Chapitre 1
PROLOGUE

Paris, le 21 mai — de nos jours
« Ils se marièrent et vécurent heureux pour toujours… »
Alors qu’elle traversait la rue illuminée par une aube orangée, le cœur de Jessica s’envola. Les yeux emplis de la pyramide de verre dont elle s’approchait, elle entendait la voix de sa mère résonner du souvenir des contes de fées lus dans sa petite chambre joyeuse et misérable.
C’était il y avait presque vingt ans.
Comme Jessica aurait aimé que sa mère soit encore là pour voir le soleil se lever sur Paris ! Pour sentir ce matin sublime réveiller le jardin des Tuileries, pour cueillir l’or dont se couvrait la façade du musée du Louvre, pour vivre ce jour béni entre tous les jours : celui de son mariage avec un prince.
Gigi, sa tante, lui avait dit de ne pas y aller ce matin. Mais Jessica, comme d’habitude, n’en avait fait qu’à sa tête. Comme le voulait la tradition, elle n’avait pas partagé la chambre de Seth, son fiancé, à la veille de ses noces. Son hôtel était à deux pas et, comme elle disposait d’une heure avant l’arrivée des coiffeurs, maquilleurs et habilleurs, elle n’avait pu résister à l’envie d’aller au Louvre.
C’est là que se déroulerait la fête. Seth avait tout organisé sans elle ; cela promettait d’être une affaire grandiose.
Escortée d’un agent de sécurité, elle pénétra dans la pyramide du Louvre, le cœur débordant d’impatience et de curiosité, et aussi d’une émotion plus trouble qui lui échappait dès qu’elle cherchait à la comprendre.
Elle croisa quelques regards qui s’attardèrent sur elle un instant de trop. Bien sûr, on avait parlé d’eux dans les magazines. Les photos des fiancés étaient souvent floues, prises au téléobjectif, sur un yacht à Monaco ou dans les rues de New York. Jessica, ses yeux bleus cachés derrière des lunettes de soleil, ses longs cheveux blonds ondulés, son visage rond rayonnant de la lumière de ses vingt-deux ans, son sourire généreux avec juste ce qu’il fallait de timidité, tenait à la perfection le rôle de la demoiselle sortie de nulle part pour épouser le jeune milliardaire. Son corps animé d’une vitalité insouciante, avec ses courbes généreusement soulignées par une taille de guêpe et des jambes interminables, était différent de celui, improbable, des mannequins vus au bras de Seth dans les numéros précédents. Jessica était dotée d’une beauté éclatante, mais authentique. Sa vie avait jusque-là été ordinaire : les gens étaient heureux pour elle, et les lectrices en redemandaient.
Jessica Desroches avait rencontré Seth Pryce ― de treize ans son aîné, célibataire notoire et businessman américain fraîchement couronné d’une place dans la liste Forbes des cinq cents personnes les plus riches du monde ―, lors de la représentation d’une pièce de théâtre à Manhattan. La petite Frenchie y jouait un rôle de figuration, elle qui avait toute sa vie rêvé d’Amérique et était montée à New York pour y trouver une gloire qui peinait à venir.
Quatre semaines plus tard, il la demandait en mariage.
Et moins de cinq mois après cette rencontre dont rêvaient toutes les petites filles, l’heureuse élue se tenait, le souffle coupé, sur l’un des balcons surplombant la salle Richelieu.
Ses yeux ne pouvaient tout contenir : sous un dôme de verre, un hall immense, tout en marbre, pierre blanche et sculptures ancestrales. Des fontaines d’orchidées blanches, plus de cinq mille fleurs, ornaient la salle, des colonnes aux centres de table, des balustrades à l’escalier majestueux. Trois cents chaises dorées, de l’argenterie à perte de vue, des chandeliers en cristal, des milliers de bougies prêtes à être allumées. Une explosion de luxe en blanc, or et bleu. Un bleu particulier, vibrant, profond, pur.
On avait dit dans la presse que Seth avait voulu assortir l’événement au regard de Jessica. La jeune fille savait que ce n’était pas pour ses beaux yeux que son amoureux avait choisi la couleur qui s’invitait dans chaque détail de ce jour magnifique, mais pour ceux d’une reine morte il y avait trois mille ans de cela.
