Chapitre 212
I Am Sixtine (II)

La vie des anges s’achève comme celle des hommes : avec une ultime pensée accrochée au dernier souffle.
Mais les mourants ne choisissent pas l’image sur laquelle le rideau tombe.
Sixtine n’eut pas le temps de prier pour que ce fût celle de Thaddeus, l’amour qu’elle perdait pour toujours. Suprême injustice, l’image qui prit sa place dans la conscience de Sixtine fut celle d’une statue abandonnée.
Le grand ange de la chapelle.
Ses yeux de mousse et d’abandon, tremblant dans une tempête naissante, à peine visibles dans la lumière du soir, la veille de son départ pour la Louisiane. Pourquoi lui ? Pourquoi ce moment ? Pourquoi ce soir presque ordinaire, où pour la énième fois, elle échouait dans sa quête de Thaddeus ? Dans sa quête d’une explication ?
Parce qu’autour de l’ange, le vent fredonnait une mélodie lancinante et fracturée.
La voix de son père.
Parfois, le plus grand acte de courage est de croire en soi.
Lorsque l’image de la chapelle s’éteignit avec le reste, les mots languirent dans la conscience de Sixtine, flottant comme la robe blanche de Lucia.
Parfois, le plus grand acte de courage est de croire en soi.
Croire en elle-même. Les autres le pouvaient. Elle l’avait presque pu, lorsqu’elle avait vu Lucia revivre devant ses yeux. Oui, elle l’avait cru. Puis Osiris, le plus grand des dieux du panthéon égyptien, régnant suprême sur l’empire des morts, l’avait défiée : qui était-elle pour contester l’autorité divine ?
Je suis Sixtine, murmura-t-elle.
Sa gorge, remplie d’eau sale, étranglée par le serpent, n’émit aucun son. Mais la rage qui s’éveillait en elle ramena sa vision. La robe blanche de Lucia dérivait avec la grâce d’une méduse.
Je suis Sixtine, gronda-t-elle dans un dernier souffle. Je suis Sixtine !
Elle sentit un relâchement autour de son cou. La mort ou la libération ? Son cœur battait dans ses tempes comme les tambours d’une cérémonie vaudoue, et à chaque tour de son sang, les mots de son père revenaient et sa rage grandissait.
Elle allait croire en elle, même si c’était la dernière chose qu’elle ferait dans ce monde, et dans celui d’en bas.
— Je suis Sixtine ! cria-t-elle.
Elle cracha une explosion de bulles lorsque le serpent desserra ses anneaux et disparut dans les profondeurs. Sixtine se débattit pour s’approcher de Lucia, qui coulait encore. Elle prit son visage entre ses mains, illuminé par les rayons verts qui traversaient l’eau.
Lucia était morte.
La colère et le deuil incendièrent les pensées de Sixtine. Elle leva son visage tordu de fureur.
— Et toi ? hurla-t-elle à la surface verte, comme si les dieux la regardaient d’en haut. Qui es-tu pour décider du sort des innocents ? Qui es-tu ?
En un instant, l’eau se métamorphosa en roche. Sixtine retrouva la puissance de ses membres. Elle était de retour dans la grotte, comme si elle ne l’avait jamais quittée. La caverne était la même, avec ses colonnes et ses ombres, avec ses personnages qui soudain la peuplaient. Avec Thot et Anubis et la plume dans la balance.
Tout était identique à l’instant d’avant, avant le serpent, avant la mort de Lucia.
Mais la voix de Sixtine n’était plus la même. Sa férocité l’élevait jusqu’au sommet des falaises. Jusqu’au grand œil vert dont les contours semblaient électrisés par les insultes.
— Qui es-tu pour ignorer tes juges ? Qui es-tu pour refuser d’écouter les faibles ? As-tu peur de la vérité ? Parce qu’elle menace ton règne ? Comment as-tu gagné le privilège d’être lâche ? Qui es-tu ? M’entends-tu ? Qui es-tu ?
L’œil vert resta muet. La rage de Sixtine était telle que, poings serrés, invectivant toujours le dieu invisible, elle s’était hissée sur une plateforme rocheuse.
— Je n’ai peut-être pas de pouvoir. Mais à quoi te sert le tien ?
Elle reprit à peine son souffle lorsqu’elle pointa du doigt le corps inerte de Lucia, gisant sur le quai dans sa robe blanche.
— Je sais que je suis ! Je sais qui je suis, tu m’entends ? hurla-t-elle à l’œil vert.
Elle déglutit, trébuchant sur son souffle.
— Je suis l’ange venu sauver Lucia. C’est ma vocation.
Elle se redressa et serra encore les poings. Ses yeux perdirent la brillance de l’émeraude et se tintèrent de la couleur sombre des profondeurs de la rivière verte. Les larmes qu’elle ravala rendirent sa voix plus grave.
— Je suis… Je suis la Prophétie que ton tribunal attendait. Je suis la Belle des prières de ceux d’en bas. Je suis arrivée dans le monde qui m’appartient.
