Chapitre 191
La Déposition de Lanaa Steele (XV)

ÉTAT DE LA LOUISIANE
NEW ORLEANS POLICE DEPARTMENT
Dossier no 86-934-S
Déclaration écrite soumise par le témoin
Témoin : Lanaa Steele
Feuillet 15/15
J’ai survécu, bien sûr. J’avais accepté la possibilité de mon immortalité avant même que Franklin fasse exploser mon cœur.
Marìa n’a jamais cessé de dire la vérité, pourquoi aurait-elle menti sur ce détail ? Le « miracle », comme l’appellent les chirurgiens, a laissé une vaste empreinte en forme d’étoile au-dessus de mon sein gauche.
Franklin Hunter n’est jamais venu me voir. Ni à l’hôpital ni au tribunal. Ni en prison.
La peine est lourde pour une rebelle Noire qui menace un flic d’une arme à feu.
J’ai été condamnée à sept ans ferme.
J’ai su que les détectives étaient retournés dans la maison de Boucvalt. Ils n’ont pas retrouvé le fax avec la mention de Toutankhamon. J’ai aussi entendu que la sentence de Rick Le Blanc a été prononcée, elle sera moins longue que la mienne. Dans quelques années, il retrouvera sa bien-aimée. Dieu sait qu’elle l’attend. On dit qu’un autre miracle s’est produit : Dorothy Boucvalt ne souffre plus de migraines. Depuis la mort de son mari, elle revit.
Je prends ces nouvelles avec fatalité. Ma vie d’avant s’achève, une nouvelle commence. Peu en ce monde sont capables de comprendre que je le vis comme une libération. Ce fardeau qui pesait sur mon âme d’aussi loin que je me souvienne, je comprends à présent que c’était le pressentiment. Je l’ai toujours su, les signes et les cartes me l’ont toujours soufflé.
Au moment où j’ai rencontré Franklin Hunter, je savais déjà que j’allais le perdre. J’ai juste voulu m’accorder le luxe de l’ignorance. Pendant quelques nuits lumineuses, j’ai cru que peut-être je pourrais échapper à mon destin.
Mais personne n’échappe à son destin.
Le mien est d’accomplir ma vocation pour retrouver celui que j’aime.
J’ignore quelle est ma vocation, mais la vie m’offre sept ans d’épreuves et de solitude pour la découvrir.
Je commence cette longue quête en me souvenant des mots de Marìa :
Croire quand toutes les preuves sont avec nous, ce n’est pas croire. Mais quand toutes les preuves sont contre nous, quand le monde nous affirme que c’est impossible : c’est à ce moment-là qu’il faut croire.
Je ne crois plus à la justice.
Je ne crois plus à l’égalité.
Mais, du plus profond de mon âme, je crois en cela : lorsque j’aurai accompli ma vocation, Franklin sera là pour me demander pardon, et je le lui accorderai, et nous nous aimerons jusqu’à notre dernier souffle.
Lanaa Steele
Prison d’Angola, Louisiane – décembre 1987
* * *
Les doigts de Franklin froissèrent le dernier feuillet. Ses larmes chaudes et salées coulèrent librement sur ses joues, puis dans sa bouche ouverte, d’où s’échappa un râle profond.
Quelques mois plus tôt, il gisait sur le siège défoncé d’une carcasse de voiture dans un taudis du Caire, la plaie compliquée autour d’une balle crachant du sang. La douleur et le désespoir avaient été si extrêmes que jamais il n’avait pensé pouvoir les endurer.
Mais les blessures infligées par des ennemis sont tellement plus douces que celles que l’on s’inflige à soi-même.
Son pire ennemi, c’était lui. Personne d’autre n’était responsable de sa lente agonie. Personne d’autre n’était responsable de sa fuite perpétuelle. Plus il essayait de faire taire les questions qui le hantaient, plus elles devenaient assourdissantes.
Et s’il avait cru Lanaa ?
Auraient-ils été heureux ?
Combien de souffrances aurait-il pu éviter ? Combien de morts ?
Il resta de longues heures à projeter des scénarios improbables sur le ciel blanc. Tous étaient plus heureux, tous rabâchaient la faute initiale, et aucun n’offrait de répit à ses remords.
Le soleil traça un arc au-dessus des tombes, amenant la faim et la fatigue. Mais il ne bougea pas. Pour aller où ? Plusieurs fois, les larmes revinrent, marées inévitables d’un océan de chagrin.
Ce n’est que lorsqu’il remarqua la lune dans le même ciel que le soleil couchant, qu’apparut, à travers le brouillard de ses larmes, la silhouette longiligne et floue d’une femme. Elle s’approchait de lui. Elle déambulait le long de l’une des allées avec grâce et assurance, comme si elle régnait sur le cimetière. Ses longs cheveux noirs virevoltaient dans le vent et encadraient un visage familier.
Franklin cala sa tête contre la pierre tombale et sourit.
Elle avait tenu sa promesse. Elle était là quand on avait besoin d’elle.
Cybelle.