Le bleu était égyptien.
Seth avait décidé que le mariage serait célébré à Paris, moins parce que Jessica était française que parce que les plus grands trésors de cette ancienne Égypte qui le fascinait depuis l’enfance se trouvaient ici même.
Jessica admirait toujours la vue de ce hall grandiose qui serait le théâtre de ses noces, et comprit enfin ce sentiment qui l’avait poussée à venir : elle voulait s’assurer que tout était bien réel.
Durant ces six derniers mois bouleversés par sa romance effrénée avec Seth, elle ne s’était pas autorisée à croire à ce qui lui arrivait. C’était trop beau, trop grand pour être vrai. Cela faisait longtemps qu’elle ne croyait plus aux contes de fées, et pourtant elle en vivait un. Elle allait se marier à un homme pour lequel des filles se seraient damnées.
Mais à présent, elle devait bien admettre que ses souhaits d’enfant étaient largement exaucés.
Les invitations au mariage avaient été envoyées à toute la jet-set. La cérémonie se déroulerait à la Madeleine, l’église aux airs de panthéon antique. Un cocktail serait donné dans les appartements de Napoléon III, ouverts exclusivement pour l’occasion. Un chef auréolé de plusieurs étoiles avait créé le menu et le dîner serait servi au milieu des trésors du Louvre.
Jessica, accrochée à son balcon, regardait les préparatifs pour son mariage comme l’un des anges sur le plafond de la chapelle Sixtine. Elle pensa encore une fois à sa mère. Comme elle aurait été fière, elle qui n’avait rien et avait pourtant tout donné pour sa petite fille !
Elle sentit soudain un souffle, comme une caresse. Sa mère était morte douze ans auparavant, mais elle était pourtant si présente, comme une reine bienveillante régnant sur l’âme de Jessica. Et quand elle pensait très fort à elle, elle ressentait ces frôlements de plume, ces manifestations infiniment douces qui accompagnaient d’un seul coup l’éruption d’une éternité d’espérance. Pour quelques instants, Jessica se sentait invincible, protégée par cet amour plus grand qu’elle. Mais le monde réel reprenait trop vite ses droits, et ces moments imaginés laissaient dans leur sillage, toujours, le goût amer de l’impuissance.
Le destin lui avait pris sa mère. Et personne ne pouvait combattre le destin.
Elle contemplait les gens, en bas, dans le hall, deux douzaines peut-être, qui allaient et venaient en hâte et s’affairaient ensemble à rendre l’occasion encore plus somptueuse. L’un d’eux consultait un grand plan de table qui ressemblait aux travaux d’un architecte. Ce soir, au dîner, trois cents invités, tous des grands de ce monde, regarderaient Jessica, la mariée, la scruteraient parfois, la jugeraient sûrement.
L’anxiété s’immisça dans le ventre de la jeune femme. Elle qui n’avait rien fait pour mériter cette place, ni par ses succès ni par sa naissance, elle qui se trouvait ici par la seule grâce d’un sourire, était-elle digne de ce qui lui était offert ?
Sa présence ici n’était-elle pas plutôt le fait d’un dieu distrait, qui bientôt s’apercevrait de son erreur et lui ôterait son paradis ? Tout cela n’était-il qu’un mirage cruel ?
Elle se rendit compte que même ici, même maintenant, même à quelques heures de la cérémonie, elle n’y croyait pas encore véritablement.
Quelque chose arriverait forcément, et tout s’écroulerait.
Ces pensées amères avaient brouillé le regard de Jessica. Quand elle les chassa pour revenir à la vision splendide du musée du Louvre en habit de fête, elle vit, de l’autre côté de la salle, debout sur le balcon à la même hauteur qu’elle, un homme qui l’observait.
Elle mit quelques instants à le reconnaître.
Cette silhouette mince et droite, ces cheveux châtains aux reflets d’or, cette capacité presque féline à se tenir parfaitement immobile, c’était le meilleur ami de Seth, et son témoin lors de la cérémonie :
Thaddeus di Blumagia.