Le calme profond qui s’installa dans son cœur irradia la réalité autour d’elle et rendit chaque détail parfaitement limpide. Elle se tenait parmi ses pairs.
Debout sur la plateforme, droite et immobile, Sixtine conjura le dernier fragment de courage qui restait au plus profond d’elle-même, et prononça, mâchoire serrée :
— Je suis Sixtine.
Lorsque l’écho de ses mots s’évanouit, il ne restait qu’un silence de tombe, et les yeux argent d’Anubis qui la fixaient. Lorsqu’il les tourna vers l’entrée de la grotte, ils scintillèrent d’un éclat qui ressemblait au triomphe.
À cet instant, l’aube s’invita enfin dans la grotte, illuminant la rivière devenue si claire que l’œil vert disparut dans sa clarté. Le rayonnement d’or qui submergeait tout aveugla Sixtine. Dans l’intense lumière, elle ne décela que le grand papillon qui virevoltait devant son visage.
Mais le tribunal le vit. Le papillon projetait son ombre derrière Sixtine. Il lui donnait des ailes.
La plume de la balance trembla.
Un à un, les jurés se prosternèrent devant Sixtine.
Thot sourit et, son visage d’oiseau redevenu impassible, il inscrivit le symbole du double H sur son livre.
Mais Sixtine ne remarqua pas la réaction d’Anubis : elle s’était déjà précipitée vers le quai. Lucia, baignée de lumière, avait bougé.
Sixtine caressa ses joues de ses mains tremblantes ; la couleur revenait sur son visage comme si un artiste l’avait peint. Sa poitrine montait et descendait, mais elle ne se réveillait pas.
Sixtine la souleva sans mal. L’eau dégoulinait des cheveux et de la robe de Lucia lorsqu’elle marcha vers la sortie de la grotte. Un puissant apaisement irradia tout le corps de Sixtine, et ses pas étaient plus légers que jamais, malgré le corps endormi dans ses bras.
Elle ne put s’empêcher de sourire.
Oui, c’était sa vocation. Elle n’avait plus le moindre doute.
La luxuriante forêt qui s’offrit à elle à la sortie de la grotte vibrait de vie. Derrière les arbres, elle distingua une barque, avec une silhouette sombre qui tenait une rame. Cybelle.
— Sixtine !
La voix masculine provenait de l’intérieur de la grotte.
Et elle était si familière qu’elle coupa le souffle de Sixtine.
Lentement, le corps vibrant d’espoir, elle se retourna et plissa les yeux pour distinguer la silhouette dans l’obscurité. D’abord, elle ne vit que les yeux gris.
Puis deux réalités jouèrent dans l’aveuglement de l’aube.
C’était Anubis.
C’était Thaddeus.
Ils demeurèrent face à face, trop éloignés pour se voir clairement, mais pourtant si proches. Si proches que Sixtine sentait son toucher apaiser la partie la plus secrète de son cœur. Elle comprenait tout ce que son silence lui murmurait.
Lorsqu’elle lui sourit, les larmes inondèrent ses yeux émeraude. En elle aussi vivaient deux réalités. Le plein et le vide. La sérénité et la souffrance.
Mais Sixtine et Thaddeus savaient que leur heure n’était pas encore arrivée. Sixtine devait rentrer avec Lucia. Ce n’était que le début de sa quête.
Sixtine leva la tête vers le ciel qui se teintait déjà du bleu du crépuscule. Et elle se retourna pour continuer son chemin.
Le dieu au visage de chacal la suivit de ses yeux gris jusqu’à ce qu’elle dépose Lucia dans la barque de Cybelle, puis se retira dans l’obscurité.
La brillance froide et sublime de son regard argent colora d’espoir le voyage du retour à travers le bayou. Lorsque la barque arriva à Poverty Point au milieu de la nuit, Cybelle baissa la rame et sourit à Sixtine.
— Je me charge du reste. Tu peux retourner chez toi.
— Chez moi ? ricana Sixtine, en débarquant.
— Chez toi, dans ce monde-ci, dit doucement Cybelle.
Debout sur la rive, Sixtine sourit tristement à l’arrivée des papillons de nuit. Elle mit ses mains dans ses poches, inspira et regarda vers l’ouest. La grotte semblait si loin.
— Ne t’inquiète pas, ton heure viendra, dit Cybelle en reprenant la rame.
Elle sourit à la jeune femme qui dormait au fond de la barque, entre les bougies.
— Allons-y, Lucia. Une longue vie t’attend, ma belle. So long, Sixtine.
Alors que Cybelle glissait déjà au-delà d’un saule pleureur, Sixtine s’écria :
— Cybelle, attends ! Lucia… S’en souviendra-t-elle ?
— Oui… cria Cybelle. Mais ton secret est sauf.
— Comment ?
Dans la nuit du bayou, les yeux de Cybelle s’illuminèrent d’un éclat qui rivalisa un instant avec celui des bougies et des lucioles.
— Parce qu’elle ne voudra pas le croire.