9 décembre

Chapitres 17 & 18 : Frédéric se réveilla à deux heures de l’après-midi et ne savait plus où il était. Faire la grasse matinée lui était complètement étranger – mais après une énième nuit sans sommeil, il s’était finalement écroulé à l’heure où d’autres se levaient. Il se sentait vaseux. Il enfila un jean et sortit dans le froid piquant, alors que le soir arrivait déjà.
9 décembre

 

CHAPITRE 17

 

Frédéric se réveilla à deux heures de l’après-midi et ne savait plus où il était. Faire la grasse matinée lui était complètement étranger – mais après une énième nuit sans sommeil, il s’était finalement écroulé à l’heure où d’autres se levaient. Il se sentait vaseux. Il enfila un jean et sortit dans le froid piquant, alors que le soir arrivait déjà.

Ses pas l’amenèrent vers la rue de Rivoli, d’habitude calme le dimanche. Mais aujourd’hui, des dizaines de milliers de pieds se ruaient vers les magasins qui étaient ouverts les dimanches précédant Noël. La foule qui se pressait sous les extravagantes décorations semblait être saisie d’une folie dépensière. Les bras chargés de paquets, deux dames se chamaillaient pour avoir un taxi. Des haut-parleurs piaillaient des chansons de Noël. Frédéric se félicitait tout bas de ses choix. Pas de famille, pas de cadeaux, pas de concession à cette mascarade commerciale qu’on appelait les fêtes de fin d’année. Et c’était bien comme ça, car il était sans le sou. Il pensa à Marcia, puis s’efforça de ne plus y penser.

Il bifurqua et se retrouva près de la Seine. Enfin, il pouvait marcher et réfléchir. Il inspira à fond, prit dans ses poumons l’air hivernal et soudain se dit que, peut-être, tout irait bien. L’espace d’un instant, il se mit à croire que peut-être, Fabrice Nile était venu dans sa vie pour y apporter de bonnes choses et que, pour les récolter, il suffisait de se laisser guider. D’aller à ces rendez-vous étranges le cœur léger. De laisser faire la destinée. Mais l’instant s’évanouit pour laisser place à des scénarios compliqués voilés d’angoisse.

Les échos de la conversation avec Jamel, la veille, lui revinrent. Ils étaient tous les deux dans le train pour Paris. Frédéric avait essayé de questionner Jamel sur ce tableau que Fabrice voulait lui donner avant sa mort, mais son nouvel ami n’en savait rien. Ou ne voulait rien dire. 

  Il m’a demandé plusieurs fois de l’aider à donner un tableau à l’avocat, continuait Jamel. Et je lui ai promis que je l’aiderai, même si c’est tout ce qu’il m’a dit : le tableau à l’avocat. Mais attention, c’était pas une promesse en l’air. J’aurais fait n’importe quoi pour lui. Mais le pauvre vieux est mort avant de m’en dire plus. Maintenant, je pense qu’il a jamais voulu me dire de quoi il retournait, qu’il voulait juste ma promesse que je l’aiderai. Et nous voilà. Si vous avez une idée de ce qu’on doit faire après, je suis partant. » 

Frédéric réfléchissait : 

— Et bien sûr, vous ne l’avez pas vu, ce tableau.

— Nope. Mais il disait qu’il était de Monet. »

Le cœur de Frédéric manqua un battement.

— Claude Monet?

— Vous savez, moi et les prénoms...

— Vous êtes sûr que c’est Monet? 

— Ça, j’en suis sûr, car ça ressemblait à Money, Give me ze Money... » Jamel fit un geste de rappeur et rit de sa blague.

Frédéric fit une pause.

— Vous pensez... que c’est un vrai?

— Que voulez-vous que j’en sache? Enfin, je veux pas vous décevoir... Ça vaut une petite bombe, ces Monet-là, non? J’m’y connais pas en art, mais je regarde les infos de temps en temps. Vous pensez pas que Fabrice, qui pouvait se payer des repas chauds une fois sur deux, il avait sous l’aile un truc qu’on trouve dans les musées? Bon cela dit, il fréquentait pas que des gens clean, et puis vous savez, dans la rue, on en voit des vertes et des pas mûres... Mais j’y pense, Fabrice, il vous a rien laissé d’autre que votre billet de train? »

Frédéric le regarda, baissa les yeux et dit :

— Non. »

Jamel eut l’air chiffonné et baissa les yeux aussi. 

