Chapitre 168

Labyrinthe Lacustre

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La vision du papillon bleu accroché devant la réception du Poor Boy’s Riverside Inn fit frissonner Sixtine, mais elle rassembla assez d’innocence pour interroger la serveuse blonde à la réception.

— C’est un vrai ?

— Oh oui ! s’enthousiasma la jeune femme. Il vient d’une jungle en Indonésie. Le cadeau d’un client. Très rare. Il est magnifique, hein ?

Sixtine acquiesça. Tout en réglant la note de son séjour, elle demanda d’une voix qu’elle espéra chaleureuse :

— Ce client, ce ne serait pas Jeremy ? Jeremy Masseau ?

Le visage de la serveuse s’illumina.

— Oui, vous connaissez Jeremy ?

— Je suis allée chez lui. Belle collection d’insectes. Je ne savais pas qu’il venait dîner ici.

— Si, tous les jeudis soir.

Elle pinça imperceptiblement les lèvres et ses joues s’empourprèrent.

— Il habite juste à côté, c’est pour ça qu’il vient.

Sixtine étudia la serveuse ; elle s’était soudain mise à ranger des papiers. Pouvait-il y avoir eu quelque chose entre elle et Masseau ? Que lui trouvait-elle ?

— Il était là hier soir alors ? demanda Sixtine. Quel dommage, je l’ai manqué.

— Non, il n’est pas venu depuis au moins trois semaines. Il voyage beaucoup, il a de la chance. Comme j’aimerais voyager. Ici, tout est mort. Il ne se passe jamais rien.

— Il est encore en Indonésie ?

— Oui, Indonésie.

Elle avait prononcé le mot comme s’il s’agissait d’une terre inconnue et légendaire. Pour la jeune serveuse, Masseau devait être un ticket vers une vie d’aventure.

— Savez-vous si Lucia, sa femme, est partie en Indonésie avec lui ?

La serveuse haussa les épaules en faisant une grimace, et son regard se fit morne. Elle saisit la facture sur l’imprimante et lui présenta. Sixtine comprit qu’elle ne tirerait plus rien d’elle. Cela n’avait pas d’importance : elle avait eu la confirmation qu’elle souhaitait. Toutes les preuves pointaient vers l’Indonésie.

En payant sa note, Sixtine demanda si Franklin Hunter, l’homme qui l’avait accompagnée le premier soir, était revenu dans l’établissement depuis. La serveuse répondit que non.

Une fois sur la route, Sixtine appela encore une fois le numéro de portable du détective : toujours pas de réponse. La main sur le volant, la route vers Bâton-Rouge devant elle, elle enregistra un message audio :

« Franklin, c’est Sixtine. Je pars ce soir pour l’Indonésie. Appelle-moi dès que tu peux. Il y a du nouveau. »

Elle lui fit un compte-rendu des découvertes des dernières heures. C’était son troisième message. Franklin n’avait répondu à aucun d’eux.

Elle contacta le Septième District de la NOPD. Une femme lui répondit que monsieur Hunter était en effet venu consulter les archives, mais avait quitté le commissariat le matin même. Sixtine essaya d’obtenir davantage d’informations, mais elle se heurta aux clauses de confidentialité.

Les archives ? pensa-t-elle. Que faisait-il aux archives ? Toute la nuit ?

Cette interrogation s’ajoutait aux autres. Elle allait quitter la Louisiane avec plus de questions que de réponses, avec des pistes qui s’aventuraient sur des sentiers étranges. Mais avant de s’envoler pour l’Indonésie, il lui fallait vérifier une dernière possibilité : Poverty Point.

Le pilote de l’hélicoptère l’attendait de pied ferme.

— Qu’est-ce qui vous amène à Poverty Point ?

L’hélicoptère survolait le labyrinthe lacustre que formait le bayou du nord de la Louisiane. Le pilote, la quarantaine séduisante, les épaules carrées et la coupe militaire, avait souri derrière ses Ray-Ban dès l’instant où la silhouette longiligne de sa passagère s’était matérialisée sur l’aire de décollage. Depuis, Sixtine tentait de se concentrer sur l’exploration des environs de Poverty Point, tâche que l’intérêt manifeste du pilote rendait difficile. 

