Chapitre 174

Interrogatoire Du 22 Octobre 1987 (I)

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22 octobre 1987


— On va prendre les choses dans l’ordre, Le Blanc, dit Franklin Hunter. Parle-moi des stèles du cimetière. Il est né comment, ce petit business ? C’était l’idée de qui, toi ou Boucvalt ?

— Boucvalt.

Si Hunter en voulait plus, il faudrait qu’il fasse sortir Rick Le Blanc de son mutisme. Il était un jeune flic : interroger les témoins n’était pas encore une seconde nature. Mais il y avait quelque chose d’inhabituel dans le silence de Rick Le Blanc. Comme si on le dérangeait pendant qu’il faisait autre chose. Pourtant, il ne faisait rien, à part être assis dans la pièce vide du Septième District, les épaules tombantes, fixant un point invisible sur le mur vert d’eau.

— Quoi, c’est Boucvalt qui les voulait, et tu étais son homme ?

— Oui, quelque chose comme ça.

— Mais ça lui a pris comment, au révérend, cette envie de collectionner les tombes ?

Le Blanc haussa les épaules, soupira, ferma les yeux lentement, les rouvrit. Tout son corps semblait épuisé, les cernes creusaient des tranchées noires sur son teint jaunâtre.

— Ce qu’il voulait, d’abord, c’étaient les objets du caveau des Glapion.

— Pourquoi donc ?

Le Blanc leva son regard vers Hunter. Si la lassitude ne l’avait pas lavé de tout son éclat, on aurait pu y lire de l’incrédulité.

— Vous n’êtes pas de La Nouvelle-Orléans, vous ? 

L’antiquaire marquait un point, et Hunter n’aimait pas cela. L’équilibre du pouvoir de l’interrogatoire fut un instant dérangé. Heureusement pour le détective, son suspect n’avait pas l’air de vouloir en profiter.

— Les Glapion sont les descendants de Marie Laveau. Marie Laveau est… était la prêtresse vaudoue la plus célèbre de La Nouvelle-Orléans.

Oui, il connaissait Marie Laveau, impossible de faire trois pas ici sans la retrouver sur un souvenir quelconque, et elle figurait sur la moitié des brochures de l’office du tourisme. Elle était née au début du XIXème siècle, et personne ne pouvait s’entendre sur la date de sa mort, ni même sur sa mort elle-même.

— Depuis des années, Milburn achetait tout ce qui était connecté de près ou de loin à Marie Laveau. C’est comme ça que je l’ai connu, lors de la grande vente aux enchères du fond Glapion de 82. Le révérend était particulièrement fasciné par la croyance vaudoue concernant les Sept Portes de Guinée. Ou si vous voulez, les sept portes menant à l’au-delà. Une des théories qui l’intéressait le plus évoquait la possibilité que les objets et monuments funéraires de la tombe de Marie Laveau contiennent des indices à propos de ces portes.

— Il s’est mis à collectionner les stèles… pour les lire ?

— Oui, mais le révérend était aussi un homme d’affaires. Il était conscient de l’immense valeur de ces antiquités sur le marché noir. S’il avait bien voulu les vendre…

— Mais il ne les a pas vendues, dit Hunter, pensif. Pourquoi ?

— Peut-être attendait-il le bon moment, murmura Le Blanc.

Hunter fit quelques pas dans la pièce.

— Pourtant, à la fin, il ne vous demande plus d’objets liés à Marie Laveau, mais à une autre famille, plus loin dans le cimetière. Pourquoi ?

— Pour les mêmes raisons.

— Marie Laveau est une célébrité de La Nouvelle-Orléans, l’autre famille est celle d’esclaves noirs anonymes du nord de la Louisiane. Sur le marché noir, le prix ne doit pas être le même.

Un éclat morne brilla un instant dans l’œil de Le Blanc.

— Sauf quand on sait de qui descend cette famille.

— Qui ?

— Des esclaves de Marie Laveau.


Même avant de découvrir qu’elle était la descendante des esclaves de Marie Laveau, Franklin se battait contre le besoin vital de revoir Lanaa.

Depuis qu’il l’avait quittée à l’aube, elle hantait chacun de ses mouvements, et la fatigue n’arrangeait rien. Elle avait changé le temps lui-même : la vie de Franklin n’était plus qu’un compte à rebours jusqu’au moment où il serait à nouveau en sa présence. Elle était comme un mystère hypnotique : il suspectait qu’il ne pourrait jamais en découvrir la clef. Mais l’anticipation de l’exploration était suffisante.

