Chapitre 3
Brèche

Dans la nuit, les pales de l’hélicoptère bataillaient contre les nappes de pluie. Ses projecteurs découpaient par éclats les silhouettes tendues des soldats, toute leur attention tournée vers l’appareil, qui semblait hésiter à se poser dans le champ pourtant quasi désert. Derrière eux, la colline noire et les ombres infinies de sa forêt dense semblaient retenir leur souffle. Yuxin profita de la diversion pour s’élancer vers la voiture d’où émergeait Kaide. Les bourrasques violentes plaquaient ses cheveux trempés contre son visage. Elle lui cria :
— Où est la brèche ?
La réponse de son subordonné se noya dans le vrombissement mécanique, mêlé aux ordres aboyés autour d’eux.
Yuxin l’entraîna vers le seul bâtiment au milieu du champ. Ils se ruèrent à travers l’obscurité, courbés sous la pluie battante.
— Où est la brèche ? répéta-t-elle lorsqu’ils atteignirent les doubles portes en verre.
Au-dessus d’eux, des lettres délavées épelaient CENTRE DE VISITEURS.
Kaide, les doigts tremblants, les lunettes embuées, tapotait un code d’entrée sur le clavier détrempé.
— On… on ne sait pas, murmura-t-il.
Une lumière rouge éclaira leurs visages un bref instant.
— Je ne comprends pas, dit Yuxin d’un ton plus glacé qu’elle ne l’aurait voulu. Explique-toi.
— Ils… ils ont réussi à pénétrer à l’intérieur, répondit Kaide, hors d’haleine. Il retira ses lunettes pour mieux lire l’écran.
— À l’intérieur de quoi ? demanda Yuxin.
Mais Kaide balbutiait des mots inintelligibles, tentant de se concentrer sur le clavier, le visage tordu par la panique. L’hélicoptère s’était posé. Ils perdaient un temps précieux.
Yuxin lui agrippa le bras. Rien de tout cela n’avait de sens, et tout en elle se tendait — chaque seconde sans réponse resserrait un peu plus l’étau sur sa poitrine.
— Kaide, tu ne veux pas dire… à l’intérieur de…
— De la pyramide. Si.
Le souffle de Yuxin mourut dans sa gorge.
Une lumière verte illumina le visage livide de Kaide, et un clac sec la fit sursauter. Lorsqu’ils entrèrent, les néons clignotèrent brièvement avant d’inonder le hall vide d’une lumière blafarde.
Le Centre de Visiteurs n’avait jamais été inauguré. Très vite après sa construction, on avait préféré enterrer le projet touristique : mieux valait que le site reste invisible. Le centre servait désormais de simple point d’accès aux bureaux de sécurité et à l’unité de stockage. Il ne restait dans le hall qu’une machine à café hors service, quelques chaises empilées dans un coin, et bien trop d’écho pour une nuit comme celle-ci.
La porte se referma doucement derrière eux, et le silence qui tomba fut plus menaçant encore que le vacarme des pales.
Kaide s’essuya le visage, trempé de pluie, puis se frotta la nuque d’un geste nerveux.
— Tout a été vérifié. Toutes les entrées possibles. Aucune anomalie. Pas d’alarme. Tout fonctionne. On… on n’a aucune idée de comment ils ont pu…
— Alors comment pouvez-vous être certains qu’il y a eu effraction ?
— Deux signatures thermiques. Profils humains confirmés.
Yuxin déglutit. Ses yeux papillonnèrent, incapable de faire sens.
— Même s’ils ont trouvé un moyen d’entrer, tu sais bien que c’est impossible. Ils ne peuvent pas survivre dans un environnement pareil.
— Ils bougent, Yuxin. On suit leur progression en temps réel.
— Depuis combien de temps sont-ils là ?
Il détourna le regard et recommença à bégayer.
— On m’a alerté tard… Ça faisait déjà plusieurs heures qu’ils les avaient repérés…
— À quelle heure, Kaide ?
— Dix-sept heures vingt-sept.
Yuxin le fixa. Sa voix se fit tranchante.
