Chapitre 177
Loas Bar

Le bar de l’hôtel occupait le coin d’un vaste salon aux plafonds trop hauts pour prétendre à l’intimité. Avec ses moulures blanches, ses colonnes antiques et ses fenêtres ornées de vitraux, la pièce, comme le reste de l’interminable bâtiment, honorait la grandeur du passé. Mais le luxe avait depuis longtemps déserté ses murs, et le lieu avait l’allure d’une Belle du Sud sur le déclin, ses doigts squelettiques enserrant la dentelle d’une robe au parfum de rose et d’antimites.
Franklin était le seul client.
Il s’installa au bar, qu’on avait essayé d’égayer avec une sélection saugrenue d’objets trouvés, de crânes, d’animaux empaillés, d’outils victoriens et de bougies enfoncées dans des bouteilles colorées. Juste à côté du bar, on avait installé un petit autel sur un guéridon. Une bougie solitaire éclairait sa triste mine.
Autel vaudou, pensa Franklin. On était à La Nouvelle-Orléans, après tout, et l’hôtel avait grand besoin d’appâter les touristes. Et on n’attirait pas les mouches avec du vinaigre.
Il resta un long moment assis au bar, seul. La pochette de documents était posée à côté de lui, sur le plateau de marbre. Rien n’existait dans le bar à part la pochette. Le regard de Franklin fut attiré par une petite poupée sur l’autel vaudou. Elle aussi avait des cheveux argent. Il repensa à la promesse qu’il avait faite à Sixtine.
Les cinq filles dans le grand livre.
Il leur devait bien cela. Il fallait lire le dossier. Il se promit de l’ouvrir après le premier verre.
— Vous savez ce que vous voulez boire, ou vous laissez les esprits décider ?
Le barman, un homme souriant d’une trentaine d’années, avait surgi de derrière les bouteilles colorées. Ses longs cheveux blonds ondulaient sur ses épaules larges, moulées dans un costume trois-pièces bleu ciel.
Trop séduisant pour être compétent, pensa Franklin. Il cacha la pochette sous son coude.
— Je suis du coin, pas besoin de cinéma. Un double de votre meilleur poison.
Le barman afficha un sourire en coin, comme si cet étranger grincheux lui avait proposé un défi qu’il espérait depuis longtemps. Il saisit une bouteille couleur d’ambre derrière lui ; il en versa le contenu dans un shaker.
— Du coin ? Qu’est-ce que vous fichez chez moi, alors ?
Il ne quittait pas Franklin des yeux, tout en mixant des ingrédients avec une maîtrise surprenante.
— Chez vous ? demanda Franklin.
— L’hôtel est à moi. Mais mon royaume, c’est le bar.
Il fit un geste rapide qui se perdit du côté de l’autel vaudou, secoua son shaker puis décanta sa boisson sombre dans un verre dont les rebords étaient glacés d’une poudre rouge. Il le poussa devant Franklin.
— Je ne sais pas ce qui vous a fait revenir, mais ma potion va vous le faire oublier en un rien de temps.
— Comment est-ce que vous savez que je suis parti ?
Le barman répondit quelque chose, mais Franklin ne l’entendit pas : il s’efforçait de ne pas recracher sa première gorgée.
Sa bouche était en feu, et les flammes avaient gagné sa gorge, son souffle, son corps entier, et peut-être bien son âme aussi. Les larmes inondaient ses yeux, et il s’agrippa au bar en articulant une phrase muette. Le barman comprit qu’il lui demandait ce qu’il y avait dedans.
— Que des bonnes choses. Une vieille recette créole.
Il rit, s’accouda au bar, s’approcha de Franklin et lui souffla :
— Au fond du verre, il y a un ingrédient pour éteindre le brasier. Boire jusqu’à la lie, c’est votre seule issue.
Après une hésitation, Franklin but le reste d’un coup : n’importe quoi pour que ça s’arrête. Un mince filet de liquide ambre dégoulina sur son menton, brûlant sa peau noire. Au bout de quelques secondes, il soupira et passa son bras sur son visage pour en éponger la sueur.
Le barman avait raison : tout s’était calmé d’un coup, dès la dernière goutte.
Ce qui restait dans sa bouche, dans ses poumons et dans sa tête, était une vague impression de sérénité, de calme. Comme si tout à l’intérieur de lui avait été lavé par le feu.
Le barman passa un torchon sur le marbre, un sourire satisfait et bienveillant illuminant son teint pâle.
— C’était un simple. Certain d’en vouloir un double ?
Franklin repoussait le moment d’ouvrir le dossier et il y avait quelque chose chez ce barman qui invitait à la confidence. Alors il parla.
Le cocktail y était aussi pour beaucoup. Outre une douce ivresse, ses effets secondaires comprenaient une clarté aiguë et apaisante. La clarté sans la culpabilité : la boisson avait été si salvatrice qu’il en demanda une autre.
