Chapitre 145
L’Œil D’Horus (I)

Dans la chambre la plus éloignée de l’aile ouest, Franklin ouvrit les tiroirs d’une commode ancienne. Tous vides, sauf un, contenant son portefeuille, une vieille carte géographique, quelques papiers et, cachés dans un vieux mouchoir, son revolver et l’Œil d’Horus.
Il n’avait pas défait ses bagages à son arrivée à Falmouth Manor. Depuis une semaine, sa valise gisait à terre, vomissant un fouillis de vêtements. Il lui suffisait de la refermer, et il était prêt pour partir en Louisiane.
Il ne s’habituait toujours pas au jet privé de Sixtine, ni aux réunions dans le Petit Salon, ni aux dîners à la table interminable. Même si le manoir n’était plus de première fraîcheur, l’opulence héritée depuis des générations collait à ses murs comme une maladie. Elle imprégnait l’endroit, tout comme les jardins et la chapelle abandonnée.
Les portraits des ancêtres avaient fini au grenier, pourtant Franklin sentait encore leurs regards hautains, inspectant avec dégoût sa peau noire, ricanant à ses manières de rustre. Il était certain de trouver des esclavagistes dans l’arbre généalogique des Mornay.
Mais ce n’était pas la raison pour laquelle il regrettait d’avoir accepté l’offre de Sixtine. Sa décision était prise : il ne reviendrait pas à Falmouth après le voyage en Louisiane.
Il s’assit sur le lit, plaça l’Œil d’Horus en porcelaine au creux de sa paume et referma ses doigts.
Il avait utilisé l’amulette pour communiquer avec sa collègue Aziza lorsqu’ils étaient au Caire. Elle était son indic, lui passant les informations du FBI. Elle lui devait bien cela, c’était à cause d’elle qu’il avait été renvoyé du Bureau. Elle n’avait fait que son devoir : il avait bafoué bien des règles dans sa poursuite obsessionnelle du masque de Toutankhamon. Il avait soutenu qu’il était faux, que le vrai était entre les mains de trafiquants d’antiquités – personne ne l’avait cru. Ses tactiques étaient mauvaises, mais sa croisade avait été juste : les événements de la Chambre X lui avaient donné raison et avaient restauré sa réputation.
En chemin, il avait rencontré Sixtine, et la société secrète créée par Vivant Mornay. À présent, il était engagé dans une mission pour retrouver toutes les victimes de HH. Pourtant, il le savait : il n’avait pas sa place.
Franklin ouvrit sa main et observa l’amulette.
L’Œil d’Horus était son secret et sa honte, mais jamais il ne voudrait s’en défaire. Il était la raison pour laquelle il avait sacrifié sa carrière, sa famille, sa vie entière, pour se lancer à la recherche de la vérité sur le masque de Toutankhamon. L’Œil d’Horus était la raison pour laquelle il était à Falmouth, et la raison pour laquelle partir en Louisiane était sa dernière mission.
La prophétie de Lanaa.
Il l’avait niée toute sa vie. Il avait essayé de prouver que c’était une fraude. Que la prophétie qui avait ravagé sa vie n’était qu’un mythe – c’était le seul moyen qu’il avait trouvé pour supporter de vivre avec lui-même et les choix terribles qu’il avait dû faire.
Mais la réalité était indéniable : Toutankhamon l’avait mené à Sixtine. Sixtine l’immortelle, Sixtine l’ange né dans une pyramide. Sixtine qui l’avait choisi, lui entre tous les hommes, pour aller au bout de sa vocation.
À présent, des signes retrouvés dans une rivière lui intimaient de retourner en Louisiane. Là où tout avait commencé.
Ce serait là où tout finirait.
Il caressa l’amulette. Le parfum d’une clairière qu’il n’avait pas visitée depuis plus de vingt-cinq ans fit frissonner ses narines et tordit son ventre. Les souvenirs revinrent un à un, avec leur cortège de sensations et de regrets, aussi vivants que s’ils dataient de la veille.
Les détails du meurtre de Milburn Boucvalt. Le corps exhumé de Marìa Flores. Et surtout, le long et poétique témoignage de Lanaa Steele, si brutal dans son honnêteté. En 1987, il avait été archivé à la NOPD, Dieu seul savait où il croupissait depuis. Quand Franklin avait quitté La Nouvelle-Orléans, il avait refusé d’en emporter une copie. Un acte futile : sa mémoire en avait préservé chaque mot, contre son gré. Depuis que le masque de Toutankhamon avait fait irruption dans sa vie, il se le récitait toutes les nuits.
Cela aussi, Lanaa l’avait prédit.
Mais, à force d’usage, le souvenir s’était patiné. Était-il encore certain des détails du témoignage, ou les avait-il rêvés ? Supporterait-il d’affronter ce qu’il avait travaillé à oublier pendant vingt-cinq ans ?
Et il n’avait pas eu le courage de tout lire. Les derniers feuillets le hantaient depuis longtemps, et depuis deux décennies, son imagination y retournait comme un chien retourne à un os.
N’était-ce pas là où Sixtine et les bouteilles vaudoues le guidaient : faire face, enfin, à son passé ?
L’écran de son téléphone portable éclaira d’une lumière bleue ses traits fatigués.
Ses doigts hésitèrent. Il rédigea lentement, corrigeant maintes fois.
« Je serai en Louisiane jeudi. Est-ce que je peux te voir ? Seule ?
Franklin H »
Il contempla le message, vers ce numéro de téléphone trouvé sur Internet un an auparavant, mais jamais utilisé. Son pouce flotta au-dessous du bouton d’envoi, tremblant d’indécision.
Qu’allait-il lui dire une fois devant elle ? Au bout de vingt-cinq ans ?
J’ai changé ? Je ne suis plus celui que j’étais lorsque je t’ai quittée ? Parce que j’ai failli mourir dans une voiture abandonnée dans un quartier insalubre du Caire ? Que mon nom est aujourd’hui sur une tombe en Virginie ? Que j’ai rencontré la fille de la pyramide ?
Que je sais maintenant que tu avais raison, il y a vingt-cinq ans, à propos de la prophétie de la Pyramide ?
Il passa son pouce sur ses lèvres, puis leva la tête vers la haute fenêtre, son regard se perdant dans la nuit. Il n’y vit que son reflet : un homme vieillissant, seul au milieu d’un grand lit, le dos courbé.
À ses côtés, un revolver.
Dans sa main, la croisée des chemins.
En un geste agacé, il effaça le message et jeta le téléphone sur l’oreiller.
Il se redressa soudain : des pas dans le couloir.
Il fourra l’amulette d’Horus dans sa poche, et écouta, immobile. Il ne s’était toujours pas habitué aux bruits de la vieille bâtisse : il avait remarqué maintes fois que les sons étaient déformés, impossible de dire s’ils étaient proches ou lointains. Il n’était toujours pas certain que les pas s’approchaient de sa porte lorsqu’ils s’arrêtèrent.
Un frisson dans sa nuque le força à saisir son arme. Il le fit dans un geste si rapide et si discret que même quelqu’un qui l’observait par la fenêtre n’aurait pu détecter ce mouvement.
Mais celle qui l’épiait depuis la chapelle abandonnée ne manqua pas de le remarquer.