Chapitre 175

Interrogatoire Du 22 Octobre 1987 (II)

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Le Blanc pâlit, mais semblait incapable de formuler une réponse. Le jeune détective réitéra sa question :

— Tu avais bien un plan ? Tu assassines Boucvalt dans un moment de colère, d’accord. Mais tu ne viens pas te présenter au commissariat pour tout avouer. Non, tu dis aux flics que c’est une revenante qui l’a tué. Une revenante ! Tu pensais que c’était une explication rationnelle qu’on allait gober ? 

Le Blanc déglutit. Il murmura quelques mots, que Franklin lui fit répéter.

— Un verre d’eau.

Le détective appela une secrétaire, qui revint quelques secondes plus tard avec un gobelet en plastique ; il trembla lorsque Le Blanc le porta à sa bouche. Franklin faisait les cent pas.

— J’ai sur les bras cinq témoins qui jurent qu’ils ont vu Marìa Flores dans la maison de Boucvalt. Qu’est-ce que tu peux me dire là-dessus ?

Le Blanc persista dans son mutisme.

— Je vais te dire ce que je pense, dit Franklin. Je pense que ton premier instinct, c’est de briser une fenêtre pour faire croire au cambriolage. Cela explique ta blessure.

L’antiquaire ne fit même pas l’effort de cacher une large coupure sur sa main droite.

— Mais pour une raison que j’ai du mal à saisir, tu décides que l’histoire du fantôme va être plus crédible.

Franklin se surprit à s’accrocher à l’idée. Pourquoi Rick Le Blanc, un homme d’apparence raisonnable et rationnel, préférerait-il la version de l’apparition de Marìa Flores ?

— Parce que comme tu l’as dit tout à l’heure, Le Blanc, je ne suis pas de La Nouvelle-Orléans. Ce n’est pas moi que tu essaies de convaincre. Ce n’est même pas…

Il s’arrêta. Non, ce n’étaient même pas les flics de la NOPD à qui l’antiquaire voulait laisser un message. Une explication se dessinait ; une explication imparfaite, qui collait non pas à la réalité absolue et rationnelle d’un détective, mais à la réalité subjective et irrationnelle de l’univers de Boucvalt.

— Imaginons que tu connaisses quelqu’un qui ressemble à Marìa. Une grande fille mince aux traits un peu mexicains et aux longs cheveux noirs ? Ça ne devrait pas être trop difficile à trouver. On a retrouvé des traces de maquillage épais, peut-être est-ce une actrice, et elle joue parfaitement son rôle. Tout ce que tu lui demandes de faire, c’est de se montrer au cimetière, puis de passer dans le hall, monter à l’étage, rien d’autre. Ensuite, elle disparaît comme elle est venue. Et tu n’as qu’à laisser le pouvoir de l’autosuggestion faire son effet. Pile au moment où elle arrive, quelle coïncidence, vous êtes tous là, même Dorothy qui d’habitude est tapie dans sa chambre. Tu cries : « C’est Marìa Flores ! » Tu sais que Dorothy et la femme de chambre soupçonnent Boucvalt de l’avoir tuée. Peut-être ont-elles été témoins, et comme toi elles sont hantées par le souvenir de son cadavre. Et Pillard ? Tout ce qu’il a vu, c’est une grande fille mince aux cheveux noirs, il ne connaissait pas Marìa Flores. Alors si vous dites que c’est elle, il ne peut que vous croire sur parole. Ou peut-être a-t-il vu sa photo dans le journal, mais c’était il y a longtemps, et la fille ne fait que passer. Qu’importe, vous y croyez tous. Et pour faire plus réel, tu laisses même un avertissement, signé de sa main. C’est pour cela que l’autopsie retrouve les traces d’un deuxième coup de couteau dans la même plaie, plus tard. Oui, c’est cela. Si ce meurtre était le travail du spectre de Marìa, elle voudrait faire quelque chose de théâtral, n’est-ce pas ? Pourquoi ce livre, pourquoi ces mots ? Je ne le sais pas parce que je ne suis pas… oui, c’est cela, je ne suis pas dans le cercle de ces gens qui cherchent les Portes de Guinée. Mais pour eux, cela a du sens. Oui, avec cet avertissement de pantomime, tu envoies un message à ceux qui seraient tentés de faire la même chose ? De jouer avec la vie de pauvres filles juste pour prouver des théories fumeuses. Peut-être pour donner une leçon aux ouailles de Boucvalt ? Qui sait ? Ton message à ces gens-là : prenez garde. Si vous tuez, le spectre de votre victime reviendra se venger.

