11 décembre

Chapitre 22

Frédéric attendait devant le petit ponton sur la Seine, au bout du parc, quand il vit Jamel descendre le chemin, avec son air tranquille et sa jambe en retard. Pourquoi Frédéric était content de le voir, il n’aurait pas su le dire. La cloche de la petite église de Vétheuil sonna 10 heures.

11 décembre
CHAPITRE 22

 

Frédéric attendait devant le petit ponton sur la Seine, au bout du parc, quand il vit Jamel descendre le chemin, avec son air tranquille et sa jambe en retard. Pourquoi Frédéric était content de le voir, il n’aurait pas su le dire. La cloche de la petite église de Vétheuil sonna 10 heures. 

— Content de vous voir, l’ami » fit Jamel en lui tendant la main.

Frédéric la serra et lui dit :

— J’espère que je ne vous ai pas fait venir pour rien. Pas vraiment le temps idéal pour les plaisirs nautiques. »

Les deux hommes regardèrent la Seine. Certains endroits du côté de Lavacourt, sur l’autre rive, étaient glacés. Les petites plages étaient encore parsemées de neige. Des petits flocons se mêlaient parfois au vent piquant. Les barques sous le ponton dandinaient leurs bâches givrées. Et pas une âme dehors. 

— C’est sûr que le Fabrice, il aurait choisi un jour en août, ça aurait été un brin plus jovial », fit Jamel en se frottant les mains. 

Frédéric sourit. Maintenant qu’il était là, devant la Seine, devant ce paysage en camaïeu de gris, devant ces barques froides, il savait pourquoi Fabrice avait choisi décembre pour cette croisière hors-saison.

— Tiens, m’est avis que c’est pour nous », fit Jamel, le sourire en coin.

Frédéric se retourna. Arrivait, traversant le parc, avec des cuissardes un peu ridicules et un bonnet bleu à pompon qui avait vu des jours meilleurs, un grand Africain à la barbe clairsemée, embarrassé d’un sac en plastique de supermarché et de deux gilets de sauvetage. Il était plutôt jeune, à peine la quarantaine, il paraissait tellement grand en dévalant la pente du parc qu’on aurait pris ses cuissardes pour des bottes de sept lieues. Frédéric ne put s’empêcher de jeter un œil à la barque et de la mesurer mentalement : eux deux, plus les jambes de ce marin improbable, ne rentreraient jamais dans la barque. Il devait forcément y avoir un autre bateau plus loin.

— Maître Solis, I presume? Bertrand Ahmed, mais appelez-moi Capitaine. » Il étalait ses dents blanches et tendait une main infiniment longue à Frédéric. Puis il se tourna vers Jamel : il faisait deux têtes de plus que lui. « Et à qui ai-je l’honneur? » 

— Appelez-moi Jamel, fit-il. Dites, vos cuissardes, elles marchent toutes seules? C’est bien ce qu’il me faudrait, tiens.

— Nos jambes sont faites pour le voyage, qu’importe la longueur de nos pas », fit Bertrand solennellement. Il se mit à enlever la bâche qui révéla une longue barque colorée. Il regarda Jamel qui traînait la patte pour aller chercher son gilet de sauvetage. «Vous, mon ami, je dirais que vous avez le pied marin. Car voyez, c’est là tout le génie de la marine : pas besoin de marcher, tant qu’on est sur la flotte. »

Il fit signe à Frédéric d’enfiler son gilet de sauvetage, ce qu’il fit avec réluctance : le plastique jaune un peu poisseux se mariait peu avec le cachemire beige de son manteau. 

Enfin, Jamel et Frédéric s’installèrent dans la barque, qui tangua dangereusement lorsque le Capitaine y posa le pied. Puis ses longs bras s’emparèrent des rames et en deux ou trois coups de bras les trois hommes se retrouvèrent au milieu de la Seine. La neige tombait régulièrement en flocons légers emportés par le vent. 

— Un beau jour pour naviguer. Vivifiant, n’est-ce pas? » fit le Capitaine, qui inspirait l’air glacé de ses grandes narines. Mais il ne trouva pas de réponses chez ses passagers : Jamel essayait de faire, sous son menton, un nœud avec les cordons de sa capuche et Frédéric... Frédéric était perdu dans un tableau de Monet.

