Chapitres 19, 20 & 21 : Jamel sortit de sa douche et sentait bon le pamplemousse. Il avait lu quelque part que les odeurs citronnées émoustillaient la sérotonine, l’hormone de la bonne humeur, alors il avait fait tous les magasins de Paris pour trouver des sels de bain au pamplemousse bio. C’était tout lui, ça. Il sifflait en dépliant un pyjama tout propre dans la penderie de sa chambre, quand il entendit le bip de son téléphone portable.
10 décembre
CHAPITRE 19
Jamel sortit de sa douche et sentait bon le pamplemousse. Il avait lu quelque part que les odeurs citronnées émoustillaient la sérotonine, l’hormone de la bonne humeur, alors il avait fait tous les magasins de Paris pour trouver des sels de bain au pamplemousse bio. C’était tout lui, ça. Il sifflait en dépliant un pyjama tout propre dans la penderie de sa chambre, quand il entendit le bip de son téléphone portable. Les amis de Jamel appelaient souvent à n’importe quelle heure du soir, après tout, il n’était que 23h15. Il traversa son grand appartement en boitant : il y avait des livres du sol au plafond, une grande table chaleureuse avec plein de chaises, deux grands canapés avec des coussins partout. Ses fenêtres du quatrième et dernier étage du 25, Villa de Saxe dans le 7e arrondissement donnaient sur le petit jardin parfaitement entretenu du couvent voisin. Les autres étages lui appartenaient aussi, mais il les louait à des amis, bien en dessous du prix exorbitant du quartier.
Il s’affala sur un des canapés et écouta son message.
— Bonjour, Jamel, c’est Frédéric Solis, euh, l’avocat. Je vous rappelle parce que, voilà, j’ai effectivement reçu d’autres, euh, documents qui faisaient partie de la succession de Fabrice Nile. Je n’ai pas voulu vous en parler dans le train, car, comment dire, je n’étais pas sûr, enfin... J’ai décidé qu’il valait mieux que nous nous fassions confiance l’un l’autre, enfin... voilà. J’ai reçu, entre autres, un ticket pour une croisière en bateau ce mardi, à Vétheuil, dans le 95. Si vous êtes libre, j’aimerais que vous m’y accompagniez. Je prends en charge vos frais, bien entendu. J’apporterai avec moi le reste de, euh, mon héritage, vous me direz ce que vous en pensez. Voilà. Euh, mon numéro de portable, rappelez-moi pour que nous fixions rendez-vous. Merci, bonne soirée. »
Jamel sourit. Il resta longtemps, les yeux au plafond, étendu de tout son long sur son canapé tout mou. Oui, il avait bien fait. Ça allait marcher. Le sourire de Fabrice lui revint soudain en mémoire. C’était sûr, Fabrice lui manquait.
« Pauvre vieux, pensa Jamel. J’espère que t’es bien où tu es. »
Il resta silencieux, comme s’il attendait la réponse de son ami.
— Enfin, tu vois, dit-il tout haut en montrant son téléphone portable au plafond, tu seras pas mort pour rien. Ça va marcher, mon pote. Ouais, ça va marcher. »
Puis il se leva et traîna la patte jusqu’à son lit, où il s’installa, des coussins calés dans son dos, avec un roman d’aventures. Sur son bureau en face de son lit, un pêle-mêle avec la même photo de Fabrice et de ses amis que Pétronille avait vue à l’hôpital. Il soupira d’aise. Demain, on serait lundi, ça serait un bon jour.
CHAPITRE 20
Pétronille arriva devant la porte de l’appartement de Frédéric un peu avant 17 heures. Elle était en avance. D’habitude, Frédéric la faisait venir à DentressengleEspiardSmith le lundi matin. Son bureau qu’il partageait avec sa secrétaire officielle – une femme tout à fait antipathique – bénéficiait d’une vue superbe sur les Champs-Élysées. Mais cette fois, il l’avait convoquée chez lui et l’avait fait poiroter jusqu’en fin d’après-midi. Pétronille avait passé la journée à mâchouiller son crayon et à essayer de ne pas salir la robe qu’elle avait choisie pour ce jour. Devant la porte, elle la lissait à nouveau, cette robe vintage vert bouteille qui soulignait ses courbes et la couleur de ses yeux. Elle avait un peu mal aux pieds avec ses talons plus hauts que d’habitude.
