Chapitre 167

Tenebrio

Chapter illustration

La dernière fois que Jeremy Masseau avait été vu, c’était dix jours plus tôt à Makassar, Sulawesi du Sud. Les agents des douanes avaient depuis perdu sa trace, et n’avaient aucune preuve de son retour en territoire américain. Mais avant de prendre congé, Buckley avait averti Sixtine : Masseau avait déjà utilisé de faux papiers.

Elle composa néanmoins le numéro de Max. Après plusieurs essais infructueux, elle dut demander à Han de passer le message au jeune architecte : il devait la rappeler d’urgence.

Ce n’était pas tant le fait que la piste de Tana Toraja était la plus solide de toutes celles qu’ils avaient suivies jusqu’à présent. Mais il y avait un détail important qui échappait à Buckley et à Myers à propos de ce coin d’Indonésie.

Un détail que Sixtine pensait connaître – mais c’était justement parce que la source de ce savoir était nébuleuse, parce qu’elle doutait constamment de son propre instinct, qu’elle avait besoin de l’érudition du Max, en laquelle elle avait toute confiance.

— Jolie bague, nota Myers lorsque Sixtine raccrocha, en désignant le bijou de saphir à son doigt. Scarabaeus sacer ?

Sixtine sourit.

— Si vous le dites. L’homme qui me l’a offerte… Disons que l’Égypte a une signification spéciale pour nous.

L’entomologiste plissa les yeux, comme s’il avait décelé la retenue de Sixtine.

— Vous aimez les scarabées ?

Il tira nonchalamment un des nombreux tiroirs sous son plan de travail, qui révéla des pochettes de cellophane sous vide : elles contenaient des centaines de scarabées aux couleurs irisées.

— Nous venons de l’intercepter du Costa Rica. C’était étiqueté comme matériel d’artisanat.

Devant l’étonnement de Sixtine, Myers continua :

— Le coléoptère est l’insecte le plus prolifique au monde. Il en existe plus de trois cent cinquante mille espèces, et de nouvelles sont découvertes chaque année. Parmi elles, environ trente mille appartiennent au groupe des scarabées. Ce sont les plus fascinants, vous ne trouvez pas ? Et les plus précieux, d’un point de vue économique. Quant au scarabée sacré des Égyptiens… Il y a plusieurs espèces qui peuvent prétendre à ce titre. Entre autres, celui-ci. Le Steraspis squamosa.

Il montra de son petit doigt un scarabée vert et longiligne, serré contre une douzaine d’autres dans la pochette sous vide.

— Il est magnifique, n’est-ce pas ? Émeraude, avec des traces d’or… Il a la couleur de vos yeux.

Sixtine sourit, mais c’est August Myers qui se trouva soudain embarrassé de sa propre audace.

— On l’appelle le « bijou du Moyen-Orient » parce qu’on le retrouve souvent dans les colliers de la IVème dynastie. Le scarabée est l’un des premiers à émerger après la crue annuelle du Nil au printemps. C’est pourquoi il est devenu un symbole de renaissance après la mort. Il figure dans le signe hiéroglyphique du verbe « devenir » – « hpr » – et « ce qui vient à être » – « hprr ». Mais celui que je préfère, personnellement… Attendez, je sais que je l’ai quelque part.

Il ouvrit quelques boîtes avant d’en présenter une à Sixtine. Au fond, épinglé sur du carton, un scarabée rond, noir et brillant.

— Le ténébrionidé était également représenté par les Égyptiens. Le nom vient de tenebrio, « qui cherche des endroits sombres ». Ce petit scarabée a l’habitude de se faire passer pour mort, c’est un mécanisme de défense. Lorsqu’il est attaqué, il rentre ses appendices sous son corps et reste parfaitement immobile pendant quelques minutes. Et quelques minutes plus tard, alors qu’on le croyait mort, il déploie ses membres et continue sa route. Vous voyez pourquoi les Égyptiens pensaient que les scarabées étaient immortels.

Myers sembla un instant confus, puis referma la boîte.

— Je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout cela. Pourquoi est-ce que je vous dis cela ? Ah oui, votre bague. Belle bague.

Sixtine sourit.

