Chapitre 182

Jungle

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Dernier quartier de lune (11ème jour d’octobre)


Être témoin des premiers soupçons d’aube dans la jungle du sud de l’île de Sulawesi aurait dû ressembler à un miraculeux privilège. Fief d’une faune et une flore uniques au monde et encore largement inconnues de la science, paradis perdu s’épanouissant sur les lignes de fracture de la Terre, tributaires des humeurs volatiles de plusieurs volcans actifs : la nature ici était mystérieuse et primaire, et l’aube amenait une extraordinaire symphonie de cris, les premiers des créatures diurnes et les derniers des bêtes nocturnes.

Mais la menace imprégnait tant l’air que Sixtine aurait juré qu’elle coulait comme une brume invisible. Étaient-ce les hurlements effrayés des tarsiers, si aigus que l’oreille humaine était incapable de les percevoir, pourtant présents dans l’éther ? Ou était-ce simplement la peur de se perdre ? 

Max avait étudié le chemin de Pawa’satori jusqu’à la cabane, à travers la zone interdite : il n’y en avait qu’un, ils ne pouvaient pas se tromper. Il fallait juste s’assurer de ne pas être vu, et cela signifiait marcher non pas sur le sentier déjà tracé, mais en parallèle, en territoire sauvage.

Ils marchèrent une heure, peut-être deux. Ils passèrent d’autres falaises avec d’autres niches et d’autres ossements. Les tau tau, victimes de vols ou d’abandon, n’étaient plus là pour garder l’entrée des tombes de plein air. Les crânes ajoutaient un air de désolation au chemin vide. Ils croisèrent une jeune femme, cachée derrière un parapluie rouge, qui menait paître un buffle. L’animal les regarda mollement ; ils ne virent jamais le visage de la jeune femme.

Lorsqu’ils aperçurent un camion garé, ils se dissimulèrent derrière un rocher.

Ils attendirent, sursautèrent au moindre bruit d’oiseau, mais personne ne vint.

Max remarqua que la porte du cargo était à moitié ouverte : il contenait des bidons de tailles variées.

Finalement, ils quittèrent leur cachette et firent un détour à travers les bananiers pour le contourner. Ils rencontrèrent aussi de grandes saignées à l’intérieur de la forêt, comme des tranchées désolées. Des piles de bois mort entassé jalonnaient le sentier. La déforestation, menaçant tant l’équilibre fragile de ce monde unique et précieux, semblait poursuivre son inexorable marche.

Le soleil avait déjà percé à l’horizon lorsque Sixtine découvrit un obsidia qui volait dans les premiers rayons. Elle ne le reconnut que grâce à sa grande taille et un reflet doré ; l’insecte ne s’approcha pas, et disparut d’un coup. 

Enfin, ils arrivèrent à la cabane de forestier qu’ils avaient remarquée la veille.

Elle se dressait comme un mirador dominant une pente couverte de fougères, préface à un paysage vaste qui s’étirait jusqu’à de lointains sommets. Elle était bâtie sur de hauts pilotis branlants et un réservoir d’eau en équilibre sur un rocher. Un escalier menait à une sorte de porche couvert. Les vitres des fenêtres étaient sales, mais toujours intactes.

Max et Sixtine, leurs sens en alerte, s’en approchèrent avec précaution. Ils se cachèrent dans l’ombre du réservoir, sous son plancher. Sixtine vérifia une fois encore la présence de son couteau de nacre.

Après une étude des environs, alors qu’ils étaient sur le point de quitter leur repère, un bruit les cloua sur place.

Lentement, ils se recroquevillèrent. Le bruit se fit entendre à nouveau.

— On dirait des chaînes, murmura Max.

Ils remarquèrent que les espaces entre les planches du sol leur permettaient de voir directement à l’intérieur de la pièce. Une ombre passa entre deux lames.

— Il y a quelqu’un ! souffla Sixtine.

Effectivement, quelqu’un marchait, et traînait des chaînes.

— C’est Lucia. C’est Lucia, j’en suis sûr ! s’écria Max, son visage radieux.

Sixtine regarda en hâte autour d’elle.

— Si j’arrive à monter sur le réservoir, je devrais pouvoir atteindre la fenêtre.

Avant que Max puisse l’avertir, elle tenta une ascension, mais ne parvint pas à atteindre la fenêtre au-dessus d’eux. Elle réussit cependant à se hisser au niveau de l’autre ouverture de la cabane.

Elle ne put distinguer qu’un vieux lavabo, et une porte. La cabane comptait apparemment deux pièces. Si prisonnière il y avait, elle devait se trouver dans l’autre pièce. Il fallait absolument que Sixtine y parvienne.

Concentrée sur son effort, elle n’entendit pas le cri étouffé de Max. Quelques secondes plus tard, sa nuque explosait de douleur. Elle s’écrasa sur le sol.

La dernière chose que Sixtine vit ne fut pas Lucia, mais des baskets sales et la crosse d’un fusil.

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