Enfin, Frédéric ouvrit la porte. Il était au téléphone et ne la regarda pas, lui faisant juste signe d’attendre dans le salon pendant qu’il parlait dans la chambre. Pétronille se rendit compte que Frédéric utilisait un vieux téléphone portable passé de mode – qu’était-il arrivé à son smartphone dernier modèle ? Elle s’assit sur le canapé, un classique du design moderniste, et le trouva exceptionnellement inconfortable, surtout pour elle qui rentrait le ventre. Elle écouta Frédéric ; il parlait de tout et de rien avec un client. Puis elle l’entendit dire :
— Ok, parfait Richard, je suis ravi que les choses se soient améliorées entre vous. Bonnes nouvelles, bonnes nouvelles. En tous les cas, si vous avez besoin de moi, n’hésitez pas. »
Pétronille se dit qu’elle entendait rarement ce genre de discours chez Frédéric. Ses pas se rapprochèrent et elle se redressa. Mais son téléphone sonna à nouveau et il repartit dans son petit bureau.
Pétronille attendait, droite sur le canapé. Elle regardait autour d’elle. L’appartement était un peu plus désordonné que d’habitude. Elle vit que le lustre en cristal avait disparu. C’était la deuxième fois qu’elle remarquait du mobilier manquant. Peut-être avait-il décidé de redécorer son appartement. Ce qui était étrange, c’est qu’elle n’ait pas vu passer de bon de commande, ou d’ordre d’enlèvement. Elle oublia ce détail, car quelque chose attira son attention. Contre le mur au-dessus de la console, reposait un cadre. À première vue, elle pensa que c’était un dessin d’un artiste contemporain qu’il avait dû acheter récemment, mais bien vite elle le reconnut : la carte au trésor de Fabrice Nile. Elle se leva pour l’inspecter et reconnut les dessins qu’elle n’avait pas bien pu voir sur la photo de l’hôpital. Maurice avait dit juste. À côté du cadre, il y avait une boîte entrouverte. Elle pouvait juste lire la mention de Fabrice Nile sur une lettre. S’assurant que la porte du bureau était bien fermée, elle leva le couvercle pour mieux lire. C’était un courrier notarié et il y était question d’une succession. Elle trouva aussi les poèmes rédigés à l’encre rouge au dos des tickets. Son cœur battait. Un grand départ pour une impression nouvelle, mets ton pas dans ceux des Refusés. / Souviens-toi de ce bel amour qui cachait l’hiver en son sein. / Cueille à temps les féeries de ton étang ou règne bientôt sur un océan de fleurs fanées / L’altière paix des choses.
Tant de mystères ! Mais ces Refusés... d’après Maurice, c’étaient les patients de l’hôpital qui ne rentraient pas chez eux le weekend... Pourquoi se retrouvaient-ils sur un ticket de train pour Eragny ? Et que voulait dire le reste ? Frédéric le savait-il ? Elle crut entendre la voix de Frédéric qui se rapprochait, elle referma le couvercle et reprit si vite sa place sur le canapé qu’elle manqua se tordre la cheville dans ses talons.
Frédéric sortit du petit bureau en refermant la porte.
— À nous, fit-il, avec son sourire mécanique.
Pétronille le regarda s’asseoir sur le fauteuil de l’autre côté de la table basse. Il avait l’air fatigué, des cernes noirs plombaient ses yeux. Mais comme il était bel homme, sa chemise blanche tendue par ses pectoraux, les manches remontées sur ses bras bronzés même en décembre ! Pétronille se dit juste qu’elle ne pourrait pas poser sa main sur la sienne à cause de cette satanée table basse entre eux. Elle inspira et commença :
— J’ai travaillé ce weekend et...
— Pétronille, interrompit Frédéric. J’ai parlé ce matin à John Witherspoon. »
Ah ! Witherspoon, elle l’avait oublié.
— Ah oui, je suis désolée pour le meeting, mais j’ai d’autres informations... »
Frédéric l’interrompit à nouveau.
— Ce que j’ai à vous dire est très difficile et sachez que c’est avec le cœur lourd que je vous l’annonce, mais malheureusement, je ne suis pas en mesure de renouveler votre contrat de travail. »
Pétronille sentit qu’une chape de plomb était tombée sur tout son corps et l’empêchait de dire un mot. Frédéric lui expliqua avec beaucoup de tact qu’elle avait de nombreuses qualités et qu’elle avait fait preuve d’initiatives créatives qui avaient été dûment remarquées, mais que le poste demandait avant tout de la rigueur et de la constance. Il nota aussi, en baissant les yeux, que le contexte économique n’offrait pas de latitude pour la formation et l’amélioration. Bref, la décision était sans appel. Il ajouta :
— Je suis conscient que j’ai l’obligation de vous donner un préavis d’un mois, ce qui n’est pas le cas, car votre contrat se termine dans dix jours. Je vous propose donc, en échange, de vous dispenser de travailler pendant ces dix jours, mais de vous payer comme convenu. J’ai déjà fait préparer les papiers, si ces termes vous conviennent, vous n’avez plus qu’à les signer. »
Il fit une pause.
