Chapitre 170
Autant En Emporte La Poussière

— Je pars ce soir pour l’Indonésie. Instructions de Sixtine.
Max venait de raccrocher. Il affichait toujours un sourire pensif qui avait le don d’énerver Florence.
— Quoi ? s’écria-t-elle. Mais, mais, mais… est-ce que c’est raisonnable ? Avec ta jambe et tout ?
Max leva les yeux au ciel et scruta un instant les nuages au-dessus du parc de Falmouth Manor.
— Ça me changera de la grisaille anglaise.
— Mais que diable vas-tu faire en Indonésie ? continua Florence. Surfer à Bali ?
Max exposa à son amie sa conversation avec Sixtine, la découverte des papillons et ce qu’elle avait appris sur Masseau grâce aux douaniers. Il allait lui parler des pratiques funéraires de Tana Toraja, lorsque Florence l’interrompit :
— Ces douaniers… de l’US Customs, je présume ?
— Tu présumes bien.
— J’imagine aussi qu’ils sont basés à Customs House à La Nouvelle-Orléans, exact ?
— Je ne sais pas. Un grand bâtiment avec des reliefs égyptiens, m’a dit Sixt…
Bam ! Florence frappa dans ses mains si fort que son claquement fit sursauter Max.
— Incroyable ! s’écria-t-elle. Customs House, bâtiment de 1848 dans le pur style Renaissance Gréco-Égyptienne et financé par qui ? Je te le donne en mille ?
— Quoi, Daumesnil ?
— Bingo ! La nouvelle orthographe de Duminy – et Glapion qu’il utilisait aussi – a été le sésame des archives. J’en ai appris un paquet sur le bonhomme. Il était très influent en Louisiane. Customs House est aujourd’hui un monument national, mais ses efforts pour transformer La Nouvelle-Orléans en une Mecque du style néo-classique n’ont pas entièrement été une réussite. Son autre bâtiment, un tribunal, plus petit, mais bien plus égyptien, est destiné à la démolition. Il sert de hangar aux chars du Mardi Gras en attendant les bulldozers.
Max souleva les plans de Falmouth Manor qui jonchaient son bureau, à la recherche de son passeport.
— OK, dit-il distraitement. Daumesnil était fan d’architecture égyptienne et a financé des bâtiments. Et ça nous aide dans notre enquête sur Lucia parce que… ?
Pour toute réponse, Florence se laissa tomber sur le lit dans un soupir.
— C’est ça, le problème des recherches que je fais. C’est bien beau de recomposer les histoires des filles du grand livre, mais… elles sont déjà mortes. Ce que je trouve n’a aucun rapport avec celles qui sont toujours vivantes.
Max jeta quelques tee-shirts dans sa valise ouverte, puis regarda Florence.
— Tu oublies une chose.
— Quoi ?
— Les papillons.
Florence fixa le plafond aux moulures poussiéreuses. « Atlides », la plantation de Poverty Point baptisée du nom d’Atlides halesus, papillon bleu aux ocelles d’or, admiré de Daumesnil, lépidoptériste amateur. Ailes d’obsidienne, Papilio obsidia, papillon or et noir collectionné par Masseau, et dont la poudre d’ailes s’était retrouvée dans les bouteilles. Oui, la coïncidence était improbable. Le papillon devait être le lien entre les deux affaires, à plus de cent cinquante ans d’intervalle.
— Dieu sait ce que ça veut dire, murmura Florence.
— Max est parti, hein ? demanda Mikael.
— Oui, il m’a laissée seule avec mes fantômes, dit Florence, les yeux perdus dans le trou circulaire où s’était jadis trouvée une rosace.
Quelques éclats cassés de verre coloré adhéraient toujours à certains endroits.
