Chapitre 165
Les Anneaux d’Apep

Lune gibbeuse décroissante (8ème jour d’octobre)
Sixtine traversa le hall de marbre sous la menace d’Apep, le dieu égyptien du chaos.
Customs House, 423 Canal Street, l’un des plus imposants bâtiments de La Nouvelle-Orléans, était si vaste qu’il abritait non seulement les bureaux des douanes, mais aussi les locaux de l’US Fish and Wildlife Service et l’Insectarium Audubon – le plus grand musée dédié aux papillons et aux insectes des États-Unis.
Les gigantesques dimensions de son hall à colonnes et son architecture de style Renaissance Gréco-Égyptienne conféraient une aura éternelle aux reliefs qui ornaient ses murs. Sixtine, mue pourtant par l’urgence que constituait sa sommation par les agents des douanes et la découverte du trésor de Jeremy Masseau, ne pouvait détacher son regard de l’histoire que racontait la fresque. Elle la connaissait intuitivement :
Sous l’Œil d’Horus, Râ, dieu de la lumière à tête de faucon ornée du soleil de midi, voguait sur une rivière dont tous les détails rappelaient les marais du delta du Nil, avec ses plantes et ses papillons. À l’avant de sa barque, la tête noire et menaçante de Set, dieu des tempêtes et de la violence, regardait pourtant vers l’horizon : il assurait la protection de Râ. Mais Apep, symbole du Mal, ennemi de l’ordre cosmique et représenté par un serpent géant, avait surgi des profondeurs de la rivière et attaquait la barque. Set, armé d’une lance, le repoussait avec rage.
Avant qu’elle monte les grands escaliers de marbre qui menaient aux bureaux, Sixtine constata un détail qui la fit frissonner : si la barque de Râ n’était représentée que sur un seul pan de mur, les anneaux du serpent Apep, eux, se muaient en une frise qui encerclait tout le hall.
— Jeremy Masseau est l’un des principaux trafiquants de papillons aux États-Unis, sinon le trafiquant no1, dit John Buckley, l’agent de l’USFWS, accueillant Sixtine dans une pièce remplie d’étagères et d’orchidées.
— Il commande un réseau international de braconniers et d’intermédiaires. Mon équipe travaille avec les douanes et le Département de l’Agriculture pour le coincer depuis plusieurs mois. Nous pensions lui avoir mis la main dessus hier soir, mais…
Il soupira, tira une chaise devant son bureau pour Sixtine, puis se laissa tomber sur le fauteuil à roulettes.
— À la place, nous avons mis la main sur vous.
— Une chance, dit Sixtine. Je cherche aussi Masseau, et je suis prête à tout pour le retrouver.
Sixtine étudiait une orchidée dans l’un des aquariums, qui bougeait d’une façon étrange. Il lui fallut quelques secondes pour reconnaître une mante religieuse rose et blanche.
— Elle se fait passer pour une fleur pour attirer ses proies, dit Buckley distraitement. Qu’est-ce que vous lui voulez, à Masseau ?
— Il a disparu avec sa femme, et j’ai de fortes raisons de croire qu’il concocte un meurtre-suicide.
Buckly massa ses joues de sa main trapue en grommelant :
— Qui vous dit que ce n’est pas trop tard ?
Instinctivement, Sixtine regarda par la fenêtre. Dans le ciel du matin, la lune était pâle, à peine visible.
— Justement, je n’en sais rien. Dites-moi plutôt ce que vous savez.
Buckley sortit un épais classeur d’un tiroir, qu’il laissa tomber devant son interlocutrice, et inspira profondément avant de parler.
— Le commerce illégal d’espèces sauvages est une industrie de plusieurs milliards de dollars. Les médias parlent davantage du trafic de corne de rhinocéros, d’ivoire d’éléphant ou d’ailerons de requins, mais le marché noir des insectes, moins connu, est pourtant un secteur criminel en pleine expansion. Avec l’extinction des espèces qui ne cesse de s’accélérer, les insectes prennent de plus en plus de valeur. Il existe des « mafias » d’insectes en Thaïlande et des gangs de braconniers en Asie centrale. Notre ami Jeremy Masseau, lui, a plus ou moins la mainmise sur les papillons d’Indonésie.