Franklin agita le doigt. Il sentit l’ivresse de la clarté, de la justice qui enfin allait se faire. C’était pour ces moments-là qu’il avait voulu être flic. Le moment où la tension créée par le mensonge se relâche et fait place à la vérité.

— Voici ce que je pense, Le Blanc. Tu as tué Boucvalt parce qu’il considère ses associés comme il considère ses maîtresses : jetables. Tu t’es rebiffé, et tu lui as servi ce qu’il méritait. Le problème, c’est que ça te met illico dans la même catégorie que lui : un assassin. Ton premier instinct a été de couvrir tes traces. Mais ensuite, tu as eu une révélation. Tu as trouvé du sens à ce que tu avais fait. En imaginant la vengeance de Marìa… tu t’es trouvé une vocation de justicier.

Un sourire triste apparut sur les traits de Rick Le Blanc. Plusieurs fois, il essaya de parler, mais la lassitude l’en empêcha. Enfin, d’une voix si profonde qu’elle ressemblait à un murmure, il dit :

— Tu te trompes, Hunter. Tu te trompes, mais te dire la vérité ne servirait à rien… Et tu as trouvé le principal.

Il hésita, puis leva ses yeux vers le détective. Au-delà de l’épuisement brillait une détermination nouvelle.

— Comme tu dis, j’ai trouvé un sens à ce que j’ai fait. Et je n’ai plus rien à dire.


Un homme sain d’esprit avait confessé le meurtre de son associé en affaires, suite à une altercation à propos de vastes sommes impayées : c’était ce que retiendraient la police, les journaux et le public, et cela suffisait.

L’assassin était presque sympathique : la victime était le pire des salauds et avait lui-même tué, sans scrupules. L’antiquaire n’avait fait que venger Marìa et son enfant mort. Le Blanc écoperait d’années de prison, certes, mais les juges retiendraient les circonstances atténuantes. Peut-être même que l’acte de l’antiquaire avait empêché d’autres meurtres ; après tout, Boucvalt avait le profil du tueur en série.

Mais ce serait au jury de délibérer. Ce n’était plus du ressort de Franklin Hunter : malgré l’inconfortable conviction que Le Blanc avait dissimulé une partie de la vérité, le jeune flic avait eu sa confession, et le commandant Willow recommandait sa promotion. Tout ce qu’il désirait à présent, c’était revoir Lanaa. Peut-être même lui offrirait-il un dîner dans un restaurant à la mode pour célébrer cette victoire.

Franklin n’ignorait pas qu’il devait ces lauriers à Lanaa, et cela augmentait encore son désir pour elle. Mais il n’oubliait pas non plus que certains éléments de l’affaire demeuraient inexplicables, ou plus précisément, temporairement inexpliqués, et il pressentait que Lanaa voudrait lui en parler.

Pour l’enquêteur rationnel qu’il était, ces détails ne faisaient que tracer les limites de la compréhension humaine, rendues mystérieuses par l’intervention du hasard. On n’explique jamais complètement les actions des hommes – et leurs conséquences – après coup. On les accepte comme une équation compliquée, faite d’absurde et de vérités parfois contradictoires. Si Rick Le Blanc avait davantage révélé ses intentions, si les autres témoins avaient admis leurs faiblesses, si les morts pouvaient réellement parler : alors toutes les zones d’ombres disparaîtraient.