Oui, il savait pourquoi il était là. Le chevalet de Monet était passé, comme lui, à la Gare Saint-Lazare et à Argenteuil, mais Frédéric n’avait pas senti sa présence là-bas. Mais ici, sur la Seine glacée, sur ce paysage d’hiver extraordinaire de pâleur et de pureté, il voyait en filigrane « La Débâcle à Vétheuil ». Le temps n’avait rien effacé : les rives de Lavacourt, la silhouette de l’Église, le blanc infini du ciel, les reflets irisés, les Îles de Bouche et de Moisson...

«... l’Île de Bouche et celle de Moisson plus loin, et là, la rive de Haute-Île, peintes par Claude Monet... » Frédéric réalisa que le Capitaine avait commencé la visite guidée. Il en connaissait déjà tous les détails, la série de dix-sept toiles sur la débâcle étant invariablement mentionnée dans les ouvrages sur les « effets de neige » impressionnistes. Mais il écouta avec plaisir le discours chantant et éclairé du Capitaine tandis que Jamel, lui, était tout ouïe.

L’hiver 1879-1880 avait connu un froid exceptionnel. Paris avait été immobilisé, les transports avaient été coupés et la Seine avait gelé. Le 5 janvier 1880 avait eu lieu la « débâcle » et Monet, habitant alors ici même à Vétheuil, s’enthousiasma pour cet événement rare. Grand amoureux de la nature et de la peinture en plein air, il possédait un bateau-atelier qu’il fit naviguer pour l’occasion, malgré les températures glaciales. 

Le Capitaine expliquait que Monet peignait par tous les temps, même quand la Seine était gelée. Parfois, on lui apportait une bouillotte. Pas pour ses pieds, mais pour ses doigts gourds qui menaçaient de laisser échapper le pinceau. 

Le Capitaine se tut et chacun se laissa aller à la contemplation. Tout était calme et le silence composait avec le clapotis de l’eau, les cris de quelque oiseau, le grincement de la barque. La neige qui tombait de plus en plus épaisse semblait avoir étouffé le reste. Frédéric se sentait serein et cet état d’esprit était un minuscule miracle. Ses mains étaient douloureuses de froid et une question lui brûlait les lèvres, mais il s’efforça de faire durer ce silence qui apaisait son cœur et ses fièvres comme une pommade tiède. Il y avait la joie aussi, cette sorte de bonheur qui flottait autour de la barque, mais Frédéric n’osa pas s’y adonner de peur qu’elle ne se fâche. Puis Jamel brouilla le charme en se mouchant bruyamment et Frédéric demanda au Capitaine ce qu’il voulait lui demander depuis le début :

— Connaissez-vous Fabrice Nile?

— Fabrice qui? fit le Capitaine.

— Nile.

— Personnel navigant? 

— Non.

— Ça ne m’étonne pas. Les hommes au nom de fleuve ne sont généralement pas faits pour le large. »

Et pour clore la conversation, il reprit les rames et fit faire un demi-tour à la barque. Frédéric n’insista pas. Les trois hommes glissèrent en silence le long de la Seine et dépassèrent le ponton ; Frédéric se demanda où ils allaient. Il regarda sa montre. 10h45. Plus de six heures avant l’audience avec le juge : aucune raison de s’en faire. Alors pourquoi était-il anxieux? Ces flocons, peut-être, qui s’épaississaient à vue d’œil. Et Vétheuil qui était à une heure de Paris, quand ça roulait. La voix riche du Capitaine rebondit comme des galets sur l’eau :

— L’observateur sensible décèlera sur les toiles de Monet peintes à cette période les reflets d’une profonde mélancolie. Certains académiques ont suggéré que la clef de ce vague à l’âme se trouve ici même à Vétheuil, dans un endroit qui clôturera notre visite. »

Les trois hommes débarquèrent. Frédéric et Jamel, sur les instructions du Capitaine, laissèrent leurs gilets de sauvetage dans la barque. Ils suivirent leur guide à travers un petit chemin aux mauvaises herbes qui sinuait entre les belles maisons bourgeoises de Vétheuil et la rivière. Finalement, ils arrivèrent devant la grille rouillée du cimetière. 

Le Capitaine se planta alors devant une tombe qu’entourait une petite grille et des petits buissons bien taillés. Jamel lut tout haut :

— Camille Doncieux...? »

Frédéric comprit. Souviens-toi de ce bel amour qui cachait l’hiver en son sein. Il se trouvait devant la tombe de Camille Monet, née Doncieux, la première épouse du peintre, la compagne des années de grande faim, emportée par un cancer. Le public la connaissait du célèbre tableau « Champ aux Coquelicots ». D’autres reverraient son fantôme voilé couché sur la toile par son amoureux qui trouva encore les forces de la peindre dans son lit de mort. Mais Frédéric, lui, se souvenait de la Camille immortelle de « La Capeline Rouge », son visage surpris dans un instant de grâce par la neige qui illuminait son jardin et par le peintre qui la contemplait depuis sa fenêtre.