Artiste, peintre, sculpteur. Elle ne l’avait rencontré qu’une seule fois, lors de ses fiançailles. Une de ses amies avait ri des choses saugrenues que Jessica remarquait toujours : « Immobile ?! Cet homme est incroyablement beau, prodigieusement riche et absolument célibataire, et toi, tout ce que tu trouves à dire, c’est qu’il est immobile ? Si tu n’étais pas fiancée à Seth, je désespérerais pour toi ! »
Thaddeus la regardait toujours ; même à cette grande distance, Jessica savait qu’il lui souriait. Elle se sentit rougir.
Gigi avait sans doute eu raison, elle n’aurait pas dû venir. Ne disait-on pas que le marié ne devait pas voir sa belle avant les noces, sous peine de sept ans de malheur ?
À ce moment-là, une grande voix appela : « Thaddeus ! »
C’était Seth.
Seth se tenait au milieu de la salle, échangeant avec son ami des signes de la main qu’eux seuls comprenaient. Toute la pièce, les hommes comme les choses, gravita soudain autour de Seth, comme autour de l’œil d’un cyclone.
Seth était un brun ténébreux à l’élégance massive, au visage comme sculpté dans une roche antique, et son existence était à l’image de ses costumes : droite, chère et sur mesure. Sombre aussi, auraient dit certains, mais c’était mal le connaître : Seth avait un féroce appétit pour la vie. S’il économisait son sourire avec ceux qui lui faisaient perdre son temps, il était un des rares hommes sur cette terre dont l’amitié n’avait, littéralement, pas de prix.
Seth n’avait pas vu Jessica, et instinctivement, elle fit quelques pas en arrière pour s’éloigner de la balustrade.
Oui, c’était mieux comme ça, il valait mieux partir, pour ne pas attirer le mauvais œil.
Surtout que Seth avait tourné son attention vers l’une des organisatrices : la disposition des tables n’était pas à son goût et les bougies n’étaient pas de la bonne taille. Il demanda, d’une voix qui ne souffrait aucune objection, qu’on change tout immédiatement. Un des assistants eut la mauvaise idée de ne pas acquiescer clairement, et la voix de Seth prit des accents de colère. Une colère calme, sûre d’elle, altière.
Quelques bribes atteignirent Jessica : Seth disait que son mariage n’était pas comme les autres, que lui, il ne se marierait qu’une fois, alors tout devait être parfait.
Jessica sourit. Elle savait que la prochaine fois qu’elle verrait cette salle, la lueur émanerait de bougies, et les tables seraient exactement comme l’avait intimé Seth.
Seth, perfectionniste pathologique, Seth romantique insoupçonné.
Seth, son mari, bientôt.
La grande horloge dans l’aile Richelieu indiquait qu’il était presque huit heures. Dans quelques minutes, une armée de petites mains arriverait à son hôtel pour préparer la mariée. Jessica contempla une dernière fois cet endroit féerique. Elle s’efforça de ne plus penser à sa mère, au destin incontrôlable et à toutes ces choses invisibles qui hantaient ce matin si ravissant, et se hâta vers la sortie. Mais soudain, elle entendit une voix derrière elle :
— Vous fuyez ? J’avais bien dit à Seth que toutes ces bougies, c’était terrifiant. On croirait qu’il prépare une veillée funèbre.
Elle se retourna : c’était Thaddeus.
— Non, je ne fuis pas, dit Jessica, remettant maladroitement une mèche de ses cheveux blonds derrière son oreille.
— Peut-être que vous devriez.
— Je vais être en retard, balbutia Jessica.
— Quand les princesses sont en retard, qui sait ce qui peut arriver ? Croyez-vous que le Louvre va se transformer en citrouille ?
Jessica fut piquée au vif. Le sourire de Thaddeus avait beau être bienveillant et ses yeux gris pétiller de malice, l’allusion à ses origines humbles était de mauvais goût.
— Les mésanges n’ont pas fini de coudre ma robe de mariée, donc excusez-moi, je dois filer, dit-elle froidement.
— Quel idiot, pardonnez-moi, je suis toujours maladroit quand je dois dire des choses importantes, dit Thaddeus en passant sa main sur ses lèvres.