Franklin raconta au barman qu’il avait grandi à Minneapolis, puis avait été flic à La Nouvelle-Orléans, au Septième District. Mais il avait quitté la ville peu de temps après son arrivée. Il avait passé la plus grande partie de sa vie à Philadelphie, au FBI, secteur des antiquités. Il s’était ensuite installé comme détective privé, avait découvert que le Musée du Caire possédait une copie du célèbre masque de Toutankhamon, et que la momie de Néfertiti, au Met, était aussi un faux – l’un des faux les plus extraordinaires jamais produits. Sa révélation de la fraude avait entraîné la chute d’une secte composée de riches collectionneurs d’antiquités reconnus coupables d’emprisonnement de leurs jeunes épouses et d’incitation au suicide, quand il ne s’agissait pas d’homicide pur et simple.
Se remémorer ces accomplissements passa un baume lénifiant sur sa tourmente : il avait tellement ruminé ses fautes qu’il avait oublié qu’un jour il avait été utile à la société.
Il ne mentionna pas Lanaa ni les croyances de la secte sur l’équilibre du pouvoir dans l’au-delà. Ni, bien sûr, ce qu’il avait le plus de mal à accepter : l’immortalité de Sixtine, et la vaste dimension, invisible et terrifiante, que le voile levé dans la grotte au Vietnam avait révélée.
Pourtant il soupçonnait que le barman n’aurait aucun mal à le croire, et c’est peut-être la raison pour laquelle sa compagnie lui semblait si réconfortante.
— Qu’est-ce qui vous a fait revenir, alors ? demanda à nouveau le barman en préparant un autre shot de sa concoction.
— Les bouteilles vaudoues.
— Les bouteilles de la Vermilion, à Lafayette ?
— C’est ça. On en a retrouvé d’autres. Jusque dans le nord. On pense que c’est une disparition, liée à cette secte dont je vous parlais. Lucia Dewi, ça vous dit quelque chose ?
Le barman secoua la tête.
— Non, mais la secte…
Sa phrase resta en suspens. Il se retira un instant derrière les bouteilles, pour mixer quelques ingrédients loin du regard de Franklin. Le détective remarqua qu’il avait pris un collier de piments séchés d’un buste d’apothicaire. Il revint devant lui avec un mortier et se mit à piler une poudre rouge.
— Comme vous, je ne suis pas d’ici. Je viens d’une petite ville, dans un petit État, où tout est petit. Surtout les idées. Là où j’ai grandi, on aime que les garçons soient bons comme leur père, et que leur père soit bon comme un chrétien. Un chrétien qui va à l’église le dimanche, qui boit à la résurrection d’un homme mort sur la croix, qui invoque les anges et les saints pour une nouvelle voiture, qui cite les sept miracles de Jésus en faisant le barbecue. Mais qui sort la ceinture quand son gamin parle de magie. À quinze ans, je ne savais même pas qui j’étais, mais je savais déjà que pour un garçon comme moi, la maison était trop petite — j’ai vu le message comme s’il avait été écrit sur les murs. Quand je suis arrivé à La Nouvelle-Orléans, j’ai eu l’impression de revenir chez moi. Une terre promise, en quelque sorte. Et j’ai fait fortune tôt, ici. La revanche des déracinés, de réussir ailleurs que dans son pays, n’est-ce pas ?
Franklin opina. Lui aussi, un temps, avait eu l’impression d’avoir réussi.
— On fait fortune dans quoi, à La Nouvelle-Orléans ? demanda-t-il.
— J’achète des bâtiments historiques, je les embellis, je les revends. Celui-ci est en cours. Mais je ne fais pas comme les autres promoteurs. Ils achètent du vieux pour faire du neuf, ils ignorent l’identité unique d’un lieu et en font un clone anonyme. C’est gaspiller l’or qu’ils ont entre les mains. L’or, c’est l’histoire des murs ! Moi, je les fais revivre. Tous mes intérieurs racontent une histoire unique. J’invite les gens à une connexion avec ceux qui sont passés avant nous.
— Et ça marche ?
Les yeux du barman brillèrent.
— Vous seriez surpris. J’ai vendu des bâtiments à près de deux fois leur estimation, juste parce que j’avais passé quelques heures dans les archives. Personne ne peut résister à une histoire. La connexion humaine : c’est ça, l’or.
Franklin fit une grimace involontaire. La mention des archives avait empli sa bouche d’amertume. Le dossier brûlait sous son coude.
Le barman disparut à nouveau derrière les bouteilles et s’écria :
— Mais mon secret, c’est que je n’achète les bâtiments que s’ils ont une bonne énergie.
Franklin ricana.
— Quoi, vous faites des visites avec une médium ? Un pendule ?
— Riez, riez. Au faîte de ma carrière, j’ai investi dans une magnifique maison du Quartier Français. Un bijou d’architecture. Elle était si belle que j’ai décidé d’ignorer mon intuition. Il se trouve qu’une famille comme la mienne y avait vécu. L’intolérance et le malheur dégoulinaient presque des murs, je le sentais. Mais vous savez ce que c’est : quand la réussite arrive, on est reconnaissant. Quand elle s’installe, on devient complaisant. On se convainc qu’on a la touche de Midas. La maison était sous-évaluée, et le succès garanti.
