Chapitre 26
I Am Sixtine

New York, Manhattan, quatre mois plus tard, le 17 octobre
Sixtine gisait au fond de la piscine intérieure du dernier étage de son immense penthouse en surplomb de Central Park.
La surface lisse de l’eau turquoise vibrait des basses d’un sound system qui crachait le rap de Jay Z et Kanye West, No Church in the Wild. La tête de Sixtine bougeait à peine, ses membres se mouvant au ralenti, tels ceux d’une naïade endormie caressée par un courant minimal. Ses yeux verts étaient ouverts, mais ne regardaient rien. Ses cheveux gris flottaient dans l’eau bleue comme des anémones fragiles. Elle n’était vêtue que de son tatouage en croix sur son nombril. Au-dessus d’elle ondulait le reflet d’un vieil homme aux traits asiatiques qui se demandait si elle était morte.
4 minutes 12 secondes. 4 minutes 13 secondes. 4 minutes 14 secondes.
Sixtine n’était pas morte. Pas plus que quand elle s’était réveillée d’un coma profond quatre mois auparavant. Au Caire, les jours de la vie de Sixtine s’étaient remis à s’écouler comme avant, même s’il manquait des pièces. Beaucoup. Elle était la fille aux pièces manquantes.
4 minutes 15 secondes. 4 minutes 16 secondes.
Sixtine était toujours dans l’eau.
Manquait le passé. Sa mémoire était intacte jusqu’au moment où elle avait hésité devant l’autel, durant son mariage. Ensuite, il n’y avait plus rien que le souvenir de visions étranges sans temps, sans espace, sans conscience. Puis le réveil au Caire et cette conviction que Jessica n’était plus, et que son nom était Sixtine. Sixtine, le surnom que lui avait donné sa mère. Dans l’existence de Sixtine, il n’y avait pas de Mexique, pas de pyramide, pas même de fête au Louvre. Pas de meurtre. Rien que les récits que les autres lui racontaient et la connaissance, au plus profond d’elle, de choses qui n’avaient pas de sens dans ce monde.
4 minutes 17 secondes. 4 minutes 18 secondes.
Le vieil homme serrait les dents et scrutait son chronomètre.
Manquaient les nuits. La nuit après son réveil, Joannie l’infirmière avait sonné l’alarme. Sixtine avait disparu. On l’avait retrouvée, tremblant sous le néon près de la sortie de secours, gémissant : « N’éteignez pas la lumière… » On avait diagnostiqué des problèmes psychiatriques profonds, comme cette phobie extrême et paralysante de l’obscurité. En vérité, ce n’était pas du noir dont Sixtine avait peur, c’était des images qui le peuplaient : tout l’escadron illuminé du singe sacré qui mange les viscères, de la rivière verte et de cette Néfertiti sans yeux — ce qu’elle avait vu dans cet ailleurs que les médecins disaient ne pas exister. Alors depuis, Sixtine dormait le jour, sous le soleil ou les néons, car elle ne pouvait pas laisser la noirceur de la nuit la surprendre. Le seul moment où elle ne pensait plus, où elle n’essayait pas de retrouver les pièces manquantes, c’était dans l’eau. Elle y entrait toutes les nuits. Et elle y restait.
4 minutes 20 secondes. 4 minutes 23 secondes.
Une goutte de sueur coula sur le front du vieil homme, alors que Jay Z jurait contre les dieux.
Manquaient aussi les autres, aussi. Sixtine était une recluse. Elle ne sortait pas pour éviter les paparazzis qui campaient devant son immeuble. Elle avait évité les amis, remercié les trente-deux membres du personnel qui s’étaient occupés du quotidien de Seth dans son penthouse new-yorkais de vingt et une pièces. Gigi était repartie chez elle en France, dans sa maison remplie de cages à oiseaux donnant sur la mer. Le seul qui restait, c’était Han, soixante-seize ans, le portier de nuit de l’immeuble qui allait être licencié parce qu’il était trop vieux.
À présent, c’était lui, Han, qui criait à Sixtine de sortir de l’eau.
Han connaissait l’itinéraire des sorties nocturnes de la jeune femme, qui, sous son gilet noir à capuche, allait boire la lumière des lampadaires et des vitrines des magasins dans les avenues désertes. Elle avait la dégaine de ces tagueurs qui hantent le métro parisien et qu’elle avait fréquentés, adolescente. À présent, l’unique témoin de la solitude de Sixtine, de sa mélancolie, du deuil de ce mari à peine connu, c’était ce vieillard qui s’enfonçait dans l’eau tout habillé de son uniforme sombre pour la repêcher.
