Chapitre 200

L’Héritage De Lanaa

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— Je suis la septième descendante de Delphia, esclave de sept ans enterrée vivante par Louis-Christophe Daumesnil de Glapion et sa concubine, Marie-Catherine Laveau. Les femmes de sa famille ont creusé un trou profond, selon les instructions de leurs maîtres. Elles n’en sont jamais ressorties. La crue du bayou a scellé leur sépulture à jamais. Delphia se souvenait de tout. Du silence de l’incompréhension lorsque l’échelle avait été retirée, lorsque les maîtres s’étaient agenouillés à l’embouchure du trou, se gavant de boules de houx en invoquant des déités inconnues, levant un papillon en or vers le ciel. Des cris lorsque leurs corps secoués de spasmes étaient tombés dans le trou, lorsqu’ils étaient devenus des cadavres barbouillés de rouge. Delphia se souvenait des lamentations d’effroi lorsque les sept femmes avaient compris que personne ne viendrait les chercher. Et que l’eau du bayou monterait bientôt. Elle se souvenait de ces visages qui pourtant avaient tant enduré, mais qui enduraient encore. Elle se souvenait des adieux qu’on n’avait pas osé prononcer, des pleurs silencieux et des prières. Elle se souvenait avoir cru à ce que sa mère lui avait promis. Le bon Dieu a ses raisons. Au paradis, on sera libre. Delphia se souvenait que l’eau était montée. Que les bras de sa mère la serraient encore au moment de mourir. Et que des dieux à tête d’animaux avaient pesé son cœur. Puis elle se souvenait qu’elle s’était réveillée dans une clairière au milieu du bayou, à cent kilomètres d’« Atlides ». Et qu’elle connaissait tout de ce papillon d’or que son maître avait emporté avec lui dans sa tombe marécageuse. Elle a trouvé sa vocation lorsqu’elle avait mon âge : sa vocation était de créer cet oracle égyptien, et de s’assurer qu’il passe de femme en femme, de génération en génération, pour arriver entre les mains de sa septième descendante. Le Jeu lui a dit que ce serait la septième descendante qui serait capable de lire ce qu’il dit, et ce qu’il prédit, le moment venu. Le moment est venu. Je sais qui je suis, et ma vocation est de te dire ce que me dit le Jeu, et ce que me souffle Delphia à travers ses messagers.

— Messagers ? demanda Sixtine.

— Les signes, fit Lanaa d’un geste vague. Et les seules créatures capables de voyager entre les mondes. Les papillons. 

Elle déglutit et regarda Sixtine droit dans les yeux.

— Vivant Mornay avait raison. Le jugement divin peut être corrompu.

Dans le silence qui suivit, les chants s’élevèrent, lancinants et désincarnés.

— Les livres d’histoire nous disent que les hommes tentent d’exercer leur pouvoir dans les deux mondes depuis qu’ils ont découvert l’existence de l’au-delà, il y a des centaines de milliers d’années. C’est ce qui nous différencie des autres créatures terrestres, cette relation si proche avec les morts – nous ne connaissons pas le secret, mais nous savons qu’il y en a un. Les anciens accordaient à leur vie dans ce royaume invisible une importance capitale, leurs tombes étaient remplies de trésors, et ils en connaissaient les portes. Les hommes modernes ont tout oublié, et nos existences laissent peu de place à ce mystère ; pourtant il bat encore dans nos âmes, comme un cœur primaire et immortel.

Poum poum. Poum poum, avait dit Mikael à Mexico City, se souvint Sixtine. Les vieilles croyances sont toujours à fleur de peau.

— Maintenant, voici ce que me dit Delphia, à travers le Jeu et ses messagers.

Sixtine remarqua un minuscule tremblement sur les lèvres de Lanaa. Les doigts de la médium jouèrent un instant avec la petite pyramide de malachite verte. Son regard plongea dans l’Œil d’Horus sur le tas de cartes. Elle ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Le rythme des tambours s’évanouit dans la pluie qui battait contre les vitres.

La voix de Franklin, pourtant douce, brisa le silence.

— Ta vérité est la vérité, Lanaa. Sinon Sixtine ne serait pas ici.