— Impressionnant, pour un agent immobilier.
Buckley ricana.
— L’immobilier est un écran de fumée très populaire chez les trafiquants, vous seriez surprise. Mais ce qui est encore plus impressionnant avec Masseau, c’est qu’il y a seulement deux ou trois ans, personne n’avait entendu parler de lui. Pourtant, ce que vous avez trouvé dans le grenier, ce ne sont que des espèces d’une grande rareté, la plupart en voie de disparition et, bien entendu, protégées par les lois internationales et américaines sur la faune. Pour réussir à amasser un tel trésor, il a dû prendre des risques considérables.
Il ouvrit le classeur et en sortit des photos, qu’il fit glisser sur le bureau.
Sur l’image prise dans une arrière-boutique dont les murs étaient couverts de papillons épinglés, Sixtine découvrit un homme obèse. Elle comprenait enfin la présence du fauteuil roulant dans la maison de Lafayette. Le visage de Masseau apparaissait aussi plus jeune que ce qu’elle avait imaginé ; c’était peut-être la raison pour laquelle, malgré sa barbe inégale, sa peau pâle presque jaune, ses cheveux longs et gras sous une casquette rouge, cet homme avait presque l’air inoffensif. Mais ses doigts boudinés manipulant des ailes délicates lui inspirèrent un violent dégoût.
— On a lancé un mandat d’arrêt international contre lui. Il est accusé de contrebande d’animaux sauvages et de faux étiquetage, tous les deux des crimes fédéraux. Avec ce qu’on a trouvé dans le grenier, si on l’avait attrapé, il encourrait vingt-cinq ans de prison au bas mot.
— Il n’a donc plus rien à perdre. Surtout s’il sait que vous êtes sur ses traces.
— Hmm, fit Buckley. Mais je vais vous dire le fond de ma pensée : ça n’a plus d’importance, maintenant.
Sixtine leva les yeux vers lui.
— Que voulez-vous dire ?
L’agent soupira.
— Avec ce que je sais des trafiquants, je dirais que Masseau est mort.
— Si Jeremy Masseau est mort, Lucia Dewi aussi. Je prie très fort pour que vous ayez tort. Quelles preuves avez-vous ?
Sixtine fixait Buckley, qui soutenait son regard sans effort. Malheureusement, elle lui faisait confiance.
— Tout simplement parce que vous n’abandonnez pas un million de dollars, Sixtine. Ces papillons n’ont plus que quelques semaines à vivre. Ils sont précieux morts, certes, mais ils le sont tellement plus vivants. Les collectionneurs sont prêts à payer dix mille, vingt mille dollars pour ces insectes, malgré leur espérance de vie de quelques mois. Encore plus pour un couple. Ce sont littéralement des trésors vivants. On n’abandonne pas de telles richesses.
Sixtine reprit les photos de Masseau. Les mots du violoniste lui revinrent d’un coup : une carrière d’athlète effondrée, un divorce, un refuge dans la drogue. Puis soudain, l’Indonésie et un nouveau départ. Les papillons avaient une signification plus profonde que l’argent, bien sûr. Ils étaient une renaissance.
— Même au risque de perdre sa liberté ? demanda Sixtine, sans conviction.
Buckley secoua la tête.
— Je fais ce métier depuis près de trente ans. À force, j’ai une certaine connaissance de la psychologie des trafiquants. Plus ils arrivent à éviter les autorités, plus ils sont persuadés qu’ils continueront à passer entre les mailles du filet. Surtout Masseau, qui s’est imposé si vite dans ce milieu et s’est constitué un réseau solide… Il doit se considérer comme invincible. C’est grâce à cette arrogance que mes équipes arrivent à les choper, d’ailleurs. Non, Masseau aurait essayé de revenir, j’en suis sûr.