La nouvelle information ajoutait une étoile à la constellation Lanaa Steele : peut-être bien l’étoile manquante. Elle gravitait à la périphérie de l’affaire Boucvalt, ce qui en augmentait le frisson. Mais le détective était trop concentré sur l’interrogatoire de Rick Le Blanc pour pouvoir lier des traits entre ces points-là. La seule conclusion qu’il pouvait en tirer était qu’il devenait encore plus urgent de la revoir.

Franklin arpenta la pièce. Il ne voulait pas précipiter les révélations.

— Pourtant ces esclaves venaient du nord du pays.

— Les Glapion possédaient une plantation là-bas, dit-il en grinçant des dents.

— Et sur la tombe des esclaves, y avait-il aussi une carte des Sept Portes de… comment l’appelez-vous ?

— De Guinée. Je ne sais pas. Ce n’étaient que des rumeurs, mais Milburn voulait y croire.

Il s’impatienta soudain.

— Écoutez, à cette époque, je me contentais de livrer les biens. Je ne faisais plus partie de ceux à qui il confiait ses théories existentielles.

— C’était après le meurtre de Marìa.

Le Blanc hocha imperceptiblement la tête. Il avait peur, bien sûr. Plus Hunter reculait le moment d’aborder son plus grand crime, plus il avait envie de parler d’autre chose. Et ça tombait bien, le détective était intéressé par tout un tas de choses.

— Dis-moi, il les a trouvées, les portes de Guinée ?

Le Blanc lui lança un regard dédaigneux.

— Elles t’intéressent aussi ?

— C’est moi qui pose les questions, et personne ne t’a donné la permission de me tutoyer.

L’antiquaire hésita. Ou peut-être que la fatigue le rattrapait. Il demeura silencieux pendant quelques minutes. Enfin, il prononça chaque mot avec délibération.

— Oui, il pensait les avoir trouvées. Mais surtout, il avait trouvé quelqu’un à y emmener.

Hunter retint son souffle. Il n’avait pas su ce qu’il cherchait jusqu’à maintenant. Ce vague dégoût qui se cachait derrière les histoires de fantômes. Cet instinct qui le tiraillait depuis le début : Le Blanc y venait. Pourtant, cela n’avait aucun sens. 

— Que veux-tu dire ? Quelqu’un qui passerait la porte pour lui ? Comme un cobaye ?

Le Blanc secoua la tête.

— Non. Avec lui.

— Avec lui ? Comment ? Pourquoi ?

Le jeune détective s’en voulut d’avoir réagi aussi précipitamment. Le Blanc soupira.

— Comme je l’ai dit, après la mort de Marìa, il ne me faisait plus de confidences.

Le Blanc s’était fermé. Il avait posé sa question trop vite. Tant pis, il y reviendrait plus tard.

— Il y a quelque chose que j’aimerais comprendre, dit Hunter en se plantant devant Le Blanc. Après le meurtre de Marìa, les choses s’enveniment entre toi et Boucvalt. Tu pensais que c’était un brave type qui voulait juste se faire plaisir en collectionnant des tombes qui n’intéressent plus personne. Avec le temps, tu te rends compte qu’en réalité c’est un dangereux illuminé qui non seulement a déjà tué, mais risque de recommencer. Et hier, tu décides de lui rendre la monnaie de sa pièce, si tu me passes l’expression. Il y a deux choses qui m’intriguent. La première, c’est : pourquoi maintenant ? Marìa est morte il y a près d’un an et demi. Depuis, tu as eu l’opportunité de voir Boucvalt des dizaines de fois. Qu’est-ce qui a changé, hier ?

— Je ne sais pas. Ce n’était pas prémédité.

Le suspect fit la grimace, ses lèvres tremblèrent. Il détourna la tête.

— Je comprends, je comprends. Mais si tu dis que ce n’était pas prémédité – et je te crois –, je sais d’expérience que ce point de non-retour, il est provoqué. Ta vengeance, elle vivait à fleur de peau, juste sous la surface, prête à mordre ; l’homme civilisé que tu es a réussi à la dompter pendant plus d’un an. C’est long, un an, Le Blanc.

Franklin s’approcha de lui.

