Chapitre 190

La Dernière Page

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Dernier quartier de lune (12ème jour d’octobre)


Franklin ferma les yeux. Il ne restait plus qu’un feuillet dans le dossier.

Les feuilles déjà lues gisaient autour de lui, dans les mauvaises herbes des tombes, comme les restes d’un automne amer. L’aube arrivait sans bruit, sans couleur, découvrant l’étendue du cimetière, mais ignorant ses limites.

Son corps était cassé, et son esprit répétait les mêmes vérités.

L’alcool avait rincé les illusions et les verbes au futur.

Ce n’étaient pas les cocktails étranges du barman qui l’avaient mis dans cet état. Oh, non ! C’étaient vingt-cinq ans de mensonges, et un mariage sans passion. C’étaient des années à chercher le masque de Toutankhamon. C’était la boîte de Pandore que cette quête avait ouverte, petit à petit, comme une lente torture.

Pendant vingt-cinq ans, il avait tout fait pour fuir ce cimetière. Probablement, car il savait qu’un jour il serait forcé d’y retourner.

Ce matin, la vie demandait l’addition à Franklin Hunter.

Un frisson malmena ses tripes, brisèrent le mur qui retenait la nausée. La tombe des Steele, dans son dos, était glacée – et le vent inséra ses griffes froides sous sa peau, avec la promesse du mauvais temps.

Franklin saisit le dernier feuillet du bout de ses doigts sales.

Pourquoi le lire ? Il avait été là, dans la maison de Boucvalt, le soir du drame. Il se souvenait de tout, et la vie s’était assurée qu’il ne l’oublie pas. Pourquoi s’infliger cette dernière blessure ?

Il revoyait la scène comme si elle était projetée sur le ciel gris sombre au-dessus des croix du cimetière.


Le plus infâme des mariages et des années de migraine avaient transformé Dorothy Boucvalt en une créature d’obscurité et de silence : elle avait détecté l’intruse sans être vue, et appelé la police sans être entendue. La radio avait crépité d’un appel, une patrouille du Troisième District y avait répondu. Mais une coïncidence avait placé Franklin dans sa voiture à quelques rues de la maison de Boucvalt, et un mauvais pressentiment avait fait le reste.

Il s’était rendu sur place seulement quelques secondes avant les collègues du Troisième.

S’ils étaient arrivés plus tard, s’il avait eu le temps de parler à Lanaa, le futur aurait-il été différent ?

Son effraction avait été facilitée par les détails qu’il avait partagés avec elle, et la rivière de diamants pendait à son poignet, au milieu de ses bracelets fluorescents. Le feu de la trahison incendiait déjà son esprit et menaçait son cœur – aurait-il pu être calmé si deux autres flics Blancs ne l’avaient pas malmenée, la plaquant sur le miroir de l’armoire, déformant son souffle, empêchant ses explications ?

Ses mots résonnaient toujours au-delà du temps :

Marìa est revenue, elle a besoin de toi ! Il va y avoir d’autres meurtres, Franklin, il faut me croire. Boucvalt allait acheter le masque de Toutankhamon et tuer Dorothy, il y a la preuve dans les broderies. Dorothy l’a poignardé pour se défendre, et Ricky… Lâchez-moi ! Il faut que tu me croies, Franklin. Ils allaient prétendre que c’était un cambriolage, le bijou était caché dans la boîte à couture. Mais ils ont vu Marìa, il faut les croire ! Il faut que tu écoutes Marìa, pour empêcher d’autres meurtres. Laissez-moi ! Laissez-moi !

Comment réussit-elle à se défaire de l’étreinte d’un des flics et le mettre à terre ? Comment réussit-elle à prendre l’arme de l’autre et à le mettre en joue ? 

Quelle parfaite alchimie de malentendus, de croyances, de blessures et d’ignorance poussa Franklin à presser la détente ? 

L’instant d’après, sa balle fauchait Lanaa en plein cœur.


Que de nuits passées à justifier le minuscule mouvement de son index. Franklin n’avait jamais eu la lâcheté de faire croire à un accident. Non, son doigt avait suivi les ordres dictés par sa raison.

Quelles raisons ? Les saisons de sa vie avaient chacune montré ses préférences.

Immédiatement après que Lanaa se fut écroulée, la maison de Boucvalt vibrant toujours de l’écho du coup de feu, son collègue murmurant des remerciements tremblants, Franklin articulait en une longue explication ce qui avait seulement effleuré son crâne : Cassius Steele avait été tué par un flic. Lanaa, familière de la violence, prise en flagrant délit et sans aucune chance de fuite, n’aurait pas hésité à abattre ceux qu’elle considérait comme les assassins de son frère.

Pourtant, ce n’était pas cette pensée qui avait tiré sur la gâchette, elle n’avait fait que précipiter sa décision. Ce qui avait dirigé le canon de Franklin Hunter sur le cœur de Lanaa Steele, c’était la honte, incandescente, de celui qui a été trompé. Elle avait exploité son amour pour commettre un crime. Pire, elle avait prétendu l’aimer en retour. Et enfin, pour se dérober, elle avait invoqué le même genre d’idioties que Le Blanc. Lanaa Steele l’avait pris pour le pire des naïfs et avait craché sur son cœur brisé.

Il faudrait au détective un mariage, des enfants et le baume des années qui passent pour qu’il se rende compte que cette fin tragique existait déjà, à l’état embryonnaire, dans sa rencontre avec Lanaa : ce qu’elle croyait, il ne pouvait pas l’accepter. Elle n’avait jamais renié ses croyances, et sa présence chez Boucvalt obligeait son amant à se ranger de son côté, et à renier ses principes. Mais Franklin avait depuis longtemps choisi son camp. Il n’avait pas pu lui pardonner cet ultimatum.

Enfin, vingt-cinq ans plus tard, la vieillesse qui approchait, un divorce, un rendez-vous avec la mort et l’amitié de Sixtine lui avaient présenté une coupable bien plus évidente : la jeunesse, et sa fierté.

Le vent du matin fit claquer la dernière feuille du dossier, comme le drapeau blanc de la capitulation.

What the hell, pensa-t-il. Autant toucher le fond.

Et il se mit à lire.

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