Chapitre 27

L’Offrande Des Statues Noires

Chapter illustration

Londres, le British Museum, le 19 octobre


Florence déposa un baiser sur la joue de Max. Il aurait suffi que le visage du jeune architecte se tourne en un minuscule mouvement pour que ses lèvres touchent les siennes.

Mais il ne bougea pas.

Il sourit à son amie et il fit rouler son fauteuil sur les pavés de la cour du British Museum.

— Tu veux que je vienne te chercher plus tard ? demanda Florence, qui le regardait s’éloigner.

— Ne t’inquiète pas, je prendrai un taxi.

— Bon. On se voit plus tard, alors. Je t’appelle. Tu diras bonjour aux marbres d’Elgin de ma part, dit-elle maladroitement.

Puis elle remonta dans sa voiture et démarra en trombe.

Max se mordit les lèvres et soupira. La situation avec Florence était délicate. Ils venaient de passer un long week-end à Falmouth Manor, l’immense domaine des Mornay-Devereux dans les Cornouailles. Elle lui avait fait visiter la propriété familiale, avec ses pierres froides, ses pièces qui n’en finissaient plus, ses lits à baldaquin, ses portraits ancestraux. Florence avait installé la musaraigne achetée au Caire sur la cheminée du Petit Salon, qui comptait déjà une remarquable collection d’antiquités. Elle avait expliqué à Max, un peu honteusement, que la chasse au trésor antique était un des hobbies des gentlemen de la famille depuis le XVIIIe siècle. Mais la tradition s’était arrêtée deux générations auparavant, le père de Florence n’ayant aucun goût pour les « vieilleries exotiques ». Max fut présenté à Charles Mornay, un cinquantenaire décontracté et drôle avec qui il s’était immédiatement trouvé des affinités. Florence l’avait régalé de ses souvenirs d’enfance. Le week-end avait été charmant et suivait parfaitement la progression naturelle d’une amitié qui fleurissait depuis quatre mois.

Et pourtant, sur le chemin du retour, quelque chose clochait. Comme si ce qui aurait dû arriver n’était pas arrivé.

Max soupçonnait que Florence était amoureuse, mais sait-on jamais avec les filles aux cheveux roses ? Il sentait que tout ce qu’il avait à faire était de cueillir une romance splendide, offerte par cette fille qui l’avait secouru en Égypte. Intelligente, courageuse, drôle, complice, une amie dès le premier regard – Florence représentait tout ce qu’il avait toujours convoité pour compléter un bonheur imaginé. Malgré tout, il hésitait.

Il finit par se dire que, peut-être, il attendait une meilleure opportunité, et entra dans le British Museum. Des grappes de visiteurs se pressaient vers l’aile gauche, où étaient exposés les « marbres d’Elgin », sculptures tristement célèbres pour avoir été arrachées au Parthénon à Athènes deux cents ans plus tôt et pour empoisonner les relations diplomatiques entre l’Angleterre et la Grèce depuis un demi-siècle.

Florence lui avait raconté qu’un de ses aïeux se trouvait à Athènes à la même époque qu’Elgin. L’ancêtre en question, comte de Falmouth, avait joué un rôle déterminant dans le fameux saucissonnage du Parthénon et dans l’envoi de ces chefs-d’œuvre en Angleterre. Mais grâce à un heureux coup du sort, l’histoire n’avait retenu comme coupable que le nom de Thomas Bruce, septième comte d’Elgin, mort sans le sou, et sans son nez mangé par la syphilis. Le complice, Vivant Mornay, avait, lui, gardé son anonymat aussi bien que son nez, qu’il avait fier, comme en témoignait l’imposant portrait au-dessus de la cheminée du hall principal. Et encore une fois, ses pensées le ramenaient à Florence.

Il pénétra sous le dôme immense de la Reading Room en se jurant de se concentrer sur autre chose que le week-end qui venait de s’écouler. La vue rassurante des dizaines de milliers de volumes sur les rayons en acajou l’aida à se plonger dans ses recherches. Il salua le conservateur de la bibliothèque, qui l’aida à faire naviguer son fauteuil roulant vers l’un des pupitres. Max Hausmann était un habitué. Il était venu tous les jours de la semaine précédente. Et de celle d’avant encore. Depuis plus d’un mois, il cherchait dans ces volumes ancestraux le passage secret de la pyramide de Khéops.

