Chapitre 173

Archives (II)

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Dernier quartier de lune (9ème jour d’octobre)


Ni l’aube ni la faim n’étaient parvenues à arracher Franklin de la force magnétique du témoignage de Lanaa Steele, dans les archives.

Ce qui l’avait enfin poussé à rentrer à son hôtel était la peur de croiser dans les couloirs du Septième District quelqu’un qui se souvenait encore de l’affaire Boucvalt.

Faire face à son passé était une chose. Affronter le jugement de ses pairs en était une autre.

Lorsque les premiers flics des équipes de jour commencèrent à pointer, la voiture de Franklin filait déjà sur l’autoroute, des photocopies du dossier sur le siège passager, une adresse du Quartier Français sur le GPS.

Neuf heures plus tard, il se réveilla en sursaut. Ses mains cherchèrent instinctivement son arme, mais elles ne rencontrèrent rien de familier. Le cœur battant, la sueur collant son tee-shirt de la veille à son torse, il scruta la pénombre à la recherche du moindre signe de danger.

Où était-il ? Que faisait-il ici ? Qui était là ?

À travers les rideaux occultants, un mince filet de lumière aveuglante rayait le plateau du room service au pied de son lit. À côté d’un verre vide encore parfumé de whisky, dans la pénombre, gisait un dossier : « Milburn Boucvalt ».

Aucun doute n’était possible : il était bien seul. Oh oui, Franklin Hunter était seul. Il supportait cette solitude depuis le divorce qui avait suivi son renvoi du FBI. Elle était devenue douloureuse lorsqu’il avait découvert la véritable identité de Sixtine.

Depuis les bouteilles vaudoues, elle était insupportable.

Dix-sept heures. Trop tôt pour retourner aux archives. Trop tard pour sauver sa journée.

Des notifications de messages s’affichèrent sur l’écran de son téléphone. Il resta plusieurs minutes, le pouce au-dessus de l’icône « lecture » sur le message audio de Sixtine. Il avait écouté les précédents, et lu les rapports de Florence à propos de Daumesnil et de sa plantation de Poverty Point. Mais il n’eut pas le courage d’écouter celui-ci. Il était allé trop loin dans son silence. Il avait refusé d’aller à Poverty Point. C’était fini. Il éteignit l’appareil et le fourra dans le tiroir de sa table de chevet, avec son arme.

Une vague de dégoût le submergea. Du dégoût pour lui-même. Lucia Dewi avait disparu, victime probable d’une secte qui réservait un sort terrible aux femmes comme elle. Et lui, plutôt que de lui porter secours, s’enfonçait dans le déni, dans le passé, dans l’égoïsme. Les heures nocturnes passées aux archives avaient effacé toutes ses illusions : il n’avait pas rejoint l’équipe de Falmouth Manor pour venir en aide à Lucia. Mais parce que les bouteilles vaudoues étaient un message de son passé, il en était certain.

Et il avait eu peur d’y retourner tout seul.

Quel lâche.

Il se traîna vers le minibar et but d’un coup la dernière petite bouteille de whisky, avant de se laisser tomber dans un fauteuil. Ses yeux rouges retournèrent d’emblée vers le dossier. Une nouvelle vague de nausée le prit à la gorge.

Les mots de Lanaa décrivant leur premier baiser dans le cimetière avaient ouvert une plaie béante qui refusait de se refermer. Les années n’avaient donc rien fortifié, rien guéri ? Pourquoi la vie permettait-elle aux blessures de jeunesse de faire encore des ravages à l’aube de la vieillesse ?

Les pages du témoignage de Lanaa avaient aussi ouvert des chapitres qu’elle n’avait pas écrits – parfaitement préservés dans la mémoire de Franklin. Affalé dans un fauteuil de passage, si loin de chez lui qu’il ne savait plus où cela était, son visage éteint par les cernes et une barbe grisâtre, le détective effeuillait malgré lui ce qu’il manquait dans les archives.

