Chapitre 166

Ailes d’Obsidienne

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Un jeune entomologiste Noir en blouse blanche était penché sur le grand papillon doré. D’une main, il écarta délicatement ses ailes à l’aide d’une pince à épiler. De l’autre, il plongea une épingle dans son thorax.

Lorsqu’il vit Sixtine entrer avec Buckley, il lui adressa un sourire chaleureux. Derrière ses lunettes rondes, sa paupière tombait sur son œil gauche, mais cela n’enlevait rien à la brillance de ses pupilles claires et à la vivacité qu’il dégageait. Le badge sur sa blouse blanche indiquait « August Myers ». À côté de lui gisait un plateau à compartiments contenant de fines épingles de toutes tailles, numérotées de 000 à 7, ainsi que des pinces à épiler, feuilles cartonnées, et du papier translucide.

— C’est l’obsidia ? demanda son chef.

— Oui. Incroyable. Papilio obsidia, baptisé Ailes d’Obsidienne. Regardez-moi cette beauté.

August Myers semblait hypnotisé d’émerveillement pour l’insecte, sans pour autant que ses gestes ne perdent de leur précision. Il fixait le spécimen au centre d’une rigole de la largeur de son corps entre deux plaques de polystyrène quadrillées. Puis il découpa un fragment de papier à sandwich, une sorte de papier calque résistant au gras, et le déposa sur ses grandes ailes gauches. Avec une délicatesse infinie, il passa sa pince à épiler sous le papier et étira l’aile antérieure entièrement couverte d’or, puis l’aile postérieure, dont l’angle inférieur et les dessins marginaux étaient d’un noir profond, comme si on avait trempé le bout de ses ailes dans de l’or noir.

Une fois satisfait de la position du spécimen, il enfonça six minuscules épingles le long du tracé des ailes à l’extérieur, pour fixer le papier.

— Savez-vous, Mademoiselle, dit-il sans lever les yeux de son ouvrage, que ce que vous avez vécu à Lafayette est à la fois le rêve et le cauchemar de tout lépidoptériste ?

— J’ai cru comprendre que ces papillons étaient rares, dit Sixtine.

— Rares ?

August Myers se redressa pour dévisager Sixtine.

— Non, non, Mademoiselle, ce papillon n’est pas rare. Il est… il est…

Gesticulant pour trouver le mot juste, il se précipita de l’autre côté de la petite pièce et décrocha un cadre accroché au mur : la photo du même papillon doré, flanqué de chaque côté d’un double décimètre et d’une main d’homme. Le papillon était aussi grand que la main.

— Papilio obsidia est une espèce de papillon papilionidé découverte à Sulawesi par un ornithologue il y a cinq ans. Voici la photo qui a accompagné la découverte. Seulement cinq ans ! Je sais ce que vous pensez : comment la science a-t-elle pu passer à côté de cette beauté ? Venez le voir de plus près.

Il posa le cadre sur son plan de travail et reprit le papillon épinglé.

— Regardez, à première vue, on ne voit que l’or qui recouvre ses quatre ailes, et le motif en épée de l’angle anal. Mais si on attrape la lumière…

Il approcha le grand papillon de sa lampe de bureau et le fit pivoter, faisant changer les reflets dorés sur ses ailes.

Sixtine plissa les yeux, pencha la tête.

— On dirait un masque…

— Oui, comme un visage, n’est-ce pas ? On peut imaginer les yeux ici, dans la cellule et l’aire post-basale. Le tracé de la bouche, là, près de l’abdomen. Ce détail d’ombre dans l’espace intermembranaire qui arrondit le tout, et les dessins marginaux qui renforcent cette impression. Comme un motif secret, or sur or. Impossible à voir sur une photo, bien sûr.

Il alla reposer la cadre sur le mur et continua.

— La découverte d’un nouveau machaon, aussi grand, avec cet or rarement vu dans la nature, est si incroyable que certains chercheurs ont crié au faux devant la photo. Moi-même, je n’étais pas certain.

Il s’arrêta net et fixa quelque chose, à la périphérie de la chevelure de Sixtine.

— Mon Dieu, murmura-t-il. Vos cheveux sont toujours couverts de poudre d’or.

Sixtine passa la main dans ses cheveux ; ses doigts portaient des traces dorées.

— August… dit Buckley.

Le jeune entomologiste acquiesça et reprit.

— Le fait est que nous découvrons de nouvelles espèces constamment. Il y a encore beaucoup d’écosystèmes sur Terre qui n’ont jamais vu d’hommes. Ici même, dans le bayou de la Louisiane, il en reste encore. Ou dans la forêt tropicale du Congo, et je ne parle même pas des océans…

— August… répéta son chef.

— Oui, oui, John, j’y arrive. On trouve beaucoup de ces écosystèmes dans les îles indonésiennes, en particulier Sulawesi. Attention, Sulawesi a pourtant fait l’objet de beaucoup d’études, et c’est là que le mystère s’épaissit encore : l’obsidia ne correspond pas à ce que l’on sait de la diversité des papillons à Sulawesi, ou même dans cette région élargie. Après sa découverte, il a été vu sporadiquement, mais personne n’était sûr de son habitat. Une vaste expédition de scientifiques a été organisée à l’endroit où il avait été vu. Ils n’ont rien trouvé. Rien. La trace de l’obsidia a été perdue.

Son sourire s’évanouit.

— Mais il y a deux ans, on a commencé à en entendre parler sur le marché noir.

Il gesticula vers Buckley.

— Nos équipes ont fait un travail sensationnel. Mais le fait est que – et j’ai honte de le dire – ce n’est pas la science qui a découvert l’habitat de l’obsidia, mais les trafiquants. Il se trouve que les papillons qui avaient été vus cinq ans auparavant n’étaient que des fugitifs : en réalité, l’obsidia vit sur une montagne, à l’intérieur d’une forêt tropicale primaire profonde.

Il retourna à son bureau où gisait l’obsidia épinglé, et le considéra plusieurs secondes, d’un air morne.

— Le problème, c’est que l’habitat de l’obsidia se trouve sur un territoire sacré appartenant au peuple Toraja, à Tana Toraja.

— Ce peuple est un groupe ethnique de Sulawesi du Sud, expliqua Buckley. Un demi-million d’individus, dont beaucoup vivent à Makassar, la capitale. Mais les coutumes ancestrales des villages des montagnes sont toujours bien vivaces. L’habitat de l’obsidia se trouve dans un des villages de Tana Toraja, et il est contrôlé par le chef du village. Aucune permission n’est donnée sans son accord.

Buckley se frotta la nuque à nouveau et jeta un coup d’œil anxieux vers Sixtine.

— Nous avons récemment appris que le chef du village… est le père de Lucia Dewi.

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