Chapitre 183

Les Deux Rosaces

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Sixtine était en Indonésie avec Max. Max et Sixtine. Sixtine et Max.

Florence ne pouvait pas empêcher la jalousie de tordre chacune de ses pensées, d’en essorer la joie et l’innocence, et tout ce qu’il en ressortait était sec et froissé. Elle aurait tellement aimé être ailleurs, avec Max. Ailleurs qu’à Falmouth, où tout lui rappelait son passé, et son inutilité.

Son enthousiasme pour l’affaire s’était flétri. Elle avait remonté la piste de Daumesnil jusqu’à Boucvalt, mais tout s’arrêtait là ; Franklin demeurait le seul et unique lien avec le présent. Elle s’était convaincue qu’il détenait le reste des réponses – et Cybelle était partie le chercher. Les autres couraient déjà sur les traces de Lucia et Masseau en Indonésie. Que pouvait-elle faire de plus, à part attendre ?

Elle commença à trier les papiers sur la grande table de la bibliothèque, mais se découragea au vu de l’immensité de la tâche. Les documents recouvraient toutes les surfaces planes. Rien que le catalogue de la vente du fond Glapion en 1982 contenait plus de deux cents pages. Celui de la vente du fond Boucvalt en 1988, près du double. Bien sûr, ce ne fut qu’après les avoir imprimés et utilisé tout son stock de papier que Florence s’était rendu compte qu’un logiciel était capable de comparer les deux documents et d’en trouver les similitudes, en seulement quelques clics. Elle avait seulement besoin de la liste des quelques articles qui se retrouvaient sur les deux listes, et avaient donc été définitivement achetés par Boucvalt. Les cinq feuilles qui en avaient découlé répertoriaient trois cent seize articles, dont la grande majorité appartenait à la catégorie « Livres et Documents », et le reste « Antiquités ».

Parmi eux figurait bien le papillon égyptien. Ce qui avait confirmé la conviction de Florence que les documents de provenance des pièces de musée étaient rarement corrects, même pour celles exposées dans des institutions prestigieuses. Cela avait aussi prouvé à la journaliste que la satisfaction d’avoir raison a posteriori était invariablement surestimée.

Une autre ligne de la liste avait attiré son attention, parce qu’elle semblait étrangement vide. Deux mots seulement y figuraient : « La Clef ». Un titre de livre, probablement, mais sans auteur. Instinctivement, Florence avait tourné la tête vers la bibliothèque à la vitre cassée, dans laquelle se trouvaient les journaux de Vivant.

Elle s’était demandé quelques minutes où elle avait bien pu voir ce nom, mais avait vite conclu qu’il était finalement assez courant. Elle avait envoyé la liste à ses co-équipiers, puis était retournée à l’ennui qui la minait depuis le départ de Max.

Pourquoi ses efforts avaient-ils le goût du temps perdu ?

Après avoir abandonné le projet de rangement de la bibliothèque, elle longea les couloirs du manoir, sans but précis. Combien de fois, petite, avait-elle erré dans la grande bâtisse aux mille recoins, en mal d’aventure et de compagnie ? Elle avait trouvé les deux en la Princesse Pirate et son équipage imaginaire.

Mais aujourd’hui, même les équipages imaginaires étaient partis.

Elle se retrouva dans le Petit Salon, dont elle scruta le vide silencieux, ce qui renforça encore sa solitude.

Mikael s’était enfermé pour écrire dans son bureau. Franklin avait disparu, et, comme d’habitude, personne ne savait où était Cybelle. Même Han se faisait rare.

Un frôlement sur sa jambe la fit sourire : le chat noir semblait aussi perdu qu’elle. Elle le caressa et il trotta devant elle. Elle le suivit jusqu’à un endroit bien familier : la chambre de Max.

Il miaula devant la porte fermée.

— Non, non, non, on ne peut pas y entrer, dit Florence, agrippant la poignée. Ce ne serait pas correct. Tu vois, la porte est ferm…

Même lorsque la poignée céda, Florence crut nécessaire de feindre la surprise. Qui voulait-elle convaincre ? Elle mourrait d’envie d’y pénétrer depuis le départ de Max – presque autant que le chat, qui se mit immédiatement à renifler placards et tiroirs.

Sa présence dans la chambre de Max se révéla être la seule chose qui puisse apaiser son vague à l’âme. Elle découvrit avec soulagement que ce n’était pas tant de la jalousie – elle avait encore la force morale de s’interdire de fouiller dans ses affaires – que de la bonne vieille solitude. Et un peu d’amour aussi.

Max lui manquait, plus que les autres.

Elle s’allongea délicatement sur son lit, mais se releva presque aussitôt : le réconfort passager laissait la place à un embarras aigu. Elle appela le chat.

— Psst, psst… Machin ! Il va falloir te trouver un nom, si tu t’incrustes ici. Mais allez, ce n’est pas un endroit pour toi ici. Pour moi non plus, d’ailleurs.

Mais le chat sauta sur le bureau et piétina les vieux plans historiques de la construction de la chapelle. Florence alla le prendre dans ses bras, lorsqu’elle se souvint de la conversation qu’elle avait surprise grâce aux tuyaux victoriens : Sixtine avait confié la mission de l’étude de la chapelle à Max, sans même l’avoir consultée. Un problème de loyauté mal placée, avait-elle affirmé.

L’amertume du ressentiment colora un instant les plans sous ses yeux. Mikael n’avait-il pas dit qu’elle avait sa place dans la légende, précisément à cause de ses origines ? N’était-elle pas Florence Mornay, descendante des habitants de Falmouth Manor, pour le meilleur et pour le pire ?

N’avait-elle pas… de l’importance ?

La fleur vénéneuse s’épanouissait, dans son terreau fertilisé par l’ennui, la solitude et l’épuisement nerveux des dernières découvertes.

C’est ce moment-là que choisit le hasard pour mettre sous ses yeux un détail : sur un plan jauni par le temps et percé de trous de mites, deux immenses rosaces ornaient la chapelle. L’une sur la façade est, visible depuis le manoir. L’autre sur la façade ouest.

Sauf qu’en réalité, pensa Florence, il n’y avait pas de façade ouest : le bâtiment était adossé à la roche de la falaise.

Était-ce le souvenir de sa conversation avec Mikael, qu’elle avait trouvé en pleine contemplation du trou où jadis se trouvait la rosace est ? Était-ce l’absence douloureuse de Max ? Était-ce sa soif de revanche, tapie dans les replis de sa conscience ?

Quelles forces la poussèrent à enfiler des vêtements cirés à la hâte et à s’aventurer dans le vent et la pluie, pour s’assurer que le dessin du plan était bel et bien une anomalie ?

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