Chapitre 187
Les Doigts Dorés

Lorsqu’elle ouvrit les yeux et découvrit l’intérieur de la cabane, Sixtine se demanda si elle était morte.
Elle comprit que c’était bien pire : elle était prisonnière.
Elle tira sur ses mains, liées dans son dos. Une douleur brûlante se propagea de ses reins à sa nuque lorsqu’elle regarda par-dessus son épaule. Une corde serrait ses poignets et la retenait au dossier de la chaise en plastique sur laquelle elle était assise. Et bien sûr, les hommes avaient trouvé son couteau de nacre.
Le souvenir du supplice de Thaddeus, avec ses fers assyriens dans la grotte du Vietnam, était cruellement limpide dans sa mémoire. Un ange pouvait mourir et renaître là où se trouvait sa vocation. Mais si on le privait de liberté, son immortalité devenait le plus sadique des enfers.
Au pied de Sixtine, Max subissait un sort similaire. Il gisait à même le plancher, ses bras liés au tuyau d’un lavabo sale. Un mince filet rouge coulait le long de sa tempe. Son œil droit était si enflé qu’il restait totalement fermé, et l’autre était perdu dans le vague.
Il allait ouvrir la bouche lorsqu’un bruit de chaînes dans l’autre pièce l’interrompit.
Lucia.
Cette pensée seule redonna des forces à Sixtine. L’ombre qui rayait parfois la clarté filtrant sous la porte prouvait qu’elle était encore vivante.
— Lucia ? appela Sixtine.
De l’autre côté, rien ne bougea. Mais la porte d’entrée de la cabane, qui donnait sur un porche couvert, s’ouvrit si doucement que Sixtine soupçonna d’abord un courant d’air. Puis des petits doigts dorés émergèrent du battant, suivis par le visage d’une petite fille de sept ou huit ans. Elle plongea son regard noir, écarquillé, vers les prisonniers, avec l’air de quelqu’un qui se méfie d’un invité inconnu dans sa maison. Elle resta accrochée à la porte à les observer pendant une longue minute, sa jambe moulée d’un legging sale et déformé faisant parfois des apparitions.
— Bonjour, dit enfin Max, essayant de sourire malgré son œil boursouflé. Est-ce que tu pourrais nous aider ?
Aussi délicatement que possible, il désigna du menton les cordes qui le retenaient au tuyau.
Mais la petite fille secoua la tête, et disparut. Une seconde plus tard cependant, la porte s’ouvrit encore et révéla deux autres enfants du même âge, assis sur un tapis de jonc sous le porche. Un garçon et une fille, tout aussi silencieux que la précédente. Leurs mains étaient si jaunes qu’on aurait dit qu’ils avaient trempé le bout de leurs doigts dans de la peinture d’or. Ils contemplèrent Sixtine et Max un moment, puis retournèrent à leur occupation : trier des centaines d’obsidia.
Armés de pinces à épiler, ils pliaient les ailes de chaque papillon et glissaient ensuite le spécimen dans une enveloppe faite d’une page de magazine. Une fois dans leur prison glacée, les papillons vibraient un instant, puis devenaient immobiles. Impossible de savoir s’ils étaient morts ou vivants.
Peut-être étaient-ils makula, pensa Sixtine. Ceux qui dorment.
— Drôles de geôliers, soupira Max.
Il tira sur le tuyau jusqu’à ce que sa peau devienne blanche. Le tuyau était plus solide que la cabane délabrée ne le laissait croire, et le nœud de la corde noire plus serré. Il s’arrêta enfin, la sueur coulant sur son front, son poignet déjà égratigné. Il fit une grimace et émit un gémissement qui ressemblait à des pleurs, mais il ricanait.
— Question bête : tu n’as pas de… de moyens de nous sortir de là, que le plus commun des mortels comme moi, ne connaîtrait pas ?
— Tu veux dire… des pouvoirs ? s’esclaffa Sixtine. Non, et ce n’est pas faute de les avoir cherchés jusqu’en enfer. Au moins, je peux être catégorique : rien ne va nous sauver, à part peut-être les bonnes vieilles méthodes.
Elle tendit le cou vers la fenêtre sale. Dehors, juste en bas, un des hommes fumait une cigarette sur un rocher, son fusil sur les genoux.
— Et franchement, je ne sais absolument pas comment on sort d’ici.
Max plissa les yeux en l’observant. Puis il baissa le regard, avant de le relever vers elle.
— Tu es allée en enfer ? murmura-t-il.
Elle trouva la force de rire, ce qui réveilla la douleur dans son dos.
— Non, non. Je ne suis pas ce genre d’…
Son ventre se serra. Elle ne pouvait se résigner à articuler le mot « ange », qui faisait surgir une honte indicible.
— L’enfer était bien sur Terre, je te rassure, continua-t-elle. Hô Chi Minh City, l’ancien Saigon. J’ai passé du temps dans les bidonvilles. J’ai pensé que si ma vocation était de sauver quelqu’un, autant que ce soient les plus miséreux.
Ses yeux se perdirent dans les planches crasseuses du plafond de la cabane.
Les canaux noirs coulaient jusqu’à elle, amenant les souvenirs de sa saison en enfer.
