Chapitre 158

L’Œil D’Horus (II)

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Lorsque Sixtine descendit les marches du porche, les loquets de la boutique Ace of Wands claquèrent dans son dos.

Elle marcha le long de la rue déserte, fade sous le soleil voilé de la fin d’après-midi, et rassembla les nouvelles données qui bataillaient dans son esprit :

Lucia correspondait au profil des victimes de HH et avait senti un danger. Elle avait confié son angoisse à la seule personne qu’elle connaissait à Lafayette, Phelen – mais n’avait pas partagé les raisons de ses peurs.

En revanche, Jeremy Masseau, lui, n’avait aucunement le profil des membres de la secte.

Et ce qu’ils avaient pris pour le sigle de HH n’était peut-être qu’un des nombreux symboles vaudous, sans aucun rapport.

Suivait-elle une fausse piste ?

Les messages des bouteilles faisaient état d’un procès, d’un tribunal. À quoi cela pouvait-il correspondre ?

Plusieurs fois, l’esprit de Sixtine revint sur l’image de l’ange imprimée sur la carte du JUGEMENT. Elle essayait de séparer les indices glanés au long de l’enquête de l’influence des cartes de Tarot ; mais elles revenaient inlassablement, faisant apparaître des connexions illusoires entre les choses. Sixtine résista à la tentation, se rappelant ce qu’elle avait appris au Vietnam, dans la douleur : cela ne menait à rien de chercher des chimères, des signes, des intuitions. Il lui fallait être rationnelle.

Parmi ces conclusions confuses, il y avait néanmoins une certitude : Phelen n’avait pas tout dit.

Avant de bifurquer dans le chemin adjacent à la boutique où était garé son véhicule, Sixtine jeta un dernier coup d’œil vers la maison en fusil de chasse. Une ombre passa derrière la vitre de la porte.

Depuis sa voiture dissimulée dans l’ombre d’un grand saule, elle avait une vue imprenable sur la moto rose garée devant la boutique.

Elle attendit.

À peine cinq minutes plus tard, ses soupçons furent confirmés : la jeune médium enfourchait sa bécane et démarrait en trombe.

Qui abandonnait sa boutique en plein milieu de la journée ?

Sixtine laissa derrière elle un nuage de poussière lorsqu’elle la prit en filature.


À mesure qu’elle quittait la ville, la lumière changeait : le soleil disparaissait derrière des nuages gris foncé, plongeant les routes du bayou dans une obscurité artificielle. Le bitume en bas, en haut la sombre canopée des arbres, d’où pendaient des rideaux de mousse grise et, au centre, une moto rose qui roulait bien trop vite.

Sixtine ne cessait d’accélérer, ses doigts plantés dans le cuir du volant. La route était sinueuse, son asphalte inégal, et les cyprès qui la bordaient ne laissaient aucune marge de manœuvre.

Son compteur dépassa les cent quarante kilomètres-heure. C’était certain, Phelen savait qu’on l’avait prise en chasse. Et elle était prête à tout pour semer l’intruse.

Qu’avait-elle de si important à cacher ? 

Sixtine appuya encore sur l’accélérateur, mordant sur la ligne centrale à chaque virage, priant pour qu’aucun véhicule n’arrive en face. Mais Phelen et Sixtine semblaient être seules au monde, dans leur cocon de vitesse et de danger. Autour, le monde se révélait de plus en plus sauvage, et les sous-bois de plus en plus sombres.

Sixtine perdit la moto de vue à plusieurs reprises. À chaque fois, elle serrait les dents, accélérait encore, puis la retrouvait.

Une branche cassée en travers de la route la força à donner un coup de volant dangereux. Elle redressa rapidement, mais passa bien trop près d’une tranchée sur le bas-côté, le cœur tambourinant dans ses tempes.

Arrivée en haut d’une côte, Sixtine ne vit plus Phelen. Combien de kilomètres parcourut-elle pour essayer de la rattraper, en vain ? Après un pic à cent quatre-vingts kilomètres-heure et plusieurs minutes de route vide, elle frappa de frustration sur son volant et se résigna à ralentir. Elle avait perdu sa trace.

L’avait-elle distancée ? Ou bien avait-elle tourné dans un chemin, entre deux côtes, profitant d’un moment où elle n’était plus dans la ligne de mire de Sixtine ?

Elle rebroussa chemin, essayant de se souvenir du dernier endroit où elle avait vu la moto.