— Non, il s’est passé quelque chose hier, qui t’a fait basculer. Un procureur moins scrupuleux que moi va jeter un œil à tes factures impayées, et dire : il peut nous seriner tout ce qu’il veut avec sa cause de justicier, ce n’est qu’une embrouille de malfrats qui a mal tourné. Le Blanc, dis-le-moi : c’est quoi, le déclencheur qui a libéré ta vengeance ?

— Je… j’en ai eu assez. Il n’avait aucun remords. Aucun, rien. Alors que moi, depuis que j’ai vu Marìa en sang sur les escaliers, le crâne fracturé, je ne peux pas en dormir la nuit, vous comprenez ? Et le fait de savoir qu’elle attendait un enfant…

Franklin observait chaque détail des traits de Le Blanc. Il ne pouvait pas s’empêcher de l’apprécier. L’homme fatigué devant lui n’avait pas le profil de l’assassin. Il avait le profil d’un homme ordinaire, corrompu à la longue par quelqu’un de plus puissant que lui – et qui s’en voulait d’avoir été aussi faible, mais qui acceptait la responsabilité de ses actes. Avant le trafic de tombes instigué par Boucvalt, il n’y avait aucune trace d’activités illégales de la part de Le Blanc. L’antiquaire avait saisi sa chance lorsque son chemin avait croisé celui d’un millionnaire influent passionné d’antiquités – mais le poison était déjà dans le fruit et Rick Le Blanc avait mordu dedans à pleines dents. En tuant Boucvalt, il avait sans doute voulu laver ses propres péchés, espérant ainsi retrouver le temps d’avant Boucvalt, son fruit empoisonné et le meurtre de Marìa. Tout faisait sens, et il avait confessé, ce qui lui valait le respect de Franklin.

Et pourtant, Rick Le Blanc mentait.

À l’académie du FBI, le jeune agent avait appris que la différence entre la vérité et le mensonge tenait à la qualité des détails. Le mensonge était toujours trop lisse. Le mensonge était amoureux des généralités et des principes – il avait des airs d’inévitabilité. Alors que la vérité avait la rugosité de l’absurde et du hasard. Elle brillait par son imperfection, toujours colorée de détails insignifiants ; c’était une mosaïque compliquée, incomplète et contradictoire. Le mensonge expliquait, alors que la vérité était inexplicable – c’était pour cela qu’elle ne manquait jamais de sonner juste.

— Fais un effort de mémoire, Le Blanc, insista Franklin, son visage à quelques centimètres de celui du suspect. L’étincelle qui t’a fait agripper le couteau pour le planter dans sa poitrine de salopard, c’était quoi ? Un mot, un geste, un détail, un souvenir, c’est parfois insignifiant, qu’est-ce qui…

— J’ai compris qu’il allait tuer Dorothy.

Franklin se recula lentement et se détendit. Il gratta nonchalamment sa tempe.

— Quoi, il t’a dit « je vais tuer ma femme » ?

Il avait posé la question dans un ricanement. Peu importait l’explication de Rick Le Blanc, il avait déjà sa réponse.

Protéger Dorothy ? Une raison si inévitable qu’elle ne pouvait être autre chose qu’un mensonge. Il revit le visage d’ombre de Dorothy Boucvalt, ses cheveux blonds figés, l’absence totale d’éclat dans ses yeux excepté celui de la colère, ses doigts blancs recroquevillés sur son corps flétri de mépris. Une femme si dénuée de joie de vivre qu’elle fanait tout ce qu’elle touchait.   

Rick Le Blanc bafouilla une explication : il l’avait vu dans les yeux de Boucvalt lorsqu’il parlait de sa femme, et il savait que cela arriverait bientôt, et cetera, et cetera. Peut-être parce que l’antiquaire avait lu l’incrédulité nouvelle dans l’attitude du détective, il paniquait et s’embourbait dans de vagues explications. Au bout de quelques phrases, il explosa :

— Je ne me souviens plus ! J’ai vu rouge, je l’ai tué. Ce n’est pas suffisant ? Qu’est-ce que vous voulez de plus ?

Franklin nota sa propre déception : la présence d’une activité criminelle et la question financière étaient les déclencheurs typiques d’un homicide, dans près d’un quart des cas.

Dommage, il avait espéré que son premier homicide serait hors du commun. Mais avant de boucler l’interrogatoire, il avait une dernière question :

— Deuxième chose. Comment comptais-tu t’en tirer ?

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