Franklin apprenait petit à petit que la vérité n’était pas un bloc monolithe fait d’absolu : c’était un kaléidoscope de perceptions. Mais une chose était certaine dans l’esprit du jeune policier : il n’y avait aucune place pour le surnaturel.

Les explications dites « surnaturelles » ne pouvaient être que le produit d’esprits crédules et, il fallait bien l’admettre, inférieurs. Elles trahissaient une fainéantise intellectuelle que Franklin ne pouvait s’empêcher de mépriser, avec une virulence qui parfois le surprenait.

Il méprisait ce trait d’autant plus que c’était l’unique ombre sur le portrait de Lanaa.

S’il avait cru au destin, il aurait crié à l’injustice : il avait fallu qu’il tombe amoureux d’une médium ? Cela ferait bien rire Willow lorsqu’il apprendrait qu’il voyait Lanaa : devant son chef, il n’avait pas mâché ses mots pour dire ce qu’il pensait de ce genre de charlatans.

Pourtant, jamais auparavant il n’avait ressenti une connexion si totale avec une femme : son cerveau, autant que son cœur, autant que son corps, autant que son âme, tout en lui désirait Lanaa. Elle était devenue en une nuit les points cardinaux de sa vie. Pourtant, il n’y avait aucun doute : elle croyait à ces bêtises. Ses visions, ses cartes, ces signes soi-disant laissés par les morts : elle y croyait !

Et Franklin voulait tant qu’elle n’y croie pas, c’en était presque douloureux. Ce détail venait tout gâcher.

Les moments où la frustration brûlait un peu trop fort dans sa gorge, il se rappelait qu’il n’était pas trop tard pour lui faire accepter la réalité. Après tout, Lanaa n’avait pas son éducation. Elle avait grandi comme une orpheline sauvage dans le bayou. Avait-elle même fréquenté les bancs de l’école ?

Son intelligence ainsi que sa capacité d’observation et d’analyse étaient hors pair – elle expliquait ces talents comme les femmes (sûrement analphabètes) de sa famille l’avaient fait avant elle : elle les prenait pour de « l’intuition ». Ce qu’elle appelait « les signes » n’était que des indices purs et simples, résultats visibles des conséquences des actions des hommes. Question de sémantique, qu’importait : elle possédait un talent de détective, et il lui montrerait comment fonctionnait le monde.

Il l’éduquerait.

* * *

Vingt-cinq ans plus tard, paralysé de remords dans le fauteuil d’une chambre anonyme, Franklin ferma les yeux pour supporter une nouvelle vague de nausée qui amena une constellation de regrets : son mariage trop rapide avec une autre femme, son divorce, son obsession pour le masque de Toutankhamon, son renvoi du FBI. Tout était relié à Lanaa Steele et aux événements dans la clairière, quelques semaines après la confession de Le Blanc.

Mais surtout, il tenait grâce aux enquêtes des autres la confirmation de tout ce qu’il avait soupçonné depuis le début : Lanaa Steele était au centre de quelque chose de plus grand encore.

Le mince filet de lumière éclairant le dossier « Milburn Boucvalt » s’était fait plus fade. Le soir tombait, probablement.

Avec son pied, l’ancien flic ouvrit la porte du minibar. Il ne restait plus d’alcool nulle part.

Le bar de l’hôtel avait été baptisé « Loas Bar », d’après les esprits vaudous.

On ne peut pas y échapper, dans cette foutue ville, cracha Franklin.

Mais qu’importait la bouteille, il lui fallait l’ivresse. S’il voulait avoir la force de faire face aux derniers feuillets du dossier, qu’il s’était pourtant promis, il y avait dix mille nuits, de ne jamais lire, il n’aurait besoin de rien de moins qu’un anesthésiant.

Ce qu’il y avait dans le dossier répondait à la question cruelle qui avait planté un drapeau noir dans son crâne le jour de la découverte des bouteilles vaudoues : était-il, lui, Franklin Hunter, responsable du sort de Lucia Dewi ?

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