Max envolé et le mystère de Marie-Catherine percé, elle s’était retrouvée à arpenter les couloirs de Falmouth Manor telle une âme perdue. Un sentiment de profonde futilité s’était immiscé dans le vide laissé par la fin de sa quête. En passant devant une des hautes fenêtres, elle avait remarqué quelqu’un planté devant la façade est de la chapelle.
Mikael.
Mais que voulaient-ils donc tous à cette chapelle ?
Florence avait jusque-là reculé le moment d’aller voir Mikael pour lui livrer les détails biographiques de Marie-Catherine, mais la curiosité l’avait emporté.
— Sixtine s’intéresse beaucoup à cette vieille chapelle, dit Florence, laissant sa phrase en suspens.
Après un long silence, il était clair que si elle avait compté sur Mikael pour lui offrir spontanément une explication, elle s’était trompée. Le poète, les mains dans les poches, le nez en l’air, continuait à étudier les ornements gothiques. Florence l’imita.
— Mes arrière-grands-parents ont été les derniers à y venir, mon grand-père était un athée militant. Lorsque mon père en a hérité, les travaux de réfection pour la remettre en état étaient trop importants. La structure n’est plus saine, c’est un miracle que le toit ne se soit pas encore effondré. Si j’étais Sixtine, je ne passerais pas trop de temps ici.
— Dans la vie de Sixtine, dit-il comme pour lui, je ne suis plus acteur, j’ai gaspillé ce privilège il y a longtemps.
Il se tourna vers Florence, sourire en coin, sourcil levé.
— Je ne suis que le narrateur.
Il s’assit sur un banc cassé, au milieu des orties qui poussaient sur la paroi de la chapelle.
— J’ai entendu que tu avais une histoire pour moi.
— Les nouvelles voyagent vite, à ce que je vois, dit Florence en s’asseyant à côté de lui.
— Vite et bien, quand on sait où écouter.
Florence rougit. Mikael avait trouvé les tuyaux victoriens. Qu’avait-il entendu de ses échanges avec Max ? Elle émit un rire gêné et se hâta de répondre :
— J’ai reçu les dernières pièces du puzzle de Sixtine il y a seulement une heure. On a retrouvé les traces d’un des noms : Marie-Catherine, épouse d’un des fondateurs de HH, Louis-Christophe Daumesnil. Je pense que la demoiselle va te plaire.
— Ah oui ?
— Une histoire d’amour tragique entre un noble français et une métisse de Louisiane. Imagine "Autant en emporte le vent", version vaudoue.
Mikael hocha la tête.
— Je t’écoute.
— D’après ce qu’on sait, Daumesnil achète une plantation de canne à sucre en Louisiane parce qu’il est fasciné par la dimension sacrée du site amérindien. Il la baptise « Atlides », du nom d’un magnifique papillon bleu et noir avec des ocelles d’or. On ne sait pas quand ni comment il rencontre Marie-Catherine, une femme métisse déjà mariée une fois, et qu’on dit d’une grande beauté. Peut-être lors d’une de ses visites à La Nouvelle-Orléans pour superviser la construction d’un bâtiment fédéral dans le style Renaissance Égyptienne, qu’il finance. Marie-Catherine possédait un salon de beauté qui coiffait la haute société néo-orléanaise. Il est donc possible que Christoph Duminy, comme il est connu là-bas, soit devenu l’un de ses clients. Ou peut-être parce que Marie-Catherine, dont la mère était à moitié indienne, de la tribu Choctaw, s’intéresse aussi au site amérindien du nord de l’État. Ou tout simplement parce que Duminy est passionné de sciences occultes, et qu’on sait que dès les années 1830, Marie-Catherine, plus connue sous son nom de jeune fille, Marie Laveau, s’est déjà fait un nom : elle organise des cérémonies vaudoues hebdomadaires dans sa maison de Saint Ann Street. J’ai une coupure de journal datant de 1836 qui parle déjà d’elle comme de la « célèbre Marie Laveau, reine antique ». Elle dirige aussi les célébrations annuelles du solstice d’été sur les rives du lac Pontchartrain. Tu imagines la scène : feux de joie, tambours, chants, danses, bains rituels, et tout le tralala. Je suis prête à parier qu’elle anime le même genre d’événements sur le site amérindien que possède désormais Duminy. Bref, ces deux-là étaient faits pour se rencontrer. Mais ce qui est intéressant, et qui diffère des autres victimes de HH, c’est deux choses : déjà, ils ne se marient pas.