Un instant, Jessica fut surprise de lire une angoisse véritable dans le regard gris, ainsi qu’une profondeur inattendue, qui révélèrent sur ce visage toute la beauté promise par ses traits réguliers.
— Je vous ai vue sur ce balcon, et cela fait dix minutes que j’essaie de trouver le courage de venir vous parler. J’avais préparé mes phrases, mais, j’en conviens, elles sont désolantes.
À nouveau, Thaddeus souriait, et l’ombre s’était envolée, remplacée par ce charme confiant et cette immobilité étrange qu’elle avait remarqués dès leur première rencontre.
— Ce que je voulais dire, c’est que… j’aime Seth comme un frère. Et croyez-moi, il m’agace comme un frère aussi. Son perfectionnisme le perdra. Tout cette opulence, cet or, ce luxe… Cet après-midi, vous allez rencontrer des gens qui vont faire un effort surhumain pour paraître parfaitement blasés. Mais ne vous méprenez pas : n’importe qui serait aveuglé par tout ceci…
« … et pas seulement vous. » Par délicatesse, Thaddeus n’avait pas fini sa phrase, mais Jessica avait compris.
Il fixa son regard sur la salle en bas, qui tourbillonnait toujours autour de Seth.
— Je voulais dire que tout cela n’est qu’un décor. Une distraction spectaculaire. Élégante, certes. Enivrante, absolument. Et ce bleu… Oubliez les antiquités qui prennent la poussière dans le musée ! Le plus grand joyau de la IVe dynastie, c’est ce silicate de calcium cuivre, ce pigment d’une luminosité extraordinaire… (Il fit une pause et se tourna lentement vers Jessica.) Mais qu’importe, enlevez tout ce qui brille, Jessica, et ce qui reste est un homme, une femme et une promesse, au nom de l’amour. À la vie, à la mort.
Jessica n’osait pas bouger. Les paroles de Thaddeus étaient allées droit à son âme, sans avertissement. La gravité n’était généralement pas de mise dans les soirées mondaines.
— Je vous vois sur ce balcon, et je me dis que je suis le dernier messager, celui qui vient vous rappeler que la seule chose qui compte ici et maintenant, c’est la réponse à la question : êtes-vous prête à faire cette promesse ?
— Oui, répondit Jessica.
— À la vie, à la mort ? dit Thaddeus.
Jessica le regarda droit dans les yeux ; il ne cillait pas, il ne souriait pas. Pour éviter que son imagination n’y décèle une signification trop profonde, Jessica ricana.
— Vous prenez votre rôle de témoin très à cœur.
— Désolé, ce doit être les orchidées, tout ce blanc me rend dramatique. Seth n’aurait pas pu trouver plus mauvais best man.
Leurs regards se croisèrent dans un silence qui sonnait comme un secret.
— Je vous laisse, dit enfin Thaddeus, les souris n’ont pas fini mon costume non plus.
— À tout à l’heure à l’église, alors, lança Jessica, s’efforçant de paraître légère.
Le peintre sourit et répondit :
— Oui, je ne sais pas ce qu’on dit dans ces moments-là… Bonne chance ?
Mais Jessica n’eut pas le courage de chercher une répartie et se contenta de lui sourire avant de courir vers l’escalier.
* * *
Les deux demoiselles d’honneur, blondes et belles comme Jessica, se regardèrent en coin, chacune s’efforçant de trouver les mots qui convenaient. Ni l’une ni l’autre n’y parvinrent. Enfin, Clara, la plus jeune des deux, balbutia :
— Inattendue !
Depuis des semaines, Jessica gardait le secret sur sa robe de mariée, le seul détail du mariage qui n’avait pas été décidé par Seth.
Elle avait refusé qu’on l’accompagne aux essayages. Clara et Béatrice en étaient venues à présumer que leurs propres tenues, des robes longues haute couture en tulle et dentelle bleu égyptien qui avaient demandé des jours et des nuits de travail dans l’atelier d’une grande maison parisienne, ne pouvaient donner qu’un avant-goût du style extraordinaire de celle de la mariée.
