Chapitre 184

La Déposition de Lanaa Steele (XI)

Chapter illustration

ÉTAT DE LA LOUISIANE

NEW ORLEANS POLICE DEPARTMENT

Dossier no 86-934-S


Déclaration écrite soumise par le témoin


Témoin : Lanaa Steele

Feuillet 11/15


17 novembre 1987


Demander à une morte d’interroger les cartes semble entièrement absurde. Surtout quand je meurs d’envie de poser les miennes. Mais peut-être parce que préserver les apparences est le dernier rempart contre la folie, je fais comme si je n’avais pas vu son corps dans un cercueil il y a vingt-huit jours.

Assise à la place du client de l’autre côté de ma table nappée de velours, Marìa Flores fait mine de réfléchir.

— Une question au Jeu, hein ?

Je brasse les cartes, mais mes yeux reviennent toujours vers elle. Sa voix est grave, un peu cassée, mais toujours onctueuse, comme celle d’une chanteuse de jazz dans sa dernière tournée. Elle paraît jeune, pourtant ; sa peau hâlée est lisse, à l’exception d’une cicatrice sur son menton. Ses traits forts, le noir de ses cheveux et la chaleur dans ses yeux la font ressembler aux femmes fatales mexicaines des westerns hollywoodiens. Elle a posé ses bottes de cuir rouge sur un coin de la table. Ses longues jambes sont moulées dans un pantalon de Skaï noir, et une ample blouse blanche ornée d’un large volant de dentelles révèle ses épaules et son cou, caressés par de longs cheveux ondulés.

Mon imagination m’assaille d’explications impossibles, que mon esprit refuse. Mais comme Rick Le Blanc, comme Dorothy Boucvalt et les autres témoins du meurtre, je n’ai aucun doute : c’est bien Marìa Flores en face de moi.

— Oh, des questions… J’en ai. Par exemple, « Qui suis-je ? »

Elle enlève ses bottes de la table et avance son visage près du mien. Elle penche la tête en souriant. Je n’arrive pas à parler.

— Tu y as déjà répondu, tu sais très bien qui je suis, n’est-ce pas ? Tentons une autre. « Qui est Lanaa Steele ? »

Elle me regarde en coin. Ma bouche est comme paralysée. Elle se lève.

— Celle-ci, tu n’y as définitivement pas répondu. Le Jeu pourrait te le dire, mais l’écouterais-tu ? Tentons une autre, encore. « Qui est Franklin Hunter ? » Hunter, comme chasseur. Un sacré nom, hein ?

Elle déambule autour de la petite pièce, manipule ce qu’elle trouve sur les étagères. Ses doigts laissent des traces sur la poussière des bocaux. Ils sont là depuis si longtemps que j’ai oublié qu’ils existaient. Elle en examine un, contenant de la poudre noire et étiqueté Goofer Dust.

— Lui as-tu déjà tiré les cartes, à ton amoureux ? Je parie que tu n’as pas demandé au Jeu qui est vraiment Franklin Hunter, parce que tu as peur de la réponse.

Elle ouvre le couvercle du bocal, renifle la poudre noire.

— Qu’est-ce que c’est ?

Miraculeusement, j’arrive à articuler.

— De la poudre de…

Mais je m’arrête. J’ai honte de le dire.

— Une concoction pour les cérémonies vaudoues.

— Qu’est-ce qu’il y a, là-dedans, Lanaa ? murmure-t-elle comme si elle s’adressait à une petite fille.

— Du sel, des épices et des herbes, des cendres… des insectes, des os et de la peau de serpent broyés, de la poudre à canon, des débris d’enclume… et…

— … De la terre de cimetière, n’est-ce pas ? La fameuse Poudre de Cimetière.

Elle ricane en faisant la grimace.

— Ah, vous autres, vous savez comment planter le décor pour vos séances. De la peau de serpent ? Quel théâtre !

Son œil brille soudain, et elle saisit un fin pinceau dans l’un des vases. De son autre main, elle agrippe quelque chose dans son dos. Avant que j’aie pu comprendre de quoi il s’agissait, un poignard est planté entre mes mains dans le bois de la table.

— Posons au Jeu une question beaucoup plus drôle. « Qui a tué Milburn Boucvalt  ? »

— Rick Le Blanc a confessé son crime.

Je m’entends répondre, mais les mots semblent venir de quelqu’un d’autre.

Marìa grommelle. Elle suce le bout du pinceau, avant de le tremper dans la Poudre de Cimetière.