— Neuf heures avant qu’on ne me prévienne.
— Je sais. Personne n’a donné l’alerte parce qu’ils pensaient…
— …que la lecture était défectueuse, évidemment, soupira-t-elle.
Kaide hocha la tête, résigné.
— Le lieutenant Zhao a d’abord cru à un bug thermique, alors il n’a rien signalé. Ensuite, l’ingénieur Liang a mis du temps à confirmer les données — il voulait les recroiser avec l’imagerie satellite. Et puis il a fallu que le commandant Wei valide l’alerte, et… Ce n’est remonté jusqu’à moi qu’à vingt et une heures. J’étais avec ma fille…
Sa voix s’étirait en justifications laborieuses. Il couvrait ses arrières, naturellement. Il avait peur.
Yuxin n’écoutait plus.
Son esprit avait déjà commencé à tournoyer, à passer en revue toutes les hypothèses, les enjeux, les solutions.
Son regard s’attarda, sans vraiment les voir, sur les imposants panneaux explicatifs abandonnés contre un mur, dissimulés sous des bâches translucides.
L'ampleur du site archéologique dépassait tellement l'entendement qu'il avait fallu être créatif pour en retranscrire la réalité.
La nécropole du premier empereur de Chine faisait la taille de Paris.
Les vestiges de ses enceintes, de ses tranchées, de ses fortifications s’étendaient à perte de vue.
Ils reléguaient presque l’Armée de Terre Cuite — située à plusieurs kilomètres à l’intérieur du périmètre — au rang de détail.
Il y avait eu des palais.
Des écuries.
Des quartiers entiers pour les artistes, les fonctionnaires.
Même des rivières et des montagnes miniatures, fidèlement reproduites.
Il avait fallu un million de personnes et un demi-siècle pour tout bâtir.
Yuxin elle-même avait insisté pour qu’on cesse de parler de « complexe funéraire » — à cette échelle démente, le mot perdait tout son sens. Ce n’était plus une simple nécropole.
C’était la Cité Impériale de l’Au-Delà.
Et pourtant, tout cela n’était qu’un écrin — le cœur battant reposait sous la colline.
Un artiste avait représenté la forêt dense qui s’étendait dans la nuit, au-delà de l’hélicoptère. Elle avait été fendue d’une coupe technique. Dans le ventre de cette colline se trouvait la Pyramide. Soixante-seize mètres de haut. Trois cent cinquante mètres de côté. En son cœur : la tombe de Qin Shi Huang lui-même.
Les chercheurs ne pouvaient qu’en deviner l’architecture, et les trésors qu’elle renfermait, en croisant les textes anciens avec les données recueillies par un détecteur de l’Institut de Physique des Hautes Énergies de Pékin — le même que celui utilisé dans la recherche sur la matière noire.
Car la sépulture de Qin Shi Huang n’avait jamais été explorée. Jamais sondée. Jamais excavée.
Elle était restée inviolée pendant deux mille deux cents ans.
Jusqu’à cette nuit.
Yuxin ravala une salive froide et amère, la gorge nouée.
La bâche claqua quand la porte du centre s’ouvrit à la volée. Un homme d’une trentaine d’années entra. Costume impeccable, lunettes dorées. Cinq soldats sur ses talons.
Il glissa un badge noir dans la poche intérieure de sa veste comme on rengaine une arme, et ce geste révéla une montre suisse rutilante.
Yuxin ne connaissait ni son visage ni son nom — mais elle savait exactement qui il était.
Lorsqu’il parla, l’écho de sa voix lisse, précise, avec cette pointe d’ennui qui tenait lieu de menace, sembla s’étirer dans tout le hall.
— Camarade Yuxin. Le Secrétaire général attend des explications. Vous avez vingt-neuf minutes.
Oui, pensa Yuxin. Les jeunes loups qui rôdaient dans l’ombre de Xi Pin se ressemblaient tous. Même âge. Même costume. Même odeur d’ascension rapide et de loyauté sans faille. Et dans leur sillage, des décisions qui n’épargnaient jamais personne.