Chapitre 202
Les Papillons De Poverty Point

Nouvelle lune (15ème jour d’octobre)
La lumière aveuglante des projecteurs surprit la brume qui glissait sur l’immensité vide de Poverty Point.
Les capteurs de mouvement s’étaient mis en marche avec un clac, au moment où Sixtine avait posé le pied sur la passerelle de bois menant au site. Un hululement retentit dans le silence derrière elle. Elle se retourna, mais ne rencontra que l’éblouissement blanc d’un projecteur, et la nuit autour.
Les hauts lampadaires et leur tête grouillant d’insectes délimitaient la plaine comme des sentinelles sévères. Leur extrême clarté privait le ciel de la plupart de ses étoiles, obscurcissait encore le monde au-delà de ses frontières, et grandissait tant l’ombre de Sixtine que son corps paraissait insignifiant.
Elle monta lentement, suivant le chemin branlant qui serpentait au milieu des herbes revêtues de brouillard. À mesure qu’elle pénétrait dans le site sacré, elle eut l’impression de laisser derrière elle son armure. Chaque pas décuplait sa vulnérabilité et bouleversait son souffle.
Elle dépassa la plus grande butte, dont les ombres démesurées rappelaient leur passé de pyramide. L’odeur de pierre envahit sa gorge. Pourtant, elle savait qu’il n’y avait aucune pierre ici.
Enfin, Sixtine atteignit l’endroit des demi-cercles.
À la périphérie, des panneaux expliquaient où se situaient les six immenses crêtes invisibles, que le temps avait effacées depuis si longtemps déjà.
Mais Sixtine n’eut aucun besoin de les consulter, guidée par cette connaissance absolue et mystérieuse qui vivait quelque part en elle et qu’elle avait tant de mal à dompter. Lorsqu’elle passa le premier hémicycle, elle inspira profondément pour calmer les bouleversements teintés de peur qui grondaient sous sa poitrine.
Un grand papillon de nuit noir, blanc et or vint virevolter autour de ses cheveux argent.
Elle hésita un instant, puis continua sa progression, interdisant à son imagination de trouver une signification à ce visiteur ailé. Le souvenir des sept esclaves de Poverty Point revint dans son esprit malgré tout. Il amena avec lui non plus les cris de la souffrance et de l’injustice, mais la chaleur d’une intense fraternité.
Le papillon l’accompagna jusqu’au deuxième demi-cercle.
Une fois que Sixtine l’eut dépassé, un deuxième papillon rejoignit le premier. Il était plus petit, mais ses ailes sombres semblaient découpées dans de la dentelle orange.
Sixtine ne put s’empêcher de sourire, son cœur gonflé d’émerveillement.
Elle retint son souffle au troisième demi-cercle.
Venu de nulle part, un troisième papillon d’un brun sombre, avec des ronds rouges et or sous ses ailes, se mêla au ballet.
Sixtine ordonna à ses pas la légèreté, à ses mouvements la grâce. Elle avait si peur de faire fuir les insectes, et avec eux cette émotion indéfinissable qui naissait en elle.
Lorsqu’un quatrième apparut au-delà du quatrième demi-cercle – un long et fin papillon bleuâtre –, Sixtine sentit une fracture. Le sentiment fut si fort qu’il arrêta ses pas. C’était comme si une partie d’elle s’était détachée de son âme et avait dérivé dans la brume mouvante derrière elle, avant de disparaître dans les ténèbres au-delà des projecteurs.
Son instinct fut d’essayer de la retenir, de retourner sur ses pas pour le chercher.
Mais les papillons, qui volaient déjà vers le cinquième cercle invisible, lui rappelèrent le présent.
Lorsqu’elle se remit en marche, elle se rendit compte qu’elle était plus entière qu’elle ne l’avait jamais été.
Elle attendit le cinquième papillon au-delà du cinquième demi-cercle. Il vint, majestueux, avec ses ailes zébrées de bleu sombre et d’argent. Alors que les autres s’affairaient autour d’elle de façon désordonnée, il restait en périphérie.
Sans réfléchir, Sixtine allongea le bras vers lui, présentant le dos de sa main. Malgré ses efforts pour être immobile, un imperceptible tremblement agitait ses doigts.
Le premier papillon se posa un instant, pour s’enfuir ensuite. Mais cette caresse éphémère envoya un courant si puissant qu’il fit éclore cette nouvelle émotion qui poussait en Sixtine.
Lorsqu’elle passa le sixième demi-cercle, sa gorge se serra, et elle ferma les yeux. Elle n’avait pas besoin de le voir. L’air qui s’éveillait autour d’elle, c’était le frottement de ses ailes. Le sixième était là.
Peut-être pour exorciser les déchirements qui écartelaient sa poitrine, peut-être pour extirper une dernière preuve que ces papillons n’étaient pas une illusion cruelle, elle se mit à courir. Le souffle saccadé, ses muscles soudain ivres de vitesse, elle traversa l’immense place béante au cœur du site.
Les papillons ne la quittèrent pas.
Même quand l’élan et la solitude arrachèrent de sa poitrine un cri rauque et puissant, sonnant comme une blessure.
Même quand les ailes des hiboux rayèrent le ciel noir au-dessus d’eux.
Même quand elle s’arrêta, saisie de vertige, terrassée par ce qu’elle venait de comprendre.
Même quand elle s’affala à terre, les larmes striant son visage, les larmes de ses yeux émeraude coulant comme la rivière verte.
Les papillons étaient là, témoins du moment où Sixtine comprit enfin ce sentiment né cette nuit à Poverty Point : celui d’être enfin revenue chez elle.