— Mais toi, Lanaa, qu’est-ce que tu en penses ? Qui a tué Milburn Boucvalt ?

Elle approche son visage du poignard et le pinceau de son œil. Je comprends enfin ce qu’elle fait : elle observe son reflet dans le métal de la lame et noircit ses yeux de poudre noire. Je ne peux toujours pas articuler le moindre mot, comme si un sort m’empêchait de parler. Je ne crois pas aux sorts, pourtant.

— Cinq témoins m’ont vue, mes empreintes sont sur le couteau, il y a un mot écrit de ma main. Qu’est-ce qu’il aurait fallu que je fasse pour te convaincre ? Que j’aie un motif de le tuer ?

Elle lève son sourire vers moi, hausse un sourcil. Un de ses yeux est cerclé de noir.

— Hein, qu’est-ce qu’il te faut de plus, Lanaa ?

— Que tu ne sois pas déjà morte.

Elle semble ravie de ma réponse, elle ouvre les bras d’un air satisfait.

— Morte et bien morte, pourtant je suis devant toi ce soir, Lanaa. Alors ? Qui a tué Milburn Boucvalt  ?

Mon mutisme revient et, un vague ennui flétrissant son sourire, elle achève de maquiller son autre œil. 

— Tu as raison. Je ne l’ai pas tué. Tuer n’est pas ma vocation.

Elle suce à nouveau son pinceau. Il y a un trait noir sur ses lèvres. J’ai la nausée rien que de penser aux ingrédients ignobles de cette poudre. Mais je revois son corps dans le cercueil : c’est ce corps-là qui aurait été empoisonné. Le corps devant moi ne peut pas exister.

— J’étais dans la maison de Boucvalt pour une autre raison, continue-t-elle. En passant, j’ai planté le poignard dans sa poitrine de salaud, simplement parce que je n’ai jamais pu me refuser un petit plaisir. Il était déjà raide, mais j’en ai quand même tiré une certaine satisfaction. Un avant-goût, disons. Mais surtout, j’en ai profité pour aller chercher la véritable arme du crime.

Elle se recule de la lame pour admirer son travail. À présent, ses deux yeux sont cerclés de noir.

— L’arme de tous les crimes, Lanaa. Sais-tu de laquelle il s’agit, ou veux-tu demander au Jeu ? Un indice : rappelle-toi, tu étais là quand il m’a tuée.

Elle l’a dit si tranquillement… Pourtant, le souvenir de ce que j’ai vu le soir où j’ai failli mourir de mon accident de moto revient avec une violence inouïe. Si fulgurante aussi, que je ne peux m’empêcher de passer mes doigts sur ma cicatrice en forme de lune. J’étais Marìa, dans la pièce interdite de Milburn Boucvalt, entourée des antiquités volées. J’étais elle, j’ai senti sa terreur. Et ce qu’elle s’est empressée de cacher lorsque son amant et bourreau l’a surprise là où elle n’avait pas le droit d’être. 

Soudain, je revois aussi Franklin, ici même, me présentant la scène du meurtre de Boucvalt. Le papier planté dans sa poitrine, sur lequel est inscrit l’avertissement de Marìa.

Lecteurs, soyez avertis.

Je déglutis. Ma gorge est douloureuse lorsque je murmure :

— Le livre. « La Clef ».

Marìa Flores se tourne vers moi, et opine lentement. Ses yeux charbonneux brillent d’excitation.

— C’est la pièce la plus importante, Lanaa ! Et pourtant… ton amoureux l’a complètement ignorée.

— Il a bouclé Le Blanc, dis-je en haussant la voix, mon agacement perceptible.

— Qui ne l’a pas tué non plus ! s’écrie-t-elle.

— Si ce n’est pas toi, si ce n’est pas Le Blanc, alors…

— Ah ! Enfin, tu poses les bonnes questions, Lanaa Steele.

Marìa Flores repasse tant de fois la poudre noire sur sa peau qu’elle en efface jusqu’à ses pigments naturels. Le noir autour de ses yeux semble sans fond.

— Si Hunter veut des preuves tangibles, qu’il retourne dans la maison de Boucvalt, dit-elle. Il va y trouver deux pièces à conviction. Sur le palier face à la chambre de Dorothy, il y a une armoire. C’est là qu’elle rangeait sa couture. Elle n’y touche plus depuis des années, à cause de ses migraines, mais il y a des tiroirs pleins de broderies, avec des anges et des passages de la Bible. Touchant et atroce à la fois, mais je m’égare. Dans le dernier tiroir en bas, ton détective trouvera un coussin à aiguilles. Dans le rembourrage est cachée une magnifique rivière de diamants d’un demi-million de dollars.

