Chapitre 213
Les Secrets De La Chapelle

Lune croissante (17ème jour d’octobre)
Sixtine rentrait chez elle.
Elle ne put retenir un sourire : aurait-elle pu imaginer, une semaine plus tôt, qu’elle serait heureuse de revenir à Falmouth Manor ?
Depuis le long couloir blanc, elle pouvait déjà entendre les rires et les voix animées provenant de la pièce au bout, derrière les doubles portes. Une lune plus tôt, ils s’étaient rassemblés pour la première fois autour des bouteilles vaudoues, figés, distants et presque méfiants, gardant leurs secrets bien au chaud.
À présent, ce que Sixtine percevait, ce qui fusait entre les pierres du manoir, c’était le son de l’amitié.
Lorsqu’elle poussa les doubles portes, Florence était accoudée au manteau de la cheminée et lisait un texte sur son smartphone.
— Le Times Picayune, édition d’hier. « Miracle à la morgue. Lucia Dewi-Masseau, kidnappée par son mari, a survécu de justesse à une tentative de meurtre-suicide… »
— Ah, Sixtine ! s’écria Max, interrompant la lecture de son amie. Enfin, on va savoir ce que Florence nous cache !
La journaliste adressa un large sourire à la nouvelle arrivée.
— Attendez, ce n’est pas le meilleur : « La victime avait été déclarée cliniquement morte, mais a retrouvé… »
— Ah, « cliniquement morte », ricana Cybelle, comme pour elle-même. Pas aussi bon que l’autosuggestion, mais un classique tout de même. Franklin n’est pas avec toi ?
— Non, répondit Sixtine. Il est resté en Louisiane.
Elle se laissa tomber dans l’un des fauteuils. Pour la première fois depuis longtemps, elle se sentait légère, comme si le sentiment d’urgence qui avait tendu ses jours et ses nuits depuis le Vietnam s’était évanoui le temps d’une trêve. La fatigue fit dériver ses yeux vers le feu de la cheminée, et elle se retrancha dans les images de la veille.
Jamais elle n’oublierait le moment où Lanaa était redevenue mortelle.
Sixtine avait rejoint la clairière à son retour de Poverty Point. Franklin et Lanaa étaient restés dans la pièce du rez-de-chaussée. S’étaient-ils parlé ? Ils avaient eu vingt-cinq ans à se raconter. Peut-être n’en avaient-ils pas eu besoin. Lorsque Sixtine avait ouvert la porte, Lanaa avait compris qu’elle avait été victorieuse. Sa vocation avait été réalisée.
Lanaa avait cherché Franklin du regard, et il s’était approché pour la soutenir.
À ce moment-là, une larme avait coulé sur sa peau, et elle avait porté la main à sa joue. Peut-être y cherchait-elle les signes de l’âge qui rattrape le temps passé. Elle n’avait trouvé aucune ride ; pour Sixtine, elle avait toujours vingt-cinq ans.
Mais ses yeux avaient changé ; leur couleur était plus claire, leur brillance semblait venir d’une source plus profonde et plus riche.
Franklin avait caressé sa cicatrice en forme de lune. Elle était toujours là. Tout était toujours là. Et lui aussi, enfin.
Sixtine s’était retirée en silence, les laissant explorer la tendresse toute neuve de la plus sublime des secondes chances.
Derrière elle, dans le cadre orange au cœur du grand ciel noir, comme une fenêtre d’un calendrier de l’avent, Lanaa et Franklin s’étaient embrassés.
Un baiser qui attend depuis une éternité est le plus doux de tous.
— Avec Lanaa, je suppose ? demanda Cybelle.
— Oui, avec Lanaa, dit Sixtine. Elle a accompli sa vocation et retrouvé celui qu’elle aimait. La promesse a été gardée.
— Awww. Ils se marièrent et vécurent heureux dans la clairière.
Sixtine soutint le regard brillant de Cybelle.
— Exactement. Un jour, ce sera notre tour, ma belle.
Les yeux de Cybelle se voilèrent un instant, elle haussa les épaules puis retourna à ses bouteilles. Florence rangea son smartphone dans la poche de son jean.
— Bon, je vois que mon article n’intéresse personne, bougonna-t-elle.
— C’est surtout que tu nous fais poireauter depuis hier, dit Max.
Il se tourna vers Sixtine.
— Florence a trouvé quelque chose dans la chapelle. Elle voulait t’attendre avant de nous le montrer.
La journaliste jeta un œil par la fenêtre.