Oui, Sixtine en était tout aussi certaine : Masseau aurait essayé de revenir. Parce que s’il était tombé dans les filets idéologiques de HH, la liberté dans ce monde avait bien peu d’importance. Il avait besoin de son trésor pour accéder à l’au-delà. Mais dans ce cas-là, pourquoi l’avait-il laissé dans son grenier ? Un meurtre-suicide comme ceux commis par Vivant Mornay et Seth Pryce avait-il du sens sans les richesses destinées à la vie éternelle ? Il ne suffisait pas d’emporter des valises de cash, il fallait de l’or. La poudre d’or des ailes des papillons du grenier n’était pas fortuite, Sixtine le savait instinctivement. Mais alors, qu’était-il arrivé à Masseau ?
— Si Masseau est mort, savez-vous où et comment ?
— En règle générale, chez les trafiquants d’espèces sauvages, si on remonte leur réseau, on arrive vite à d’autres activités criminelles : trafic de drogues, d’armes, blanchiment d’argent, et cetera. Ce genre de professions a tendance à sérieusement diminuer l’espérance de vie, si vous voyez ce que je veux dire. Mais chez Masseau, il semblerait qu’il se soit strictement limité aux papillons, et on n’a pas eu vent de conflits particuliers. Depuis quelque temps, on a vent de rien du tout.
Il fit la moue.
— En résumé, on n’en a aucune idée.
— Et s’il n’est pas mort, où sont ses papillons aujourd’hui ?
— On ne l’attend plus, donc ils ont été rapatriés. L’Insectarium Audubon, en bas, a hérité d’une belle collection. Les scellés ont été posés sur la maison, c’est fini.
Buckley mordilla sa joue, tapa son stylo sur le bureau, puis ajouta :
— Bien sûr, il y a une troisième éventualité. Improbable, mais malgré tout…
Sixtine l’interrogea des yeux. Buckley soutint son regard.
— La rédemption.
Il se leva pour arpenter la pièce.
— La nature… peut se révéler… de façon inattendue… comment dire… magique ? Oui, magique, il n’y a pas d’autre mot. Même ceux qui ont le cœur endurci, qui ont passé des années à la détruire pour l’exploiter… un jour, inexplicablement… ils deviennent sensibles à cette beauté miraculeuse… et ils décident de tout arrêter. C’est rare, certes, mais dans ma carrière, je l’ai vu plusieurs fois. Certains ex-trafiquants deviennent même militants pour la préservation de l’environnement. D’autres deviennent nos informateurs. Oh, c’est peut-être naïf de ma part, de croire en cette possibilité, mais…
— Si cela avait été le cas, Masseau n’aurait-il pas libéré les insectes ?
— La plupart n’auraient pas pu survivre dans le bayou, en cette saison. Ils étaient gardés en vie artificiellement avec des conditions spécifiques, dans le grenier. Masseau savait s’occuper d’eux.
Le regard de l’agent se perdit au-delà de la paroi de verre qui séparait son bureau de l’open plan, un labyrinthe d’étagères, de plantes, de bureaux, de cages et d’aquariums.
— J’y pense parce qu’il y a autre chose à propos des papillons de Masseau, continua-t-il. Ce n’est pas seulement l’argent…
La phrase de Buckley resta en suspens. Sixtine sentit ce frisson particulier qui précédait les révélations. Mais l’agent garda le silence.
— Monsieur Buckley, même si Jeremy Masseau est mort, j’ai promis que je retrouverais sa femme, Lucia, coûte que coûte. J’ai peu de pistes, alors j’entends tout. Même ce qui vous semble… incroyable ou illogique.
L’agent la dévisagea un instant, puis dit :
— Venez avec moi.
Avant de passer la porte, il s’arrêta, se retourna vers Sixtine. Un éclat étrange passa dans ses yeux.
— Avez-vous déjà entendu parler d’un papillon appelé… Ailes d’obsidienne ?