Leur histoire d’amour.

Leur rencontre avait été fulgurante et imprévue, et pourtant semblait aussi évidente que si elle avait été longuement attendue. Après leur baiser au cimetière, ils étaient rentrés ensemble dans la maison de la clairière. L’intense perfection de ces heures avant l’aube avait traversé le temps, intacte.

Il se souvenait des semaines qui avaient suivi cette première nuit comme d’une ivresse, la conscience en plus. Malgré les circonstances tragiques de leur rencontre, leur amour naissant au son du jazz de La Nouvelle-Orléans effaçait la réalité et leur offrait le luxe de l’insouciance.

Comme si dans les coulisses de sa vie, on avait aligné des dominos, un par un, et que sa rencontre avec Lanaa leur avait donné un élan délicieux. Franklin semblait destiné à toutes les réussites et à tous les bonheurs. Bientôt, justice serait faite – grâce à lui et à Lanaa.

La découverte du trafic illégal des stèles du cimetière et le témoignage de Sean Byrd, le gardien du cimetière, avaient dénoué les nœuds de deux meurtres : celui de Milburn Boucvalt et celui de Marìa Flores.

Le matin suivant l’arrestation de Sean Byrd, les collègues de Hunter avaient retrouvé des fragments de l’ange cassé dans la camionnette du cimetière, sur lesquels avaient été décelées des traces de sang. Les escaliers de la maison de Boucvalt portaient toujours les empreintes de la chute de Marìa depuis la fenêtre du deuxième étage. Les procureurs négociaient déjà avec le gardien pour lui accorder des termes cléments en contrepartie de son témoignage, et avaient commencé la procédure pour libérer le déguenillé du bayou inculpé du meurtre de Marìa.

Dorothy Boucvalt s’était mollement opposée à la saisie des comptes de son défunt mari, puis avait finalement capitulé, avant de se retirer dans la pénombre et les remugles de sa chambre. Les détectives qui avaient fouillé son bureau n’avaient pas eu à chercher loin : outre les preuves de l’obsession, soudaine et coûteuse, du révérend pour les antiquités égyptiennes, ils avaient découvert les faux documents de provenance pour les objets funéraires volés décrits par Sean Byrd.

Si ces documents inculpaient Rick Le Blanc, l’antiquaire, de trafic illégal de biens culturels, les lettres de menaces signées de sa main et réclamant à la victime des centaines de milliers de dollars d’impayés, elles, l’inculpaient de meurtre.

Le commandant Willow avait chargé Hunter, plutôt que ses collègues en charge de l’affaire, de mener l’interrogatoire de Le Blanc, devenu suspect numéro un. Il avait duré plus de trois heures.

Sa confession du meurtre de Boucvalt était arrivée à la vingtième minute.


Franklin jeta la petite bouteille de whisky dans la corbeille à papier. Il manqua sa cible, elle roula sur la moquette. Il ne bougea pas de son fauteuil, mais étendit un bras courbaturé pour saisir le dossier intitulé « Interrogatoire Rick Le Blanc, 22 octobre 1987 ».

22 octobre, pensa Franklin. Tout semblait béni, ce jour-là ; il était auréolé de l’amour de Lanaa, et de la promesse d’une promotion de la part de ses supérieurs. La vie lui souriait, n’est-ce pas ? Bientôt, la maison de la clairière deviendrait un refuge. Bientôt, Lanaa serait toute à lui et lui tout à elle. Bientôt, ils oseraient, malgré les souffrances du passé, croire en un meilleur avenir.

Ses mains tremblèrent un instant, faisant vibrer le document.

Lis-le, Hunter, s’ordonna-t-il à lui-même. Voyons si tu as le courage d’admettre que tout était déjà sous tes yeux. Et que tu as choisi de ne pas voir les signes de ce qui allait détruire ta vie vingt-six jours plus tard.

Lorsqu’il sortit du dossier le document, les souvenirs l’assaillirent, accompagnés de la pire des nausées.

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