— Le site a été présenté aux Nations Unies, pour être inclus au Patrimoine de l’humanité, répondit-elle.

— Ah oui, la liste de l’UNESCO. Ils en ont parlé dans le journal.

— C’est ça. Je m’intéresse à tous ces endroits.

— Vous avez dû sacrément voyager alors ?

— Oui, pas mal.

— Votre accent… Je n’arrive pas à le placer.

— Je ne suis pas d’ici.

Sixtine sourit, puis retourna à sa contemplation. D’où venait-elle ? Si seulement elle le savait elle-même. Mais sa réponse vague eut l’effet désiré : au moins, le pilote ne posa plus de questions.

Elle reconnut immédiatement le site archéologique : ses six demi-cercles autour de sa grande place formaient un motif si limpide et si différent des lignes organiques de la nature environnante qu’ils ne pouvaient être autre chose qu’un lieu façonné par l’homme. Ses contours étaient si clairs et si précis qu’il était difficile de croire qu’ils dataient de plus de trois mille ans.

Elle remarqua aussi que la grande place au centre débouchait directement sur le Bayou Macon, la rivière la plus importante à des kilomètres à la ronde, après le Mississippi, qu’ils avaient survolé quelques minutes plus tôt. Max l’avait bien mentionné, mais ce qui frappa Sixtine, c’était l’emplacement des demi-cercles et des monticules : peut-être s’alignaient-ils par rapport au soleil, mais il ne faisait aucun doute qu’on les avait été érigés en prenant compte de l’eau qui coulait devant eux. En fait, le site tout entier semblait représenter une antichambre terrestre destinée au monde fluvial.

L’hélicoptère fit plusieurs tours du vaste site, et tous les angles confirmèrent la première impression de Sixtine. Ils révélaient aussi un détail important, qui s’emboîtait difficilement avec tout ce qu’ils savaient de la disparition de Lucia et des pratiques de HH.

— Y a-t-il des bâtiments sur le site ? demanda-t-elle.

— À part le centre d’informations et les toilettes ? Non.

— J’avais entendu parler d’une plantation.

— Elle n’existe plus depuis longtemps. La maison de maître a été démolie dans les années 20 ou 30. Les quartiers des esclaves sont restés en ruine jusqu’à ce que l’État déclare l’endroit site archéologique, je dirais il y a une trentaine d’années. Ils ont tout rasé à ce moment-là. Il ne reste plus rien.

— Des souterrains ?

— Non.

Sixtine hésita avant de demander :

— Des tombes ? Ou des mausolées ?

Le pilote tourna la tête vers elle.

— Vous n’êtes pas de ceux-là ? Dites-moi que non !

Malgré ses lunettes de soleil qui cachaient ses yeux et le micro devant sa bouche, malgré le bourdonnement électronique de sa voix dans son casque, son mépris était évident.

Sixtine fronça les sourcils.

— Qui ?

Il fit une pause, puis ricana.

— Ceux qui nous ont obligés à augmenter la sécurité autour du site.

— Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il y a à voler ?

— Tous ces illuminés qui viennent célébrer le solstice, ou le changement d’heure ou je sais pas quoi, cracha-t-il. Des hippies de gauche qui se prennent pour des druides celtes ou des grands chefs Peaux-Rouges. Ils boivent comme des trous et ils se désapent pour chanter. Ils prétendent respecter le site, mais en fait, ils font beaucoup de dommages. Et ils coûtent une fortune aux citoyens du comté qui paient leurs impôts, comme moi.

Il fit virer l’hélicoptère ; Sixtine s’agrippa à son siège. L’engin fonça sur le Bayou Macon et suivit son tracé scintillant de soleil. Ils volèrent si près de la canopée que Sixtine put voir les majestueuses ailes blanches des aigrettes décollant de leurs nids.

— Et puis, il y a les chasseurs de trésors, grésilla la voix du pilote dans ses écouteurs.

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