Lanaa sourit à Franklin, se concentra et dit :

— Les signes me disent que pour protéger le secret de la frontière entre les deux mondes, Dieu a fait l’homme fondamentalement bon : peu ont eu la cruelle audace d’emporter les âmes des êtres chers avec eux – c’était pourtant la clef. C’était la dernière offrande, avec l’or et l’enterrement dans un site sacré. Peu d’hommes ont tenté l’aventure, encore moins ont réussi. Parmi les soi-disant disciples de HH, nombreux sont ceux qui n’ont pas eu le courage de leurs convictions, quand leur heure est venue. Les idées de Vivant Mornay ont fait de nombreux morts sur Terre, mais, tout comme l’entreprise de Milburn Boucvalt, elles ont échoué et ont eu peu de conséquences dans le monde d’après. Leurs assauts furent éparpillés et largement vains, comme des mercenaires solitaires face à une cité fortifiée. Mais ce que j’ai lu dans les signes…

Elle fronça les sourcils, racla sa gorge et passa nerveusement ses doigts contre sa cicatrice en forme de lune.

— Récemment, une âme a ouvert grand les portes de la cité et a corrompu la justice.

— Masseau ? demanda Sixtine.

— Non, non. Masseau n’a fait que profiter de la brèche. Et d’autres le pourront aussi, jusqu’à ce que l’ordre des choses soit rétabli. Mais il y a autre chose, Sixtine. C’est à propos de ta vocation.

Sixtine sentit son cœur exploser dans sa poitrine, ses doigts soudain rigides de froid. Lanaa avança sa main vers elle, et la chaleur de sa peau soulagea un moment le feu de la glace. Lanaa murmura :

— Ma vocation est de te le dire. C’est à toi de le croire.

Lanaa fit une pause, puis reprit :

— Mais il faut que tu m’entendes. M’entends-tu ?

Sixtine acquiesça, chaque parcelle de son être tournée vers les mots de la médium.

— Celle qui peut rétablir la justice et l’ordre des choses dans le monde d’après est née d’une pyramide et porte en elle le signe du scarabée. On l’appelle du nom de Néfertiti. « La Belle est arrivée ».

Lanaa déglutit, ses yeux perçant ceux de Sixtine. Instinctivement, Sixtine retira ses doigts et cacha la bague en forme de scarabée sous sa main. Lanaa remarqua son geste, et la tension quitta son visage. Ne restait plus que l’épuisement.

— C’est la prophétie de l’oracle égyptien, murmura-t-elle tristement. La prophétie de la pyramide.

Les chants s’étaient tus. La pluie aussi. L’horloge était toujours cassée. Dans le petit local encombré de livres et de potions, le silence était total.

Sixtine prit la pyramide entre ses doigts et la tourna. La pierre était douce sur sa peau, pourtant elle n’en tirait nul réconfort. Une émotion amère, qui ressemblait à du ressentiment, inondait son cœur ; pourtant elle n’en voulait pas à Lanaa. Peut-être était-ce juste de la déception. Elle était venue ici pour trouver des réponses et un chemin. Lanaa lui offrait des questions, et rien d’autre. 

Enfin, elle trouva la force de prononcer les mots qui brûlaient sa gorge.

— Tout ce qui m’importe est d’aller chercher Lucia, et de la ramener.

— La Porte de Guinée est grande ouverte, dit Lanaa avec une pointe d’impatience. Écoute ton intuition, elle t’a déjà montré le chemin. Avant que tu l’ignores pour aller la chercher au bout du monde.

Sixtine sourit.

— Poverty Point, n’est-ce pas ?

Lanaa ne daigna pas regarder Sixtine, mais elle acquiesça. Elle rangea le Jeu orné de l’Œil d’Horus dans la pochette en velours violet. Sixtine se leva et interrogea Franklin du regard. Il ne bougea pas.

Elle n’insista pas. Là où elle allait, personne ne pouvait l’accompagner.

Avant de passer la porte, elle remarqua les potions sur les étagères déformées. C’étaient les mêmes bouteilles que celles retrouvées dans la rivière.

— C’est toi qui as écrit les messages dans les bouteilles ?

— Oui, dit Lanaa. Mais ils ne t’étaient pas destinés.

— À qui, alors ?

Un éclat de défiance brilla dans les yeux de Lanaa lorsqu’elle répondit :

— Au passeur qui t’attend.

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