Ils arrivaient à la Gare Saint-Lazare. Et au milieu de la foule et du bruit de mille voyages, Jamel dit à Frédéric :

— Écoutez, je vous ai dit tout ce que je sais, mais vous savez le Fabrice, des fois, il déblatérait des trucs qui n’avaient pas de sens. Moi j’étais habitué, je laissais couler. Mais là-dedans, y a peut-être des choses qui ont du sens pour vous. Alors, si jamais vous pensez à des choses, on peut peut-être remettre le puzzle ensemble, tous les deux. Et moi, je lui ai promis, à Fab. Considérez ça comme une dette entre voyous, hé? Alors, moi j’aimerais bien que vous l’ayez, votre tableau, que ça soit une croûte ou un trésor, si Fab voulait que vous l’ayez, c’était mon pote, vous voyez? Pour moi, c’est parole d’évangile. Vous pouvez compter sur Jamel. Je vous file mon numéro, vous appelez quand vous voulez. »

Frédéric nota le numéro que Jamel lui tendit, lui serra la main et le vit s’éloigner en boitant vers la rue animée. Il s’était senti étrangement touché par cette main tendue, à en avoir la gorge serrée. Une profondeur imprévue dans ce mec un peu paumé. Il avait mis cet accès de tendresse envers cet homme qu’il ne connaissait pas sur le compte de la fatigue et de l’angoisse de l’imprévu. Mais à présent qu’il marchait sur les quais de la Seine, il était toujours aussi ému. 

Il se mit à réfléchir. C’était sûrement une croûte, bien sûr, une copie pathétique qu’on trouvait dans les vide-greniers. Fabrice Nile semblait avoir des velléités artistiques. Ses dessins d’ailleurs, il en était sûr à présent, n’étaient pas dénués d’un certain talent. Mais copier un Monet était une tout autre affaire. Il y avait aussi la possibilité du vol d’un tableau. Elles attiraient les criminels, ces toiles à quinze ou vingt millions de dollars. Si sa conviction était bonne, peut-être se retrouverait-il, à l’issue de ces rendez-vous mystérieux, à négocier avec des malfrats. Il s’opposait, par principe, au trafic d’œuvres d’art ; mais il voudrait aussi à tout prix récupérer une toile des mains sales des trafiquants. Aurait-il alors la grandeur d’âme de les rendre à la police? Ou voudrait-il les garder chez lui, loin des yeux du monde? Dans deux jours, il prendrait ce bateau. Et il imaginait un millier de scénarios chaque minute qui, à chaque fois, le faisait dérailler de sa réalité.

Au fil de ses pas, il se laissait aller à mélancolie du dimanche, cet ennui tissé de solitude, où les « qu’ai-je fait de ma vie? » dansent avec les vieux fantômes, où les regrets dessinent des crépuscules. Il avait tant marché qu’il était arrivé, sans s’en rendre compte, sur le Pont des Arts. Pour admirer quelques moments Notre-Dame, il se pencha sur le parapet. C’est alors qu’il vit un cadenas, puis dix, puis cent et enfin des milliers, accrochés au grillage – ces cadenas gravés du nom des amoureux et comme des paillettes étincelant dans la lumière des lampadaires, imitant la Tour Eiffel qui à ce moment scintilla. Les cadenas d’amour étaient venus un beau jour sur le pont, puis d’un jour à l’autre, le monde entier était venu y accrocher ses amours. Les touristes de passage, les Parisiens, et un après-midi de printemps un an et demi plus tôt, Frédéric et Marcia. C’était elle qui avait insisté, bien sûr. Mais il avait cédé, pour lui faire plaisir. Comme il aimait lui faire plaisir.