Il savait que les archives avaient été passées au peigne fin maintes fois par de plus éminents spécialistes que lui. Mais il savait aussi que les chercheurs pouvaient être fainéants et utilisaient souvent les mêmes sources. Alors Max reprenait tous les récits des voyageurs en Égypte, tous les journaux tenus par les gentlemen du Grand Tour, tous les textes nouvellement indexés, nouvellement traduits, nouvellement numérisés. Il cherchait la mention d’une entrée, d’une suggestion, d’une rumeur, n’importe quoi. On lui avait dit que c’était vain. Mais Max refusait d’abandonner et une trouvaille le confortait dans sa détermination. C’était à propos de la découverte de Toutankhamon par Howard Carter, en 1922. Les livres d’histoire avaient retenu qu’en bon archéologue, il avait attendu, pour rentrer dans le tombeau, d’avoir les outils adéquats, de pouvoir faire une analyse systématique, de rassembler les meilleurs experts, d’appeler le photographe. Mais c’était faux. Il avait suffi à Max de regarder d’un peu plus près les archives du Metropolitan Museum of Art pour savoir que Carter avait succombé à la tentation et s’était engouffré dans le tombeau comme un vulgaire et avide chasseur de trésors. Plusieurs témoignages enfouis dans des journaux dont la lecture était laborieuse révélaient qu’il avait maquillé sa visite en déplaçant des paniers d’osier devant le trou qu’il avait dû creuser pour accéder au tombeau. L’appât du trésor avait été irrésistible, naturellement. Armé de la conviction que les voix du passé n’avaient pas toutes été entendues, Max cherchait. Mais pour l’instant, il n’avait rien trouvé qu’il ne connaissait déjà.

La journée passa vite, mais petit à petit sa jambe gauche devint douloureuse et lui signifia qu’il était temps de rentrer. Il s’acharna malgré tout. Bientôt, sa jambe et son bras droits seraient remis, et il n’aurait plus d’excuses pour ne pas aller à l’université. Sa jambe gauche, elle, cassée en plusieurs endroits, ne serait jamais complètement guérie. Il devrait utiliser des béquilles pendant plusieurs mois encore, et il savait qu’il boiterait pour le restant de ses jours. Mais au moins, il était encore là pour compter ces jours à venir.

Pas comme Nasser.

Il dut secouer la tête pour arracher ces images amères de son esprit. Il jeta un œil vers les derniers étudiants qui rangeaient leurs livres et se dirigeaient vers la sortie. La bibliothèque fermait une demi-heure avant le musée. Max était le dernier, mais on le lui pardonnait, à cause de son fauteuil roulant. Le conservateur l’aida à mettre ses affaires dans son sac à dos et l’escorta vers le hall, sous le Great Court.

Le Great Court, conçu par le prestigieux cabinet d’architecture anglais Norman Foster & Partners, était le joyau moderne au cœur du British Museum, au même titre que la pyramide de Ieoh Ming Pei était celui du Louvre. Mais, avec son plafond en forme de donut, ses courbes gigantesques et la dentelle que le tissage de son dôme projetait sur son sol en pierre les jours de soleil, le Great Court possédait une poésie particulière. Pour Max, il sonnait comme une ode monumentale à des idéaux esthétiques universels, sublimait le vénérable bâtiment d’origine et le guidait dans la modernité avec une grâce presque tendre.

Ces considérations se dissipèrent sous le crâne de Max quand il remarqua, debout à l’entrée des salles d’antiquités égyptiennes, une femme avec un éclat particulier.

Elle était grande, très mince, avec un profil étrangement familier. Ses yeux verts semblaient irradier tout son visage, jusqu’à faire oublier la tristesse de sa pâleur et de ses cheveux gris. Il lui fallut un instant, qui semblait défier le temps lui-même, pour prendre conscience qu’elle le regardait.

Il sentit alors à l’intérieur de lui une lumière triste et intense à la fois. Quand elle s’approcha, il ne bougea pas. Ses pas dans sa direction étaient comme une évidence et une part de lui sut que sa vie ne serait plus la même ensuite, mais Max n’écouta pas. Soudain, arrivant comme une bonne nouvelle qui change le cours des choses, il eut la certitude qu’elle le cherchait depuis longtemps et qu’elle l’avait trouvé, car il l’avait reconnue.

C’était la fille de la pyramide.

— Max Hausmann ?

Sa voix était rauque et belle, comme une onde prise dans un torrent qui s’accroche à des rochers.

— Oui.

— Je suis…

— Jessica Pryce, dit Max.