On parlait de kilomètres de traîne, de dentelles précieuses, d’une deuxième robe identique dans un coffre-fort. Mais lorsque, ce matin-là, Jessica, maquillée et coiffée, était sortie de la chambre et avait fait ses premiers pas dans le salon de la suite vêtue de son habit nuptial, Clara et Béatrice étaient — oui, il fallait l’avouer — déçues.
La robe consistait en un morceau de soie d’une infinie délicatesse ; elle ne tenait à ses épaules que grâce à un fil ténu, épousait son corps à la perfection et finissait en une modeste traîne.
Elle était sublime et parfaitement ordinaire tout à la fois.
Béatrice cherchait encore ses mots :
— La beauté dans la simplicité… pure, sobre… C’est vrai que j’imaginais plus de… enfin…
— Viens voir ici, ma chérie.
Dans un coin de la suite était assise Gigi, la tante de Jessica. À quatre-vingts ans, Gigi était pratiquement aveugle, mais avait toujours été élégante et gaie. Une broche représentant un oiseau coloré était épinglée sur l’habit pâle qui cachait son corps frêle. Gigi passa ses vieilles mains cabossées sur la taille de Jessica, touchant le tissu du bout de ses doigts.
— Tu es belle, murmura Gigi dans un sourire.
— Un jour, disait Clara à Béatrice, j’ai entendu qu’une actrice a reçu en fiançailles un énorme diamant, mais c’était aussi le genre à aimer la simplicité, alors le bijoutier l’a serti à l’intérieur de la bague en platine. Du coup, personne ne voit le diamant.
Béatrice fit une moue qui trahissait le fait qu’elle trouvait l’idée profondément absurde.
— Ne me dis pas qu’il y a des pierres précieuses à l’intérieur du tissu ? Je ne le connais pas trop, ton fiancé, mais je dirais que ce n’est pas son genre.
— Tut tut tut, dit Jessica en se dirigeant vers la chambre. Vous n’avez encore rien vu. La tradition dit que, pour que mon mariage soit heureux, il faut que je porte quelque chose de neuf, quelque chose d’ancien…
— Something old, something new, something borrowed and something blue ! chantèrent en chœur les demoiselles d’honneur.
— Ce que vous venez de voir n’est que mon something new ! cria Jessica depuis la chambre. Mais voici…
— Ne me dis pas qu’elle va mettre une tiare ? souffla Clara à Béatrice qui levait les yeux au ciel.
Quand Jessica apparut, Clara et Béatrice firent de grands yeux.
Elle portait un collier extraordinaire tissé d’or et de pierres bleues qui couvrait tout son cou, ses épaules et jusqu’à la naissance de ses seins. Comme par enchantement, la robe parée de ce bijou immense acquérait une dimension royale.
Jessica n’était plus princesse d’un jour, mais reine d’un autre temps.
— Un cadeau de Seth, murmura Jessica. Ancien, bleu… et emprunté, d’une certaine façon. Il a été trouvé dans une tombe de la vallée des Rois en Égypte. Il a trois mille ans.
Jessica s’était penchée pour que Gigi puisse caresser les perles oblongues de lapis-lazuli et le métal ouvragé. Soudain, sa mine se fit grave et un lourd silence s’installa : pensait-on au temps qui passe et qui emporte les reines ?
Béatrice dit enfin, avec une pointe de mélancolie :
— Tu vois, je m’attendais à une robe à un million de dollars. Ça aurait été vulgaire, bien sûr. Ta tenue n’a pas de prix. Elle est merveilleuse.
Puis, dans le calme qui s’installait, on entendit alors les cloches au loin.
C’était l’heure.
Tout se précipita. Le trajet en limousine, les klaxons parisiens, les passants qui s’arrêtaient pour dévisager la mariée, et toutes les personnes à son service dont elle ne se rappelait plus le nom et qui s’affairaient autour d’elle.
Enfin, la montée des marches, au bras vacillant de Gigi qui serait celle qui l’accompagnerait jusque devant l’autel, faute d’avoir plus de famille. Les portes de la grande église de la Madeleine s’ouvrirent sur les voix angéliques d’un chœur invisible.
Des centaines de regards illustres se posèrent sur elle et, devant l’autel, enfin, elle aperçut Seth, rayonnant.