— J’ai aussi préparé une référence pour votre prochain employeur, que je pense, vous n’aurez nul mal à trouver. »
Pétronille déglutit. Elle se concentrait pour ne pas pleurer, et dit, la bouche sèche :
— Oui, d’accord. »
Ils signèrent les papiers. Frédéric proposa de lui payer le taxi pour rentrer chez elle, et ils convinrent qu’elle donnerait au chauffeur tous les documents en sa possession dans son appartement. Tout serait réglé sur le champ et ce soir, elle serait libre. Et sans emploi.
Pétronille se leva. Il lui serra chaleureusement la main, la remercia pour son travail et elle partit avec ses papiers et sa référence. Alors qu’elle était sur le palier de la porte, Frédéric lui fit, hésitant sur les syllabes :
— Une dernière chose : Vous n’avez rien trouvé sur Fabrice Nile, n’est-ce pas ? »
Pétronille le regarda, vit soudain cette vulnérabilité qu’elle avait toujours suspectée et répondit :
— Non. »
Frédéric regarda par terre et hocha la tête.
— Bon, eh bien, bonne continuation, Pétronille. »
Mais Pétronille dévalait déjà les escaliers, les yeux flous de larmes.
CHAPITRE 21
Frédéric se retrouva seul. C’était la première fois qu’il avait eu à licencier quelqu’un. Il avait passé toute la journée à retourner la décision dans sa tête, car la vérité était qu’il appréciait Pétronille. Mais il n’aurait pas pu payer son salaire du mois prochain. Et comme il ne devait révéler à personne qu’il était en difficulté financière, la bévue avec John était l’opportunité. Il espérait qu’elle ne l’aurait pas pris trop à cœur ; pour alléger sa conscience, la référence qu’il avait rédigée était dithyrambique.
Depuis ce matin, les choses allaient de mal en pis. Il avait tout juste réussi à calmer le jeu avec John, en s’excusant personnellement et en le persuadant qu’il n’était finalement pas nécessaire de se voir avant le rendez-vous du juge le lendemain. Mais une autre lettre recommandée était venue, le sommant de payer une dette. Sa conversation avec la banque avait été désastreuse. L’antiquaire offrait un prix ridicule pour son lustre en cristal. Mais le pire, ce qu’il n’avait pas du tout vu venir, c’est ce qui s’était passé avec Dany. Elle l’évinçait.
La surprise qu’elle lui avait réservée le soir où il n’était pas venu – et sa raison pour faire une fête, s’il lui en fallait une – est qu’elle annonçait son divorce. Elle avait compté célébrer cette décision avec son avocat. Frédéric savait que les amitiés qui se tissent dans les boîtes de nuit de Paris sont illusoires. Mais il n’avait pas anticipé que sa relation avec Dany était si fragile : elle avait pris un autre avocat, du cabinet rival de DentressengleEspiardSmith. Il se doutait, bien sûr, que sa déchéance avait moins à voir avec une soirée manquée qu’avec son indifférence répétée aux avances de l’actrice. En tous les cas, il pouvait faire une croix sur le réseau showbiz de Dany Simonet, et DentressengleEspiardSmith aussi.
Il avait parlé à deux clients potentiels qui l’avaient contacté pour une procédure éventuelle. Mais l’un, un présentateur TV has been, attendait que la crise soit passée pour entamer une procédure de divorce et pour l’autre, une jeune chanteuse pop, une retraite à Bali, avait rallumé la flamme maritale. Frédéric se retrouvait avec, sur les bras, zéro prospect, un réseau grillé, une affaire loupée et un John énervé. Le vieux Dentressengle l’appelait « Monsieur Paris Match » ; et tant qu’il gardait ce sobriquet, la promotion au statut de partenaire était à portée de main. Il fallait qu’il trouve des divorces célèbres, et vite. L’affaire de John devait coûte que coûte rouler comme sur des roulettes. Demain, il y avait la séance avec le juge. Il y avait aussi la croisière sur le bateau – mais elle était à 10 heures alors que l’audience était à 17 heures. Il avait amplement le temps de rentrer ; mais tout de même, il était tendu.
Il passa le reste de la journée à se concentrer sur ce dossier, sur lequel il y avait encore beaucoup à faire. Un peu avant 23 heures, il reçut un appel de Jamel. Ils convinrent d’un rendez-vous le lendemain, et Frédéric se remit au travail. Mais il ne pouvait plus se concentrer. Il décida qu’il travaillerait encore en rentrant de la croisière. Il fallait aller se coucher.
Car demain, tout devait bien se passer.
Á suivre demain...