— On m’appelle Sixtine.

Max répéta « Sixtine », comme pour être sûr que c’était bien elle.

Pendant un instant, ils se regardèrent en silence. Il y avait de l’émotion dans cette rencontre que Max n’avait jamais imaginée. Ce qu’ils avaient vécu tous les deux, et ces images qui revenaient comme des feux follets sur les ombres du Great Court, ne laissaient plus de place pour la futilité des conversations de politesse. Sixtine sourit et le sourire alla se caler juste au-dessus du cœur de Max.

Une annonce brisa le silence entre eux : le musée fermait ses portes et les gardes faisaient se presser la foule des visiteurs vers la nuit londonienne. Max vit que Sixtine se dirigeait plutôt vers la salle des grandes statues. Qu’elle soit entièrement imperméable aux règles terrestres, il n’en doutait pas.

Le brouhaha des visiteurs dans le hall s’évanouissait petit à petit. Sixtine marchait lentement entre les sculptures, et sans hâte, sans aucune anxiété. Max la suivait, les roues de son fauteuil roulant glissant silencieusement sur le marbre poli.

— Combien de temps allez-vous rester dans ce fauteuil ? dit-elle enfin.

— Je peux probablement déjà en sortir.

— Allez-vous retourner au Caire ?

— Non.

— Pourquoi ?

Max ne répondit pas. Il ne voulait pas dire qu’il avait peur. Qu’à chaque fois qu’il se souvenait du Caire, il revoyait le sang, la colère, il voyait les os qui sortaient de ses jambes, il voyait Sixtine en noir et blanc et orange, et il sentait le soufre et la charogne humaine.

Elle poursuivit, comme si elle avait lu dans ses pensées :

— Alors pourquoi passez-vous autant de temps à faire encore des recherches sur la pyramide ?

Max fut surpris qu’elle sache, pour la bibliothèque. Pourquoi il voulut mentir, il n’aurait pas pu le dire.

— J’ai un diplôme à obtenir…

À ce moment-là, un des gardes se dirigea vers eux. Quelque chose en Max se contracta — peut-être qu’il considéra alors la possibilité du départ de Sixtine et que la douleur dans son ventre était inattendue.

— Mademoiselle, n’hésitez pas à venir me voir si vous avez besoin de quelque chose.

Elle sourit et murmura un « Merci ».

Max et Sixtine continuèrent à avancer dans le musée. L’une des lumières s’éteignit. Max vit Sixtine se raidir dans un violent mouvement du cou, ses yeux émeraude bouger avec une rapidité animale et fixer plusieurs points au plafond. Elle se détendit un petit peu, puis demanda à Max :

— On dit que vous avez vu Nasser juste avant qu’il meure ?

— Oui.

— Vous croyez qu’il m’a tuée ?

La phrase l’aurait choqué sans la présence autour de lui des grandes sculptures qui défiaient la mort depuis cinq mille ans. Max acceptait que Sixtine fasse partie de ces fantômes magnifiques qui parlaient de leur mort comme si elle était aussi naturelle que la vie.

— Je me pose la question depuis que je suis revenu, dit Max. Je n’arrive pas à comprendre comment il a fait, et le mobile du crime est nébuleux aussi. La police du Caire a semblé étouffer l’affaire très vite, les autorités américaines se sont aussi détachées et, même si la mort de Nasser était un accident…

— Auriez-vous pu le sauver ? demanda Sixtine.

— J’ai essayé. Finalement, c’était lui ou moi.

— À ce moment-là, Max, qu’avez-vous pensé ?

— Oh, à ce moment-là, j’ai pensé qu’il était coupable, sans aucun doute. Mais c’est après…

— Après ?

— Après ce moment-là. Quand j’ai sauté par la fenêtre, puis à l’hôpital, quand je suis parti d’Égypte, maintenant. Chaque moment, finalement, depuis que je l’ai laissé, chaque moment, la nuit, le jour… je me dis que peut-être, sans doute, il n’était pas coupable.

Max sentait le regard de Sixtine et, pour le garder sur lui, il continua :

— C’est une certitude, en fait. Je l’ai trouvé coupable parce que, comme tout le monde, ça arrangeait ma conscience. Je serais resté quelques secondes de plus, une minute peut-être, ça n’aurait rien changé pour moi. Mais lui, il aurait pu survivre.

— Alors vous passez vos nuits et vos jours à chercher la vérité.

Max ne dit rien.