À mesure que Jessica avançait dans la nef, elle découvrait que l’édifice, paré comme elle de bleu, de blanc et d’or, était encore plus majestueux que la salle du Louvre, sa beauté magnifiée par le divin. Sous son voile, elle murmura à sa tante aveugle :
— C’est si beau…
Et Gigi pressa sa vieille main sur le bras de Jessica, dont le cœur battait fort sous son collier millénaire.
Enfin, elle fut aux côtés de Seth, dont les yeux pétillaient. Le prêtre commença son homélie, mais la future mariée dut faire des efforts pour écouter son sermon, ivre de son propre sort.
Le rêve devenait réalité.
Son cœur battit encore plus fort quand elle entendit que le prêtre prononçait déjà le nom de Seth et s’adressait à lui.
Elle l’entendit dire oui.
Elle entendit son nom à elle aussi, Jessica, ce nom officiel que pourtant sa mère n’avait jamais dit. Alors, sur le visage du prêtre qui lui parlait, Jessica décela une nuance imperceptiblement plus sombre. Un cierge venait de s’éteindre ; il ne restait de la lumière que des volutes fantomatiques.
La vie, l’amour, la mort. Rien d’autre.
Elle les vit dans une clarté terrifiante et en perdit son souffle. Elle se tourna vers Seth qui la dévisageait, dans le silence qui avait envahi l’église, le temps d’une poussière de seconde, une poussière seulement, elle se demanda ce qu’elle savait de l’amour éternel.
Quelle était sa nature ? Existait-il vraiment ?
Presque simultanément, elle fut happée par les yeux gris de Thaddeus, qu’un sourire étrange illuminait. Puis en un instant fulgurant, comme si elle sortait d’une descente en apnée, elle emplit ses pupilles de toutes ces choses précieuses qu’elle n’avait qu’à cueillir, cette foule raffinée, ce prince charmant et ces lendemains qui chantaient, et enfin les mots prirent forme :
— Oui.
Le prêtre sourit, quelque chose de trouble passa sans s’arrêter dans le regard de Seth et l’église centenaire fut prise d’un murmure.
La mariée avait-elle hésité ?
Qui plus est… cette mariée entre toutes les mariées ?
Mais la messe reprit son cours et bien vite ce soupçon n’agita plus que les langues malveillantes, le reste des invités ayant mis ce léger faux pas sur le compte de l’innocence et de la nervosité, ce qui rendait la jeune mariée encore plus délicieuse ; bientôt, on oublia tout à fait l’épisode.
Les heures qui suivirent furent encore plus belles que promises.
Le mariage de Jessica et Seth Pryce gagna avec grâce sa place dans les annales du grand monde comme un jour inoubliable. Enfin, un feu d’artifice éclata en mille étoiles dans le ciel de Paris et les limousines firent la queue devant la pyramide au son des « au revoir ». Les derniers convives ignorèrent l’aube depuis la terrasse du Café Marly et, enfin, il ne resta plus de ces noces précieuses que les images que le photographe officiel, dans un bâillement, envoyait déjà aux plus grands magazines.
On y voyait Jessica, dans sa robe de demoiselle et parée de son collier de reine, qui dansait, virevoltait, riait, et embrassait son prince.
Elle semblait boire l’instant présent comme un élixir. On la voyait à toutes les heures de la nuit, ses cheveux blonds défaits, sa mine lumineuse même quand les convives disaient adieu. Le dernier cliché, baigné d’une lumière froide, montrait Jessica, nu-pieds dans le jardin des Tuileries, lovée contre le torse de Seth et habillée de sa veste de smoking. Elle regardait son mari et son meilleur ami se dire au revoir, alors que Thaddeus, tête baissée, mains dans les poches, un sourire serein au coin des lèvres, s’apprêtait à disparaître vers le soleil qui se levait.
Mais ces souvenirs-là seraient pour d’autres.
Car bientôt, le moment devant l’autel, la seconde improbable où ses certitudes avaient vacillé, où le souffle avait manqué à ses mots, laissant les anges interroger les coins secrets de son âme, où le temps s’était ralenti pour lui parler de la vie, de l’amour et de la mort… Ce minuscule instant serait le dernier dont Jessica se souviendrait.