Chapitre 169
Le Papillon D’Or

— Non, je ne suis définitivement pas de ceux-là, dit Sixtine.
— Eux, c’est pas des tambours et des joints, qu’ils traînent sur le site, continua le pilote. C’est des détecteurs de métaux, des trucs qui font bip-bip. Ils sont tout aussi illuminés que les autres, si vous voulez mon avis.
— Métaux ? Je croyais qu’on n’avait trouvé que de la poterie.
— Oh non, ces idiots-là ne viennent pas pour les restes indiens. Ils viennent pour le papillon d’or.
Sixtine se figea, tentative futile pour ralentir les battements de son cœur. Elle fit semblant de contempler le bayou qui s’étendait à leurs pieds ; en réalité, elle ne vit rien de ce qu’ils survolaient.
— Le papillon d’or ? demanda-t-elle d’une voix neutre.
Le pilote soupira.
— La légende de Poverty Point, c’est que le propriétaire de la plantation s’est ruiné à cause d’un papillon d’or. Un trésor antique, je ne sais plus de quelle origine…
— Égyptien.
— Oui, égyptien, c’est ça. On dit qu’il aimait tellement son papillon qu’il a insisté pour être enterré avec. C’est des superstitions, bien sûr. Mais la rumeur a tellement persisté qu’ils ont été obligés de faire une exhumation au début des années 80. Sa tombe est toujours sur le site. Ce n’est pas un mausolée, hein, c’est juste un petit caveau avec une stèle ; comme je l’ai dit, le type n’avait plus d’argent pour un monument funéraire.
— Ils ont retrouvé le papillon d’or ?
— Bien sûr que non. Et malgré ça, les chasseurs de trésors viennent toujours. On en a arrêté un pas plus tard qu’il y a quinze jours, il a passé la nuit en taule. Les gens qui croient à ces trucs, c’est tout ce qu’ils méritent, ça leur apprendra à être aussi stupides.
Sixtine allait tempérer la condamnation lorsqu’elle remarqua le coup d’œil en coin du pilote. Elle lui sourit.
— Oui, vous avez raison, c’est incroyable, ce que les gens peuvent être crédules. Ces vieux sites attirent tous les théories fumeuses. Qu’est-ce qu’ils inventent encore, les gens d’ici, à propos de Poverty Point ?
— Oh, c’est pas la fin de l’histoire, vous allez voir qu’ils ont de l’imagination. L’histoire qui a beaucoup de succès auprès des gens, ici, surtout pour Halloween, c’est celle des esclaves.
Sixtine l’encouragea en ouvrant grand ses yeux émeraude.
— Le propriétaire de la plantation, il a emporté son papillon dans la tombe parce qu’il avait dans l’idée que ça lui paierait son passage vers le paradis, la vie éternelle, et cetera. Mais il s’était persuadé que le prix à payer était plus élevé, et il était ruiné. Finalement, la seule chose qui lui restait, c’étaient sept esclaves. Alors il les a enterrées vivantes avec le papillon, et il s’est suicidé.
L’histoire du violoniste, pensa Sixtine. Le souvenir de ses mots se mêlait à la terreur.
Des esclaves, que des femmes. Jetées vivantes dans un trou qu’on leur avait demandé de creuser, et le bayou les a noyées quand l’eau est montée. On raconte que leurs âmes se sont transformées en papillons de nuit, et qu’elles viennent visiter ceux qui vont mourir, pour accompagner leur âme à Guinée.
— Les esclaves… On a retrouvé des traces ? Des ossements ?
— Non plus. Figurez-vous, c’est un site archéologique : chaque centimètre carré de terre a été passé au peigne fin vingt fois. Personne n’a rien trouvé, ni esclaves, ni trésor. Mais ça ne les empêche pas de causer et de se monter la tête, à ces idiots. Croyez-moi, la légende est bien vivante.
Il secoua la tête.
— Quand on pense à ce pauvre homme, le propriétaire de la plantation. Il a probablement eu une mauvaise récolte, avec sa canne à sucre, c’est tout. Il aurait mérité de reposer en paix. Mais non, à la place, son cercueil a été ouvert deux fois. Vous voyez ce que ça fait, la superstition ? De la calomnie, oui !