— Aucune cérémonie ?
Florence lève le doigt.
— Légalement, leur union est un partenariat domestique, donc sans cérémonie. Ce qui est ironique, c’est que Louis-Christophe et Marie-Catherine sont constamment en train de célébrer des trucs, de la Saint-Jean à l’arrivée des esprits, mais ils ne célèbrent pas leur union ? Tss-tss. Ma théorie est qu’ils l’ont célébrée, à leur façon, dans un petit rituel occulte. Ça a l’air d’être un détail à première vue, mais ça a du sens quand on considère le deuxième détail : la grande majorité des victimes de HH sont jeunes, et surtout, viennent juste d’épouser leurs tortionnaires. Il y a encore l’innocence de la passion, ou les espoirs d’une pauvre orpheline qui n’arrive pas à croire en sa chance d’avoir épousé un homme riche. Marie-Catherine rencontre Louis-Christophe alors qu’il adhère déjà aux idées de HH. Mais ils restent ensemble pendant au moins vingt-cinq ans, et auront tout un tas d’enfants.
— L’équilibre du pouvoir n’est pas le même non plus, ajoute Mikael. Marie-Catherine a autant de pouvoir que lui, et tout autant de curiosité concernant l’au-delà.
— Mmh, acquiesce Florence. Leur histoire d’amour – si amour il y a, ce que je crois – est particulière. On imagine les amoureux s’embrassant sous le houx… Le houx est la plante-hôte des chenilles de l’atlide, donc il y en aurait eu partout autour de la plantation. Savais-tu que le houx, malgré son côté romantique, est en vérité une plante parasitique ? De l’arbre, elle prend tout, ne donne rien, et conduit souvent à sa mort.
— Et son fruit est un poison fatal.
— Ce que Marie-Catherine devait savoir, elle qui était herboriste…
Une idée fleurit à ce moment-là dans l’esprit de Florence, mais elle s’efforça de l’ignorer pour pouvoir rattraper le fil de son explication :
— Notre dame est donc très indépendante. Elle vit à « Atlides », mais garde aussi sa maison de Saint Ann Street, où elle continue ses consultations de prêtresse vaudoue, guérisseuse, et cetera. Elle excelle dans les arts divinatoires, avec un cocktail très séduisant puisé de ses origines : elle mixe les saints catholiques, les esprits africains et la spiritualité amérindienne, et la sauce prend. Il y a des rumeurs, déjà, sur le fait que ses pouvoirs divinatoires sont quelque peu boostés par le fait qu’elle connaît personnellement les servants Noirs de ses riches clients Blancs, donc jouit d’un accès privilégié à leurs secrets. Toujours est-il que sa petite entreprise vaudoue prospère. En revanche, les affaires de Louis-Christophe se détériorent. Tant et si bien qu’en 1855, l’année de leur mort, le couple est couvert de dettes. La maison de Saint Ann Street est vendue. La plantation est sur le point de l’être aussi, mais le prix de vente ira directement aux créanciers des Duminy. Tout ce qui reste à Louis-Christophe et Marie-Catherine, ce sont les derniers esclaves de la plantation. Sept femmes, toutes de la même famille. Et, selon la légende de Poverty Point, il leur reste aussi une amulette en or de l’Égypte antique, représentant un papillon. En or.
— C’est le trésor ? Qui a été enterré avec Marie-Catherine ?
— Non, dit Florence d’une voix neutre. Le trésor enterré, c’est les sept esclaves.