.
Les doigts de Phelen firent pivoter la carte du JUGEMENT.
— Je vois, le JUGEMENT, dit Sixtine à contrecœur. Un lien avec ce qu’on a vu sur les bouteilles ? Le tribunal ? Un autre indice ?
Mais Phelen ne répondit pas, elle était soudain concentrée sur la carte du bas, son visage tendu, son regard intense. Lentement, elle la retourna.
La première chose qui frappa Sixtine fut l’illustration du chevalier au visage de squelette. Elle se souvint alors de Cybelle, et la vision puissante à Falmouth Manor ; elle pouvait encore en goûter l’amertume. Ses yeux se concentrèrent un instant sur la rivière verte coulant au fond de la carte. Elle ne lut la légende qu’ensuite.
LA MORT.
— Un indice, oui, dit Phelen d’une voix grave. Si Lucia est en danger, son seul espoir… c’est vous.
Elle tapa de son index le JUGEMENT, la carte de l’ange. Sixtine remarqua alors que ses lèvres tremblaient. Dans un souffle agité, la médium murmura :
— Mais encore faut-il croire au Jeu.