Les yeux de Sixtine plongèrent dans la rivière. Le soleil s’était retiré derrière les nuages, l’eau ne scintillait plus. Elle avait repris sa couleur de boue.
L’ombre de l’hélicoptère suivait son lit.
Et les alligators aussi.
— Département d’archéologie de Louisiane, que puis-je faire pour vous ?
Sur le tarmac de l’aéroport de Bâton-Rouge, le bruit des réacteurs du jet privé rendait toute conversation impossible. Sixtine monta quatre à quatre les marches de l’escalier d’embarquement et s’engouffra dans la cabine. Elle s’affala sur l’un des six sièges de l’avion.
— J’ai besoin d’informations concernant la sécurité du site de Poverty Point. J’appelle de la part de Chris Mallett, le pilote d’hélicoptère.
Quelques instants plus tard, une voix masculine plutôt chaleureuse lui répondit.
— On m’a dit que la chasse au trésor était courante sur votre site, dit Sixtine.
— Malheureusement, c’est exact.
— Gardez-vous la liste des individus que vous avez appréhendés ? Je présume que ces informations sont confidentielles, mais si je vous donne un nom précis ? Quelqu’un que je soupçonne d’avoir tenté sa chance dans les trois ou quatre dernières années ?
Elle considéra le silence au bout du fil comme un assentiment et prononça :
— Jeremy Masseau. M-A-S-S-E-A-U.
Le bruit des touches d’un clavier envahit la ligne, puis « Donnez-moi un instant ».
L’attente sembla interminable. Le capitaine de l’avion émergea du cockpit. Sixtine lui fit signe d’attendre. Les preuves pointaient vers l’île de Sulawesi. Elle avait épuisé toutes les pistes de la Louisiane, sauf une, le trésor de Poverty Point. Au bout de dix minutes, son interlocuteur reprit le combiné.
— Jeremy Masseau, vous dites ?
— C’est lui, dit Sixtine.
— Je peux vous dire avec certitude… que ce monsieur n’a jamais mis les pieds à Poverty Point. Ni pour chercher un trésor, ni même pour une visite.
Sixtine remercia l’homme et raccrocha.
— Mademoiselle, le décollage est imminent. Si vous êtes prête, votre équipage aussi.
Sixtine vérifia une dernière fois son téléphone : aucun signe de Franklin. Elle attacha sa ceinture et laissa reposer sa tête sur le siège. Elle soupira et ferma les yeux.
Lorsqu’elle avait croisé le regard du pilote quelques instants plus tôt, elle s’était préparée à lui annoncer qu’ils changeaient d’itinéraire. Pour une raison qu’elle ignorait, elle avait eu la certitude que le Département de la Louisiane lui confirmerait que Jeremy Masseau figurait parmi ces chasseurs de trésors du dimanche. Et qu’il lui faudrait retourner à Poverty Point.
D’où venait cette certitude ? Elle était reconnaissante à l’employé du Département d’archéologie : au moins, il n’avait laissé aucune place au doute. Elle s’était trompée, tout simplement.
Elle ignora le tarmac qui défilait au-delà des hublots. Elle ne vit que le Vietnam, les canaux noirs, les couloirs d’hôpital. Elle était un ange qui ne pouvait rien sauver et qui ne savait rien. L’amertume familière alourdit son souffle. Cette erreur d’intuition ne faisait que s’ajouter à la longue liste de ses impuissances.
Elle chercha la pâle présence de la lune, la trouva juste au-dessus de l’horizon fuyant. C’était toujours la « vieille lune », descendante. Dans sept jours, elle disparaîtrait et deviendrait celle qu’on appelle « nouvelle lune » : absente dans la nuit terrestre, illuminée seulement de l’autre côté, le côté invisible. Elle disparaissait un peu plus à chaque instant.
Comme les chances de Lucia, pensa Sixtine.
Sixtine quittait la Louisiane pour l’Indonésie, à l’autre bout du monde. Le temps filait trop vite, aucun retour en arrière n’était possible. Elle serra les dents lors du décollage. Au moins, elle faisait ce qu’elle s’était juré de faire.
Elle suivait les preuves.