5 minutes 1 seconde.
Sixtine était morte.
Manquait la vie. Sixtine était dans les limbes. La vraie Sixtine, celle qui vivait, celle qui avait encore les rêves de son âge, celle qui croyait aux lendemains, c’était Jessica aux yeux bleus, perdue dans un passé invisible, inconnu, non répertorié. Sixtine aux yeux verts n’était qu’une revenante de passage, et Han qui la tirait de l’eau savait bien qu’elle pourrait partir, demander à son cœur de ne plus battre.
La tête de Sixtine était hors de l’eau et Han la prit sous les bras comme une poupée désarticulée pour la balancer par-dessus son épaule. Sa tête ballotta ; ses yeux étaient toujours ouverts et elle ne respirait pas, son corps nu dans les bras de ce vieil homme avec son costume sombre gonflé d’eau. Soudain, elle inspira tout l’air de la pièce. Elle sembla alors voir à nouveau. Ses muscles se tendirent et elle regarda le visage de Han.
Elle sourit.
— La prochaine fois, Han, vous devriez vous vêtir encore un peu plus pour nager.
— Plus de cinq minutes. Ce n’est pas raisonnable.
— Cinq minutes seulement ? dit Sixtine qui nageait déjà vers le bord. Ça m’a pourtant semblé être une éternité.
— C’est bien ce qui m’inquiète, mademoiselle.
— Je croyais que l’inquiétude était une perte de temps, c’est vous qui me l’avez appris. Tournez-vous.
Le vieil homme, dont le costume trois-pièces flottait à la surface de la piscine, fit mine de râler et tourna le dos à Sixtine. La jeune femme monta l’escalier de marbre. Sur la grande baie vitrée qui donnait sur Central Park se dessinait le reflet de son corps mince, sa silhouette magnifique sculptée par de longues nages nocturnes, ses cheveux gris coupés à la garçonne, coiffés en arrière et dégoulinants sur sa peau ivoire. Elle aurait pu ressembler à ces femmes fatales des films allemands des années 20, mais il y avait ce voile amer sur son regard émeraude, un scintillement froid dans ses yeux qui n’attendaient plus le retour des illusions égarées en route.
Et ce tatouage en forme de croix sur son ventre.
Elle passa le peignoir gris foncé gisant à côté du chronomètre qui courait toujours. Elle sourit et secoua la tête. Elle s’approcha de la baie vitrée. À ses pieds se tenait le Metropolitan Museum of Art et son ombre l’englobait tout entier.
— Vous pouvez sortir, maintenant, Han, dit Sixtine.
— Merci, mademoiselle.
Le vieil Asiatique sortit de la piscine avec grâce, ses pieds faisant floc-floc sur le marbre et ses poches gonflées d’eau se déversant à chaque pas.
— Tout est prêt pour demain ?
— Oui, mademoiselle. Un chauffeur viendra prendre les bagages à dix-sept heures. J’ai parlé au pilote, ce sera donc un vol de nuit, comme vous l’aviez souhaité.
— Merci, Han. Faites-moi plaisir, allez vous changer, vous allez prendre froid. Et j’ai peur de ne bientôt plus avoir pied si vous restez près de moi.
Le vieux portier se retira. Sixtine saisit la télécommande et augmenta encore le volume du sound system. Elle se remit à observer la nuit new-yorkaise à ses pieds, l’obscurité de Central Park au milieu des millions de lumières, le ventre noir de la ville. La musique assourdissante, les basses comme des coups, les invectives des rappeurs, les cris des chœurs, tout résonnait dans son cœur à le faire exploser. Un frisson parcourut son corps, elle ferma le peignoir sur sa poitrine et releva la capuche. Son visage disparut dans son ombre. Elle ressemblait à une boxeuse triste.
Pendant cent vingt-deux nuits blanches, elle y avait pensé.
Pendant quatre-vingt-douze nuits blanches, elle avait douté.
Elle avait entendu Gigi qui lui disait qu’elle ne devrait pas, qu’elle devrait avancer dans la lumière, profiter du jour présent, oublier le passé.
Elle avait nagé à contre-courant, pour préparer son corps, cette machine étrange, à cette idée.
Puis elle avait douté encore.
Mais à cet instant, elle était prête. Prête à arracher la vérité des ténèbres où on l’avait cachée.
Elle partait demain. À Mexico. Marcher sur ses propres pas perdus. Mais avant, il lui fallait faire un détour.
Elle sourit.
Ce n’était pas à une boxeuse qu’elle ressemblait dans le reflet au-dessus du Met.
C’était à la Mort elle-même.