 

Alors que Frédéric et Jamel se recueillaient devant la tombe de Camille, les flocons redoublèrent de volume. 

— Il est temps de rentrer. Où est le Capitaine? » demanda Frédéric.

Les deux hommes regardèrent autour d’eux ; leur guide avait disparu. Tant pis, ils ne pourraient pas le remercier. Ils se dirigèrent vers la sortie, mais Frédéric distingua la grande silhouette à travers les flocons, du côté du muret en pierre. Il s’approcha, mais n’osa pas s’avancer davantage : le Capitaine se recueillait devant une petite stèle grise. Simon Offenbach (1946-2001) indiquait la dalle rayée d’un tag qu’on avait tenté de nettoyer. Le Capitaine plongea sa longue main dans son sac et y sortit un pot en céramique, d’où dépassait un petit géranium en plastique rouge. Rouge comme la cape de Camille ce lointain jour d’hiver. Le Capitaine déposa sa plante sur la tombe qui petit à petit se drapait de blanc. Il ramassa les morceaux de marbre éparts d’une plaque cassée. Frédéric ne put pas lire les mots fêlés qu’on y avait gravés, mais les gestes fragiles de cet homme lui disaient que l’âme qui se reposait ici était bien-aimée. 

Envolées, les manières de pirate, envolés ses airs d’acteur de théâtre, envolé, le Capitaine. Là, il ne restait plus que Bertrand Ahmed, celui qui avait eu un ami, un jour, qu’on appelait Simon. Ou était-ce un père, un frère peut-être? Frédéric regretta son intrusion et fit deux pas en arrière, quand il entendit :

— Un ami. Un grand homme devant lequel je me sens toujours si petit.

Bertrand parlait-il à Frédéric? Il ne l’avait pas regardé. La neige était à présent si épaisse qu’elle recouvrait la barbe de Bertrand. Le blanc éclatant contre sa peau noire, ses yeux couleur de terre qui scintillaient devant le géranium rouge.

— C’est le cancer qui a emporté Camille. Simon, lui, c’est l’intolérance. L’intolérance ordinaire, celle qu’on ne remarque pas. L’exclusion, qu’on ne remarque pas non plus, parce que le monde est si vieux et que c’est pas à son âge qu’il va changer ses habitudes. La calomnie, qu’on ne remarque pas, parce que ça fait rire les voisins à l’apéro. Et ceux qui remarquent, eh bien, ils se taisent, pour ne pas se faire remarquer.

Il laissa un moment la neige remplir de son murmure le petit cimetière. 

— Simon, lui, il était blanc. Mais il avait le cœur de la mauvaise couleur.

Il fit un salut de marin, dit « Maître Solis, Monsieur Jamel... » et s’en alla. La grille du cimetière grinça un peu, puis se tut.

Le guide était parti. Frédéric était seul avec le compte à rebours des jours qui restaient avant le prochain ticket. Le mystère de l’énigme avait été percé et alors? Le jeu n’avait mené nulle part. Il n’avait plus qu’à rentrer chez lui, sans tableau, sans vérité, sans drame. Car même un drame, il aurait accueilli ; au moins il aurait pu exprimer cette colère qui serrait sa poitrine. Mais comme les doigts de Monet, la colère de Frédéric était gourde. Il se retourna et vit Jamel, qui regardait la tombe de ce Simon Offenbach. Jamel n’était qu’un passager dans ce voyage. Il avait abandonné l’idée que son compagnon sache quoi que ce soit. La colère de Frédéric se tassa dans un coin, revancharde et muette, peut-être parce qu’il n’avait personne à qui la dire. Quand il retrouva enfin sa voix, il dit à Jamel :

— Je vous offre un café? Je meurs de froid. »

Jamel hocha la tête. Alors que Frédéric tournait les talons en remontant son col pour échapper aux flocons, Jamel resta encore quelques secondes à fixer la tombe avec le géranium. Même s’il ne voulait pas le montrer, l’épitaphe de Bertrand avait bousculé le cœur de Frédéric ; mais il semblait que Jamel avait encore davantage accusé le coup – ce pouvait-il qu’il connaisse Simon Offenbach? Frédéric repoussa cette pensée absurde ; Jamel était une âme sensible, voilà tout.

 

Á suivre demain...