— Et on dirait que Mikael a décidé de ne pas nous attendre. Venez ! Je ne veux pas qu’il gâche la surprise.
Sixtine découvrit que Florence avait le goût de la mise en scène, mais la nouvelle confiance qui s’était installée entre elles valait bien son indulgence.
La première chose que Sixtine remarqua dans la chapelle fut le grand ange : il était couvert d’une fine poussière rouge. Mais c’est le drap blanc cloué dans le coin du mur et virevoltant mollement dans le vent qui l’intrigua. De la lumière perçait derrière.
Max s’écria :
— Une pièce secrète !
Son excitation avait toute l’innocence de l’enfance, et cela ravissait Florence.
Dans un geste théâtral, elle invita Sixtine à y pénétrer en premier.
Sixtine enjamba le pan de mur éboulé. Des dizaines de cierges avaient été placés à même le sol. Ils lui rappelèrent la cérémonie vaudoue. Elle leva la tête et découvrit le buste de Vivant Mornay, avec son socle pyramidal, les serpents enroulés sur les colonnes et les livres entassés.
— La Clef, murmura Florence. C’est le livre qu’il a écrit avec eux.
Sixtine suivit son geste circulaire : six portraits, accrochés sur trois pans de mur, veillaient sur le buste de Vivant. C’étaient les six autres fondateurs de la société secrète.
— Incroyable, murmura Sixtine. Mais pourquoi…
— Attends, l’interrompit Florence.
Elle cria par l’ouverture dans le mur.
— Han, vous êtes prêt ?
Soudain, une lumière multicolore inonda la petite pièce. Les yeux de Sixtine voyagèrent vers leur source :
Un large vitrail en forme de rosace, parfaitement préservé, brillait de mille couleurs.
Ses yeux s’ouvrirent en grand et se perdirent dans le détail du verre travaillé.
Lentement, elle ouvrit la bouche. Mais aucun son n’en sortit.
Le vitrail représentait un ange ailé aux yeux émeraude et aux longs cheveux gris. À ses pieds, une pyramide. Au-dessus d’elle, rayonnant d’or, un scarabée bleu. Face à elle, un grand serpent noir, une balance et une plume.
— La prophétie de la pyramide.
Cybelle s’était approchée de Sixtine. Elle avait croisé ses bras et contemplait un autre détail : le squelette dans la barque.
Tous restèrent là, au milieu des cierges, se recueillant en silence devant cette histoire qu’ils venaient de vivre, racontée sur un vitrail imaginé cent cinquante ans plus tôt.
Au bout d’un long moment, ils se retirèrent un à un. Sixtine resta seule dans ce bout de chapelle illuminé de symboles et de couleurs.
Un ange pour venger, un ange pour sauver.
Elle chercha la représentation de Thaddeus dans la rosace. Elle y trouva le profil d’Anubis, avec sa tête de chacal et son regard argent. Elle aurait tant aimé voir son vrai visage.
Qu’importe, il était gravé dans sa mémoire, comme son prénom qu’il avait prononcé à l’entrée de la grotte, lorsqu’elle ramenait le corps de Lucia vers l’aube et la barque de Cybelle.
Elle le reverrait, elle en était certaine.
Avant Lucia, avant Lanaa, elle connaissait sa vocation, mais elle n’avait pas cru être capable de l’accomplir. Maintenant, elle avait sauvé. Son destin était en marche.
Mikael discutait avec Florence, au-delà du drap, dans la nef. Leurs mots arrivèrent jusqu’à elle. Sixtine se rappela devoir dire à son père que c’était grâce à lui qu’elle avait eu le courage de croire en elle, et de sauver Lucia.
— C’est ça, le début de la légende, Florence.
— Quoi, le vitrail ?
— Non, répondit Mikael, alors que leurs pas s’éloignaient. Les ailes.
Sixtine sourit. À ce moment-là, elle remarqua un papillon de nuit qui valsait avec une petite flamme. Elle se demanda un instant à qui cette âme appartenait. Puis elle retourna à la contemplation de la rosace multicolore.
Le papillon virevolta autour de la pièce secrète, puis s’échappa lorsque la brise du soir ouvrit le drap. Il tourna autour du visage de l’ange couvert de mousse et de poussière rouge et glissa jusqu’à ses pieds. Il se posa sur l’estrade en bois et disparut à l’intérieur d’une minuscule ouverture entre les planches.
L’instant d’après, il prenait son envol dans un vaste monde inconnu.
Et les douze mille facettes de ses yeux ne suffisaient pas pour en découvrir tous les trésors.
