Chapitre 203

Lucioles

Chapter illustration

Sixtine resta longtemps agenouillée dans la brume sacrée de Poverty Point, auréolée de papillons de nuit.

Les larmes qui coulaient sur son visage baissé devaient laver tant de deuils. Le deuil de Jessica. Le deuil de Thaddeus. Le deuil de Mây. Et de tous ceux qu’elle n’avait pas pu sauver.

Mais le plus grand deuil qu’elle faisait ce soir, c’était celui d’elle-même. De celle qui, pour protéger tout ce qu’elle avait cru précieux, n’avait pas eu le courage de croire en elle-même.

Elle avait voulu la preuve. La confirmation.

Elle avait cherché la preuve qu’elle était un ange au plus noir de la misère humaine, à Hô Chi Minh City. Elle s’était enivrée de tragédies et de violences pour provoquer d’hypothétiques pouvoirs divins. Elle avait torturé son corps de batailles vaines et son âme de causes perdues.

Les seules preuves qu’elle avait trouvées étaient celles de son impuissance.

Et pourtant, tout ce qu’il avait fallu pour qu’elle obtienne enfin cette confirmation était la caresse infime de quelques papillons.

Elle leva la tête vers le ciel, toujours inondé de la lumière blanche des projecteurs. Un grand calme envahit chaque parcelle de son corps, comme délivré de chaînes invisibles.

À ce moment-là, le papillon majestueux aux couleurs de nuit se posa sur le dos de sa main droite. 

Elle ne bougea pas.

Un à un, ils se posèrent sur elle. Mais dès qu’un imperceptible mouvement secouait une partie de son corps, ils s’envolaient à tire-d’aile, pour revenir ensuite.

Sixtine plongea plus profondément encore dans ce calme nouveau qui avait jailli en son sein.

Plusieurs fois, les papillons revinrent et s’enfuirent.

Plusieurs fois, Sixtine retourna à la source du calme.

Au bout de quelques minutes, même son souffle était imperceptible. Elle était immobile.

Immobile, comme Thaddeus l’avait été.

Le papillon majestueux resta alors sur sa main. Un à un, les autres suivirent son exemple. Un sur son ventre, à l’endroit du tatouage ; deux sur son thorax, un sur son cou, le dernier sur son bras gauche.

Sixtine comprenait dès lors ce que signifiait cette immobilité. L’acceptation totale du moment présent. La capitulation sans condition face à ce qui était, ce qui avait été et ce qui devait être.

Clac.

Elle ouvrit les yeux. Les projecteurs s’étaient éteints, emportant avec eux la lumière aveuglante et plongeant le site dans l’obscurité. Elle ne ressentit aucune peur. La clarté de la lune dessina bientôt des reliefs dans le noir et les étoiles apparurent.

Les papillons n’avaient pas bougé.

Pour la première fois depuis l’arrivée des insectes, Sixtine se rappela qu’elle attendait le passeur.

Au-dessus d’une masse noire qu’elle prit pour les saules bordant la rivière, les étoiles se mirent à bouger.

La jeune femme se leva, dérangeant les papillons qui disparurent dans la nuit.

Non, ce n’étaient pas des étoiles.

C’étaient des lucioles.

Un halo de lueur jaune passa derrière les arbres, dérangeant les rapaces nocturnes. Comme une barque de lumière qui glissait sur la rivière.

Le passeur était arrivé.

Sixtine courut vers le ponton de Poverty Point. L’eau clapotait tranquillement, troublée de reflets d’argent. Les arbres sur ses bords inclinaient leurs branches torturées au-dessus d’elle comme pour la protéger du reste du monde. Les lucioles jouaient dans leurs barbes de mousse et faisaient briller les yeux réfléchissants des créatures palustres.

Au bout de cette avenue d’eau, s’approchant sans hâte, il y avait une barque, et dedans, une grande silhouette debout, des bougies à ses pieds. Sa longue rame s’enfonçait dans les profondeurs marécageuses, et elle glissait en silence.

Les lucioles qui la précédaient tournèrent autour de Sixtine, puis filèrent en aval.

Bientôt, la barque arriva devant le ponton, et la silhouette retira sa rame du fond, pour la pointer vers Sixtine. L’obscurité recouvrait son visage, les cierges à ses pieds noyaient d’ombres le reste de son corps.

Un sourire naquit au coin des lèvres de Sixtine.

— Bonsoir, Cybelle.

← Chapitre précédent Chapitre suivant →
© Caroline Vermalle. Tous droits réservés.