La branche cassée.

Elle y retourna et inspecta les environs. Plusieurs chemins de terre débouchaient sur la route ; la motarde aurait pu les emprunter. Mais comment avait-elle pu faire un virage à quatre-vingt-dix degrés, à la vitesse à laquelle elle fonçait ? Sixtine allait abandonner, lorsqu’elle remarqua des traces de pneu sur l’asphalte, quelques mètres avant l’entrée d’un des chemins.

Sixtine se gara et sortit de son véhicule pour inspecter la route. Ce qui la frappa d’abord fut le silence.

Aucun chant d’oiseau, aucun murmure dans les branches, aucun vrombissement d’insecte. La canopée était si dense qu’elle pouvait à peine voir le ciel saturé de nuages. Deux couleurs s’accordaient sur cette terre de silence : le gris argenté des écorces et des mousses, comme les cheveux de Sixtine. Et le vert de l’eau stagnante, aussi profond que celui de ses yeux.

Sixtine s’agenouilla sur la route. Le caoutchouc accroché au bitume était toujours chaud. Plus loin, entre deux eaux, une flaque de boue portait des empreintes de pneu toutes fraîches.


Sixtine suivit les traces. Mais au bout du chemin, il y avait d’autres chemins, et au bout de ces chemins, d’autres encore. Les traces se multiplièrent, filant dans toutes les directions comme les fils d’une toile d’araignée. Elle se perdit dans ce labyrinthe d’eau, d’arbres et de solitude. Bien vite, la nuit tombante donna au silence une sonorité néfaste et à ses pas une urgence nerveuse.

Enfin, au hasard d’un énième chemin, elle retrouva la route, près de la branche cassée.

Elle se laissa tomber sur le siège de la voiture et scruta la route déserte éclairée par ses phares. Il ne restait plus beaucoup de pistes, et aucune ne semblait prometteuse. Il était aussi trop tard pour aller à Poverty Point.

Par-dessus tout, Sixtine traînait toujours la peur que la connexion avec HH, la secte qui était devenue sa croisade, ne s’avère être le résultat chimérique d’une série de coïncidences. Au fond d’elle-même, elle avait l’intuition que Lucia était leur dernière victime. Mais le savait-elle ? Où étaient les preuves ? Lucia avait-elle même vraiment disparu ?

Elle composa le numéro de Franklin. Le signal était faible, mais assez fort pour sonner dans le vide.

Sixtine soupira. Il ne restait plus qu’une option : retourner à la maison de Lucia Dewi.

C’était l’heure idéale pour une visite.

* * *

Phelen cacha sa moto derrière la maison sur pilotis de bois.

Elle s’assura une énième fois que Sixtine ne la suivait pas, mais comment le pouvait-elle ? Le chemin compliqué qui menait ici n’était connu que de ceux qui savaient où ils allaient, et peu le savaient. C’était pour cette raison que les filles se sentaient tant en sécurité, ici.

C’était leur clairière. Leur repère.

Quatre à quatre, elle grimpa les marches qui menaient au porche. Elle s’apprêtait à tambouriner quand la porte s’ouvrit d’un coup, sur une femme qui l’attendait.

Phelen voulut reprendre son souffle, ne le trouva pas. Elle s’étrangla avec sa propre salive avant d’articuler des mots saccadés.

— La belle… la belle est arrivée.

Phelen lui tendit la petite pyramide de malachite verte. Elle la déposa délicatement dans les mains de la femme, qui referma ses doigts sur cet objet comme s’il s’agissait d’un grand trésor.

Les épaules de la femme s’affaissèrent, sa lèvre trembla, son corps vacilla imperceptiblement. Ses ongles rouges agrippèrent l’encadrement de la porte pour retrouver l’équilibre. Puis, lentement, comme une aube incertaine, un sourire naquit sur son visage, avant de s’évanouir doucement.

Ses yeux clairs brillèrent – de larmes d’abord, puis, petit à petit, de l’incandescence de la détermination. Elle plongea sa main dans la poche intérieure de sa veste et en sortit une pochette de velours violet. Elle en tira les cartes cornées marquées de l’Œil d’Horus.

Ses doigts s’approchèrent de son sourcil gauche et caressèrent la cicatrice en forme de lune.

— La belle est arrivée, murmura-t-elle.

Lanaa Steele attendait ce moment depuis vingt-cinq ans.

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