Chapitre 186

La Déposition de Lanaa Steele (XIII)

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ÉTAT DE LA LOUISIANE

NEW ORLEANS POLICE DEPARTMENT

Dossier no 86-934-S


Déclaration écrite soumise par le témoin


Témoin : Lanaa Steele

Feuillet 13/15


17 novembre 1987


— C’est ton destin de perdre Franklin, annonce Marìa en retournant du côté de la table. C’est ton destin de trouver ta vocation, et de l’accomplir. Seulement alors, tu te marieras et auras beaucoup d’enfants. C’est notre conte de fées à nous.

Elle ricane.

— Putain de conte de fées, hein ?

Je suis incapable de rester debout. Je me suis calée contre le guéridon. Le vertige est tout autour de moi. Pourtant, je sens un grand calme à l’intérieur de moi. Comme si soudain tout faisait sens. Pendant ce temps, Marìa fait mine d’inspecter les étagères, jetant de temps en temps un coup d’œil vers moi. Elle saisit un autre jeu de Tarot, l’inspecte. Elle bat distraitement ses soixante-dix-huit cartes, avec une dextérité qui m’impressionnerait si je pouvais ressentir quoi que ce soit.

Puis, sans me quitter des yeux, elle choisit une des lames au hasard, qu’elle tient entre son index et son majeur.

— Mais comme dans toutes les règles, il existe un joker. Une porte de sortie, cachée dans les règles du jeu.

Elle pose la carte sur le velours. Je reconnais instantanément l’illustration du jeune homme au bord d’une falaise, sur le point de faire un pas dans le vide.

LE FOU. 

Elle me fait signe de me rasseoir. Comme une poupée de chiffon, je m’exécute.

Le bois de ma table geint lorsque Marìa tire sur le poignard enfoncé. Dès que la lame se retire, je perds la trace de l’arme : le geste de Marìa a été si rapide que je n’ai pas vu où elle l’avait replacée.

— Revenons au livre de Boucvalt. Il n’en reste plus que des cendres, je m’en suis occupée. Mais les idées qu’il contenait, elles sont comme une maladie terrible, comme une pestilence qui survit aux scellés et au temps. Hunter est le seul qui puisse empêcher la contagion, et le temps presse. Il doute de la confession de Le Blanc. Il ne veut pas encore l’admettre, et il ne veut pas perdre sa promotion, mais ça l’empêche de dormir. Je suis persuadée que Hunter est le seul flic intègre de Louisiane : il n’en faudrait pas beaucoup pour qu’il se décide à creuser plus profond. Il a juste besoin d’être convaincu – et tu es la seule qu’il écoutera.

Les pensées nagent dans mon esprit échauffé, je suis incapable de réfléchir. Je frotte nerveusement la cicatrice en forme de lune, comme si je voulais l’effacer.

— Convaincs-le de remonter la piste du livre, continue Marìa. De chercher les traces qu’il a laissées, de retrouver les mains entre lesquelles il est passé. Convaincs-le de confisquer tout ce qui vient de Duminy. Convaincs-le de ne pas classer l’enquête sur le meurtre de Boucvalt, et d’interroger tous ceux à qui il a parlé. Si on laisse ce poison chez Boucvalt, un jour il inspirera dix mille meurtres. Dis-lui, Lanaa. Tu es la seule qui puisse le convaincre.

— Mais si le destin est déjà en cours…

Marìa tapote de ses doigts la carte du FOU.

— Le destin laisse toujours le choix aux hommes, pour le meilleur et pour le pire. C’est un passage étroit, mais il est ouvert à ceux qui n’ont pas peur. Tu es plus forte que tu ne penses, Lanaa Steele. C’est ta chance d’arrêter ce qui est déjà en marche, et de retenir Franklin.

Elle se lève d’un coup, se dirige vers la porte.

— C’est tout ce que je peux te dire. Sinon…

Sa phrase reste en suspens dans le vide. Je comprends, elle perdra l’amour qui lui a été promis. Je regarde son visage grimé comme un squelette de pantomime et je me demande qui cela peut être. Peut-être que ça non plus, elle ne peut pas le révéler.

Avant de sortir, elle surprend son reflet dans le verre de l’horloge. Elle l’admire et sourit.

— Moi, je sais déjà quelle est ma vocation. Et maintenant, j’ai la tête de l’emploi. So long, Lanaa.

La porte se referme derrière elle. La chaleur qui s’y est engouffrée alourdit tout autour de moi. Je la cherche dehors, par la fenêtre – aucun signe d’elle. Je remarque alors que le crépuscule rôde toujours dans le bayou.

Un coup d’œil à l’horloge égyptienne.

Tic tac tic tac.

Il est 18 h 39, et une brise molle m’apporte les dernières notes de Strictly Business.

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