Les yeux toujours dans le reflet de la lame, elle tire la peau de sa joue d’une main et y peint des traits noirs.

— Dorothy a caché son plus beau bijou parce que son absence devait être le nœud de l’affaire. Hunter a vu juste : le plan de Le Blanc était de faire croire à un cambriolage qui a mal tourné. Mais il a changé d’avis lorsqu’il m’a vue dans la maison.

— Tu veux dire que Dorothy est complice de Rick Le Blanc ?

Marìa ricane, puis retourne à son maquillage. Elle dessine des traits sur ses lèvres.

— Deuxième pièce à conviction que les flics ont manquée, toujours dans le placard à couture de Dorothy. Il faut excuser son manque d’imagination, elle a paniqué. Dans une pochette avec des patrons de broderie, il y a un document envoyé par un antiquaire du Caire, en Égypte.

Les poils sur ma peau se dressent. Je le sais, c’est le signe que quelque chose s’approche de moi, comme si les morts murmuraient des instructions. Je baisse les yeux et serre le Jeu dans mes mains moites.

Pour moi, l’Égypte est toujours un signe.

Marìa a dû remarquer mon agitation. Elle pose son pinceau délicatement et prononce d’une voix grave :

— Boucvalt était sur le point de lâcher l’intégralité de sa fortune, jusqu’au dernier centime, pour un bout d’Égypte antique. Une pièce en or, inestimable. Cela te rappelle quelqu’un ?

Le silence tombe sur nous d’un coup. Est-ce à ce moment-là que je réalise que je n’entends plus le tic tac de l’horloge égyptienne ? Au bout de longues secondes, mes lèvres trouvent la force de bouger :

— Duminy.

Je l’ai susurré si bas que si elle n’avait pas déjà connu la réponse, elle n’aurait pu l’entendre. L’assassin de la famille de Delphia, mon ancêtre. Il est si présent dans notre maison de la clairière que son nom me glace les veines.

— Comme Duminy, Boucvalt croyait que les mortels pouvaient gagner une place dans les échelons du pouvoir de l’au-delà, à condition qu’ils soient enterrés avec un trésor sacré et l’âme d’un être cher, de préférence que personne ne regretterait. Je devais être l’âme de Boucvalt, personne ne se serait soucié de ma disparition ici en Louisiane, je ne connaissais personne. Mais un enfant a bouleversé ses plans, dans ce monde et celui d’après.

Une pause minuscule. Je n’ose toujours pas la regarder.

— Dorothy Boucvalt était son plan B, reprend-elle. Elle l’a découvert – de justesse. Une fois que Boucvalt aurait acquis le trésor égyptien, il l’aurait assassinée. Alors elle l’a devancé.

Je n’ai aucune peine à imaginer Dorothy tuant son mari. Sa beauté blonde ravagée par la nuit sans fin de la migraine, s’accrochant à un dernier espoir de ne pas mourir comme elle a vécu, dans l’oubli. Mais la confession de Rick Le Blanc ?

Une image pointe dans mon esprit, et Marìa ne fait que la confirmer :

— Milburn Boucvalt s’est trompé. Quelqu’un regretterait Dorothy Boucvalt. Quelqu’un ne pourrait pas vivre sans elle.

— Rick Le Blanc.

— L’amour total, inexplicable et inconditionnel, continue Marìa. L’amour qui traverse le temps. L’amour qui force un homme à passer des années en taule pour une chance de vivre ses vieux jours avec celle qu’il aime. L’amour éternel. C’est ce que Franklin Hunter n’a pas vu parce qu’il n’y croit pas encore.

Je ferme les yeux. Je sais au fond de moi qu’elle a raison, et cette vérité creuse des fractures sur mon cœur.

— Et devine quel est le lien entre Duminy et Boucvalt ?

— Le livre, dis-je, la nausée étranglant ma gorge, mes yeux toujours fermés.

— Louis-Christophe Daumesnil, dit Duminy, était l’un des auteurs de « La Clef ». Et c’est la raison pour laquelle ton destin est pour toujours lié au mien, Lanaa.

Je décèle une nouvelle nuance dans le timbre de sa voix. De la tendresse, je crois. Je lève enfin les yeux vers elle.

Le visage qui me sourit ressemble à un squelette de Mardi Gras.

← Chapitre précédent Chapitre suivant →
© Caroline Vermalle. Tous droits réservés.