— Je me souviens d’une famille à Hô Chi Minh City, raconta Sixtine. Ils vivaient dans une minuscule pièce dans un squat sur pilotis, dans un dédale de canaux insalubres. Le père était parti travailler à l’autre bout du pays, la mère… juste partie. Quatre enfants seuls. La plus grande avait dans les dix ans, c’était à elle que revenait la tâche de trouver à manger pour ses frères et sœurs. Elle s’appelait Mây. Elle avait compris que sa plus jeune sœur aimait les livres, alors elle voulait qu’elle aille à l’école. Les enfants survivaient seuls depuis plus d’un an lorsque je les ai rencontrés. Mây était déjà mourante.
Sixtine s’arrêta, malgré elle. Les mots peinaient à sortir. À croire que même après ces longs mois, les souvenirs étaient toujours à vif.
— Durant une tempête, une structure s’est écroulée dans l’un des canaux. Il n’était pas très profond, c’était plutôt une sorte d’égout. Mây est tombée dedans, et un bloc de ciment a écrasé son pied. Sa tête sortait à peine de l’eau, mais elle pouvait respirer. Les voisins ont tous accouru, j’ai entendu leurs cris. Quand je suis arrivée, Mây était déjà dans l’eau depuis plusieurs heures. Elle utilisait ses dernières forces pour crier à sa sœur d’aller à l’école.
Max baissa les yeux.
— J’ai tout fait pour la sortir de là. J’ai rassemblé des hommes, payé les autorités. J’ai passé des heures dans le canal. Il était si noir, je n’y voyais rien. J’ai même insulté le ciel pour que la tempête s’arrête. Mais elle a continué, l’eau est montée. Lentement.
Le silence figea l’air autour de la cabane. Même les chaînes dans la pièce d’à côté, même les doigts dorés des enfants, s’étaient immobilisés.
— Je suis allée me mesurer à des syndicats criminels, continua Sixtine. Des mecs comme les bouffons d’en bas, avec leurs flingues, leurs entreprises d’exploitation. J’ai appris à me battre. Et à reconnaître tous les parfums de l’injustice humaine, aussi. Mais l’injustice humaine n’est rien, comparée à l’injustice divine. Mây n’avait pas besoin de mourir.
Max fronça les sourcils, ses yeux brillants de rage. Sixtine tira sur la corde qui liait ses mains.
Elle laissa tomber sa tête en arrière et ferma les yeux.
Un changement de lumière à travers ses paupières closes, suivi d’un minuscule frottement, la força à les rouvrir.
Devant elle se tenait la petite fille sale aux doigts d’or. Elle passa ses bras au-dessus de sa tête. Sixtine pensa d’abord qu’elle la libérait, mais elle vit bientôt que l’enfant passait un collier autour de son cou. Puis, sans un bruit, sans une explication, elle retourna aux papillons sur le tapis de jonc. Les deux autres enfants jetèrent un coup d’œil à Sixtine, puis retournèrent à leur tâche silencieuse.
Sixtine inspecta le pendentif cabossé sur sa poitrine : un petit boîtier rectangulaire à peine plus grand qu’une boîte d’allumettes, orné d’un motif composé de fils de métal doré. Il était vide et fermait mal.
À cet instant, Sixtine pensa que c’était le plus beau bijou du monde.
— Sixtine, murmura Max, soudain tendu.
Quelqu’un montait les marches de la cabane. Le garde au fusil.
En un geste impatient accompagné d’un aboiement hargneux, il ordonna aux enfants de tout ranger. Ils se hâtèrent, prenant les enveloppes à pleines mains et les fourrant dans des paniers. La petite fille au collier roula le tapis de jonc, lança un dernier coup d’œil aux prisonniers, et fila.
Tous les muscles du corps de Sixtine s’étaient tendus, anticipant la confrontation avec le garde.
Mais, contre toute attente, il suivit les enfants dans les escaliers.
La lumière du jour baissait déjà. Max regarda Sixtine d’un air paniqué.
Allaient-ils passer la nuit ici ? Leur petit-déjeuner d’un reste de bananes frites et patates douces n’était plus qu’un douloureux souvenir.
— Hey ! cria Sixtine.
Elle réussit à se hisser vers la fenêtre, dont l’un des battants supérieurs était ouvert.
L’homme, en bas, se retourna vers elle. Les enfants aussi, mais le garde leur fit signe de déguerpir.
— Hey ! Attendez !
— La ferme ! cria le garde.
— Au moins, on parle la même langue, soupira Max.
— Dites à votre boss que j’ai une offre pour lui, hurla Sixtine. Les papillons. Je peux acheter les papillons ! Je vous donne le double, OK ? Je connais Masseau !
La réaction de leur geôlier fut inattendue.
— Si tu le connaissais, tu saurais qu’ils ne sont pas à vendre !
Hilare, il dévala la pente et disparut dans la jungle en contrebas.
Lorsqu’ils furent seuls, Max appela :
— Lucia ! Tu nous entends ?
Sixtine l’imita, mais ils n’obtinrent aucune réponse. Même plus le bruit des chaînes.
Le désespoir s’installa vite.
Au-delà de la vitre sale, les nuages se hâtaient dans le ciel, se parant des couleurs du soleil qui descendait dans la vallée. Les montagnes au loin se réduisaient à des strates de gris. Le camaïeu de vert de la jungle se brouillait de brume ou de fumée. Le silence fourmillant de bruits d’oiseaux et des craquements de la cabane avait pris des accents étranges.
Ils eurent la sensation d’être les derniers sur Terre.