— Je vous comprends. La mythologie égyptienne est fascinante. Et avec des bureaux dans un tel bâtiment, impossible d’y échapper.

— Ah oui, le hall en bas. Ce ne sont pas des reliefs authentiques, ils ont été commandés au XIXème siècle par un millionnaire excentrique. Mes parents m’ont emmené au Met Museum à New York quand j’étais enfant, cela m’a marqué pour le restant de mes jours. Je rêve de visiter les pyramides, les vraies. Y êtes-vous allée ?

— Oui.

— Quelle chance ! C’est comment ?

Sixtine hésita avant de répondre.

— Sombre. Très sombre. Dites-moi : je comprends la symbolique du scarabée chez les Égyptiens. Et les papillons ?

L’œil du jeune chercheur brilla d’excitation. Il pouvait à peine contenir son enthousiasme devant les questions d’une si jolie fille.

— L’Égypte est un pays extrêmement sec, avec des étés très chauds et des hivers froids, donc un environnement très pauvre du point de vue de la survie des papillons. On n’en trouve qu’une soixantaine d’espèces, et la moitié sont des migrants saisonniers qui ne s’y rendent que rarement. Vous imaginez donc que pour un Égyptien, la vue d’un papillon est plutôt rare, donc spéciale. Celui que vous trouvez le plus dans l’iconographie de l’Égypte ancienne est le Petit Monarque, Danaus chrysippus.

Il ouvrit la page d’une encyclopédie cornée. Sixtine reconnut immédiatement le papillon orange, noir et blanc de la scène de l’attaque d’Apep sur la barque de Râ, sur le relief égyptien du grand hall.

— Sa chrysalide peut survivre jusqu’à quatre ans dans de mauvaises conditions, si elle reste parfaitement immobile. Elle ne se nourrit pas non plus tant que les conditions ne seront pas favorables à son émergence. Cette tactique de survie montre une adaptation remarquable aux dures conditions du désert. Vous pouvez donc comprendre pourquoi les prêtres le considéraient comme une créature qui peut… comment dire… tromper la mort.

— Donc le papillon est aussi un symbole de renaissance.

— Vous plaisantez, s’écria-t-il en refermant son encyclopédie avec un clac. C’est le symbole ultime de la renaissance ! Dans l’art égyptien, où vivent les papillons ? Dans les marais du delta du Nil. Et que représentent les marais ? C’est le lieu du renouveau. Et bien sûr, il y a le symbolisme, très puissant, des ailes.

— Qui est ?

— Le même que dans toutes les religions. Protéger. Sauver.

Sixtine en perdit momentanément son souffle.

Un ange pour venger, un autre pour sauver. 

Son cœur se mit à battre violemment dans sa poitrine. Myers, si absorbé par ses explications, ne remarqua pas la tension soudaine sur le visage de son interlocutrice.

— On a retrouvé des amulettes dans les momies, avec leurs objets funéraires. Parce que les propriétés magiques des papillons étaient considérées comme importantes dans l’au-delà. Les papillons étaient des guides…

— … pour accompagner les morts dans l’autre monde.

Myers hocha la tête. Cette fois-ci, il y prêta attention : Sixtine avait complété sa phrase et semblait confuse. Elle était aussi très pâle. Il dit doucement :

— J’étudie les insectes et leurs écosystèmes, pas les religions. Mais c’est étonnant, je retrouve la même symbolique dans toutes les cultures. Les ailes et la protection… mais aussi la rivière, les marais, symboles de renouveau… la chrysalide, la transformation… la vie, la mort, l’au-delà… Les noms et les mythes diffèrent, mais les thèmes sont universels. C’est toujours la même histoire.

Mais Sixtine avait à peine entendu : son téléphone avait sonné. Elle décrocha en prenant congé du jeune entomologiste et fonça vers le grand hall.

— Max, dis-moi ce que tu sais sur les pratiques funéraires du peuple Toraja.

Sa voix courut le long du relief, traversa les marais de l’Égypte antique et vibra dans les anneaux infinis d’Apep, dieu des ténèbres.

← Chapitre précédent Chapitre suivant →
© Caroline Vermalle. Tous droits réservés.