Même si tout son esprit s’y opposait, Frédéric marcha le long du parapet, en comptant les grillages. C’était drôle, qu’il s’en rappelait : neuvième poteau en partant du Louvre. Il fallut le chercher, car au moins vingt cadenas étaient accrochés à ce bout de pont. Enfin il le vit. L’écriture au marker indélébile était passée, mais on pouvait toujours lire :

F + M

10 mai 2011

 

F + M. Des poèmes inscrits sur des billets de train. Des tatouages sur des rencontres. Un Monet d’hiver envolé. Frédéric regarda Paris et son esprit tourbillonnait. Plus rien n’avait de sens. C’était l’heure de rentrer et de tourner la page sur ce dimanche étrange.

Surtout que lundi l’attendait, revanchard.

 

CHAPITRE 18

 

Pétronille s’accrochait à son dimanche comme un cadenas sur le Pont des Arts. Elle avait tourné en rond tout l’après-midi. Elle avait rebattu les oreilles de Dorothée avec des scénarios emberlificotés. Elle avait répété tout haut ce qu’elle dirait à Frédéric le lendemain. Mais surtout, elle avait pensé à Frédéric.

Dorothée le considérait comme un homme sans cœur qui laissait mourir son père. Mais Pétronille lui donnait le bénéfice du doute sans condition. Elle l’avait toujours senti : Frédéric Solis, l’avocat brillant à qui tout souriait, ce Ken de magazines en papier glacé cachait en son sein un océan de vulnérabilité. Le temps d’un dimanche, Frédéric devenait aux yeux de Pétronille un prince moderne dont l’auréole vacillait dans l’ombre de douleurs indicibles. Et pendant qu’on y était, la destinée avait mis sur la route de ce héros blessé nulle autre que Pétronille.

Elle était fébrile d’angoisse et d’excitation. Trois heures de délibération avec elle-même avaient abouti à l’élaboration du plan suivant : elle lui dirait qu’elle avait suivi son instinct sur le dossier Fabrice Nile et qu’elle avait découvert plusieurs choses. À ce moment-là, si ce n’était pas déjà le cas, elle le ferait s’asseoir. Elle dirait qu’elle avait pris l’initiative d’aller (pendant son weekend) à l’hôpital de Pontoise, qui était la dernière adresse connue de Fabrice Nile. Qu’elle avait constaté qu’en effet, il y avait une connexion entre Nile et Ernest Villiers. Que M. Villiers était en ce moment même un patient interné. Qu’il avait bénéficié de toute l’attention des docteurs – à qui elle avait parlé –, mais que malheureusement, son état de santé était critique. Et que – là, elle parlerait presque à voix basse –, le pronostic de vie était engagé. À ce moment-là, Pétronille lui prendrait la main et lui dirait :

  Je suis désolée Frédéric, je sais que ce monsieur est votre papa. » 

Qu’elle attendrait sa réaction, mais qu’elle userait de sa douceur naturelle pour le convaincre d’aller une dernière fois rendre visite à son père. Et le monde deviendrait meilleur.

En pyjama, elle alla trouver une large feuille blanche. Elle aussi, elle avait le droit à sa carte au trésor. Elle alla chercher un magazine de gastronomie et elle y découpa des choux. Elle découpa aussi l’illustration enfantine d’une petite pâtisserie de bourg. Elle dessina la Tour Eiffel. Elle sourit à l’idée qu’elle n’avait aucune envie de mettre sur sa feuille ni une brillante carrière légale ni une plage aux Seychelles. Elle chercha sur internet le modèle de sa robe bleue sur un mannequin taille 34 et l’imprima. Elle continua à rêvasser et plaça sur sa feuille la photo pastel d’un petit peton de bébé. 

Elle considéra son collage. Puis elle alla chercher dans un livre de recettes au chocolat, caché entre les pages, un article arraché d’un magazine : la rupture de Marcia Gärtener et de Frédéric Solis. Elle découpa la photo et plaça Frédéric au centre de sa carte au trésor. 

Mais elle ne la colla pas.

 

Á suivre demain...