Chapitre 201
De Poussière Rouge

La chapelle explosa de poussière rouge lorsque la pioche s’écrasa contre la brique.
Un hurlement étranglé annonçait chaque coup. Tout autour de Florence, la bâtisse tremblait : les gargouilles s’effritaient, la cloche vibrait de gémissements aigus, et l’ange murmurait des menaces de bois qui casse.
Malgré le danger qui grondait plus fort après chaque explosion, malgré les ampoules qui trouaient ses mains, malgré la nausée qui s’était installée dans sa gorge, Florence redoublait de rage.
Ce n’étaient pas ses bras qui attaquaient la brique. C’étaient ses blessures.
C’étaient ses fautes, ces démons sans forme qui avaient forcé sa mère à l’abandonner, qui empêchaient Max de l’aimer, qui lui soufflaient les mauvais choix, qui faisaient pousser les plantes vénéneuses de l’ambition.
C’était la honte, surtout. La honte de son nom, et la honte de toujours en être fière. La honte des crimes de ses ancêtres, et la honte de la perte de Falmouth Manor. La honte de n’être devenue personne et pourtant d’avoir à porter ce fardeau. La honte de courir après l’expiation, tout en rêvant d’absolution.
La honte de n’être à la hauteur de rien.
Tout autour d’elle tremblait, le ciel semblait la bombarder de pierres et de gravats. La chapelle tout entière menaçait de l’enterrer vivante. Qu’on l’enterre vivante ! N’était-ce pas une tradition familiale ? Que la mort vienne, rien ne l’empêcherait de découvrir le secret derrière le mur. Ses mains pouvaient bien être à vif, elle avait assez de honte pour détruire tous les murs de Falmouth Manor, et en arracher tous les secrets. Si une nouvelle infamie devait sortir du ventre de son héritage, un crime plus atroce encore que l’assassinat de sept esclaves et d’une petite princesse indonésienne, qu’elle soit donc celle qui le découvre. Elle, Florence Mornay-Devereux, acceptait son destin, son nom, ses crimes et ses victoires. Elle était prête à tout entendre, à prendre sur elle toute la honte et la verser dans le réceptacle sans fond qu’était son nom. Mais pour l’amour de Dieu, du diable et de tous les anges, qu’on lui laisse la garde de son histoire.
Aucun secret des Mornay ne lui échapperait, et c’était une croix sur laquelle elle était prête à mourir.
La pioche explosa les dernières briques. Un nuage couleur de sang l’enveloppa et la fit suffoquer. Elle toussa et jura, coupée en deux par l’effort qui incendiait sa poitrine. Puis, le visage couvert de morve rouge, elle ouvrit enfin les yeux. Un large trou éventrait le mur. La poussière s’évapora dans le vide derrière. Petit à petit, Florence découvrit l’autre côté.
Dans l’obscurité, un visage l’observait.
Celui d’un buste de marbre blanc.
Florence déglutit. Ses traits lui étaient aussi familiers que ceux de son propre père.
— Vivant, souffla-t-elle, la voix étranglée.
Il semblait léviter, suspendu au milieu de la pièce obscure. Florence remarqua alors un socle de marbre noir en forme de pyramide, au sommet duquel sept livres étaient empilés. Le buste reposait sur le septième livre, le seul ouvert. À mesure que ses yeux s’habituaient à l’obscurité, l’architecture du monument funéraire se dessinait, riche d’éléments néo-classiques, d’ornements égyptiens, de colonnes autour desquelles s’enroulaient des serpents.
Mais un phénomène étrange interrompit son inspection. Tout à coup, un vacarme envahit la petite pièce, comme des ailes qui frappaient une vitre. Le buste blanc s’anima de lumière colorée, orange s’abord, puis verte, puis jaune, comme s’il était illuminé par un kaléidoscope. Florence s’affola, se retourna : mais rien dans la chapelle, l’unique source lumineuse de la pièce secrète, n’avait changé.
Un rayon apparut, d’une vive couleur émeraude. Sans quitter le rayon vert, Florence enjamba le trou, et fit ses premiers pas dans la pièce. Contrairement à la chapelle en ruine, cet endroit semblait avoir été préservé par le temps.
Six portraits ornaient ses murs et scrutaient l’intruse. Florence ne s’attarda pas sur eux. Elle connaissait déjà leurs noms infâmes.
Une lumière verte baigna bientôt son visage, captivé. Elle provenait d’une grande rosace ornée de vitraux, derrière le lierre et les ronces. Un oiseau s’était pris dans leurs épines et se débattait avec vigueur. Soudain, les derniers rayons du soleil crépusculaire enflammèrent les couleurs vives du verre et en inondèrent la pièce.
Florence retint son souffle, espérant ainsi ralentir le temps. Elle voulait boire tous les détails de la fresque qui se jouait dans sept cercles, juste devant ses yeux. Déjà, la clarté s’évanouissait ; le soleil disparaissait derrière la falaise.
Quelques instants fugaces plus tard, l’oiseau s’était enfui, le soleil aussi : la rosace n’était plus qu’une ombre compliquée, et le buste de Vivant Mornay avait repris sa couleur de linceul.
Florence n’avait pas bougé, son visage toujours levé vers la rosace.
Le vitrail était gravé pour toujours dans sa mémoire.
D’épaisses larmes coulèrent sur ses joues masquées de poussière rouge.
Alors que la lune se levait dans le trou béant laissé par la rosace de l’autre côté de la chapelle, un murmure fit trembler ses lèvres :
— Sixtine…