Il gloussa, revint avec un shaker et un verre glacé de poudre rouge.
— J’ai perdu des millions dans l’affaire. Mais au moins, j’ai appris une leçon.
Il retrouva son sérieux, agita son shaker dans un geste énergique, compliqué et précis, sans y porter la moindre attention.
— C’est pour cela que je vous parle de la secte, dit-il en versant le cocktail. Depuis ce mauvais deal, je fais des recherches avancées sur l’histoire des bâtiments avant de les acheter. Et il y a quelques années, le gouvernement a mis en vente une propriété qui m’intéressait beaucoup.
Il fit glisser le verre jusqu’à Franklin et le regarda droit dans les yeux.
— Vous en avez peut-être entendu parler. Customs House.
Customs House, pensa Franklin. Style Renaissance Égyptienne, années 1840. Abrite aujourd’hui le Musée des papillons d’Audubon et les locaux des douanes et l’US Wildlife Service. Louis-Christophe « Duminy de Glapion » Daumesnil, deuxième mari de Marie Laveau, propriétaire des esclaves ancêtres de Lanaa, avait investi dans sa construction.
Depuis ses cinquante ans, Franklin se plaignait sans cesse des ravages que l’âge faisait subir à sa mémoire. Il était capable de se remémorer des épisodes de sa jeunesse avec une terrifiante précision, mais il peinait à se souvenir de tous les éléments d’une enquête en cours. Il fut ravi de constater qu’il se rappelait avec une stupéfiante limpidité des détails fournis par Florence. Un autre effet bénéfique du cocktail ?
Il saisit le deuxième verre offert par le barman et le but jusqu’à la lie, d’un coup, malgré le feu ardent qui s’engouffrait dans ses tripes. La brûlure, cette fois, ne dura que quelques instants. Passée la douleur initiale, la sensation purificatrice se montrait plus qu’agréable : elle était délicieuse.
— Parlez-moi de Customs House, dit Franklin en s’épongeant le front. J’ai entendu qu’on y trouve de belles fresques égyptiennes.
— C’est à cause d’elles que j’ai considéré l’achat, mais j’ai laissé tomber quand j’ai appris que c’était un lieu de rassemblement pour des cercles occultes.
— Je ne pensais pas que ça vous dérangerait, dit Franklin en pointant du menton l’autel vaudou.
— Hmm, fit le barman. Pas ce genre-là. Plutôt du genre de votre secte.
— Meurtres ? Suicides ? Les deux ?
Le barman opina.
— Aucune preuve, bien sûr. Que des rumeurs dans la presse à scandale de l’époque, qui faisait ses choux gras de ces histoires sanglantes.
— Que disaient-elles ?
— Qu’il y a eu des cérémonies dans le grand hall égyptien. Et que beaucoup des participants en étaient ressortis les pieds devant.
— Pour le bien de leur âme, je présume ?
— Bien entendu.
Franklin joua quelques secondes avec le verre vide, lécha la poudre rouge sur son doigt.
— Louis-Christophe Duminy était parmi eux ?
Le visage du barman s’éclaircit.
— Duminy de Glapion, le mari de Marie Laveau, oui, c’est lui. On dit qu’il les présidait, et ça lui a coûté sa fortune. Les cérémonies avaient si mauvaise presse que plus personne dans la région ne voulait faire affaire avec lui. Ses descendants ont essayé par tous les moyens de se distancier de lui – c’est pour ça qu’on ne retrouve le nom de Duminy nulle part, juste Laveau, ou Glapion.
Il essuya le bar distraitement.
— Le club était réservé aux hommes influents de la haute société, donc on ne peut pas négliger la possibilité d’une bonne vieille calomnie à des fins politiques, mais… disons qu’une visite nocturne de Customs House m’a guéri de toute envie d’investir un centime dedans. Je suis persuadé que les rumeurs sont vraies.
— Pour quelle raison ?
Le barman tapota l’aile de son nez. Franklin sourit.
— La même raison pour laquelle je n’ai pas non plus acheté un autre bâtiment Renaissance Égyptienne de l’autre côté de la ville, qui lui est en vente pour une bouchée de pain. Un vieux tribunal, qu’ils vont démolir. Mais pour ceux qui connaissent l’histoire de Duminy…
— Un nom maudit, interrompit le détective. Votre intuition était bonne, Duminy était l’un des fondateurs de cette secte. Servez-m’en un autre, que je trinque à votre bonne fortune.
Il lui tendit son verre vide. Il était temps de changer de sujet. Duminy menait aux esclaves, à Lanaa, à Boucvalt, et à lui. Pas juste à lui : à sa honte. Le dossier sous son bras ouvrait déjà un trou béant, qui menaçait de le happer. Il avait plus soif que jamais, et le barman le comprit.
— Vous êtes prêt pour ma spécialité, dit-il, un sourire en coin.