— Moi aussi, dit Sixtine. Je ne crois pas que Nasser soit responsable. Je lis les journaux, je vois une histoire, mon histoire, racontée par d’autres. J’étais quelqu’un, je me réveille en étant quelqu’un d’autre, et on m’apprend cette histoire, elle appartient aux autres et elle n’est pas juste. Elle n’a pas de sens.

— Vous ne vous souvenez de rien ? Même pas de la pyramide ?

— De rien. Les gens disent que c’est mieux comme ça, parce que c’était terrifiant.

Elle sourit.

— Mais cette histoire-là, pour moi, elle n’est pas terrifiante. C’est un conte, vous savez, comme les contes de Grimm, des histoires qui effraient les enfants pour qu’ils soient sages… C’est presque du théâtre d’ombres.

Son sourire disparut.

— Mes souvenirs sont autres.

— De quoi vous souvenez-vous ?

— De beaucoup de choses que personne n’a vues.

— Comme quoi ?

Sixtine hésita pour la première fois et dans le craquement de sa voix rauque, elle dit :

— Une rivière. Souterraine. Une rivière verte où grouillent des choses. Une balance…

— Une rivière souterraine ? interrompit Max.

Sixtine agita la main.

— Les médecins disent que mon cerveau était complètement mort, que c’était impossible pour moi de former ne serait-ce qu’une pensée.

Mais Max l’interrompit encore :

— Saviez-vous qu’Hérodote évoque des canaux souterrains qui auraient été le principal accès à la pyramide de Khéops ? Il parle de chambres entourées d’eau, comme des îles.

Ils se regardèrent, avec les grandes statues noires pour seuls témoins.

— Je suis venue vous voir, Max, parce que je sais que vous cherchez le passage vers la chambre X, comme moi. Je pense que si nous trouvons comment nous avons pu y arriver, nous trouverons pourquoi. Pourquoi quelqu’un a voulu nous enfermer là, pourquoi on a tué Seth. Je ne crois pas en une intervention divine, je ne crois pas en la malédiction de Toutankhamon. Je ne crois qu’en l’intention humaine. Je pense que vous pouvez m’aider. M’aiderez-vous ?

Max ne répondit pas. Sixtine dut interpréter son silence comme une réticence et s’empressa de poursuivre :

— Je sais que vous travaillez dans le cadre d’un projet d’université. Si c’est d’une bourse dont vous avez besoin…

— Je n’ai pas besoin d’argent. Je vous aiderai, interrompit Max.

Sixtine lui sourit avec plus de chaleur qu’elle ne l’avait fait auparavant et Max fut enivré de cette beauté qu’il découvrait alors et par l’idée que cette femme avait besoin de lui.

— Il y a aussi quelque chose… dit Sixtine.

Elle ôta son sweater gris et souleva le bas de son tee-shirt blanc. Max découvrit sur son ventre, autour de son nombril, le tatouage de la croix ornée. Il était hypnotisé par ce motif noir sur la peau blanche. De loin, très loin, cette croix lui était familière, et il ne put s’empêcher de toucher la peau tatouée. Et le contact de ses doigts sur le ventre de Sixtine, c’était quelque chose qui appartenait à l’infini. Jamais de sa vie il n’avait imaginé que quelqu’un puisse trouver ainsi le raccourci vers son cœur. L’amour était apparu comme une aube douloureuse et incendiaire, il sentait tout son corps battre au bout de ses doigts qui avaient touché cette peau, qu’il semblait connaître depuis avant sa naissance et jusqu’après sa mort. Les dieux égyptiens autour de lui lui faisaient l’offrande d’une raison de vivre alors qu’il ignorait qu’un homme en ait besoin d’une. Pourtant, déjà, il savait qu’il la perdrait. En un instant fulgurant, la mort prenait une nouvelle dimension, la sienne comme celle de cette femme dont il avait sauvé la vie, parce qu’elle signifiait une séparation qui soudain devenait contre nature. Il entendit Sixtine lui demander de ne révéler à personne leur conversation, ni même son existence. Alors, devant ces dieux de pierre, le bout de ses doigts toujours irradiés par la douceur de sa peau, il fit la promesse solennelle de garder le silence sur leur rencontre. Et tout au fond de lui, sans bruit, il jura qu’il ferait tout pour protéger Sixtine.

À la vie, à la mort.

← Chapitre précédent Chapitre suivant →
© Caroline Vermalle. Tous droits réservés.