12 décembre

Chapitres 23 & 24 : Vingt minutes plus tard, ils étaient attablés dans un petit café du centre, « Le rendez-vous des sports ». Le village, ses toits en tuile et le pavé de ses rues étaient recouverts de près de quatre centimètres de neige et les flocons continuaient de tomber à vive allure. Frédéric avait téléphoné à un tas de compagnies de taxi, mais aucune voiture n’était disponible.
12 décembre
CHAPITRE 23

 

Vingt minutes plus tard, ils étaient attablés dans un petit café du centre, « Le rendez-vous des sports ». Le village, ses toits en tuile et le pavé de ses rues étaient recouverts de près de quatre centimètres de neige et les flocons continuaient de tomber à vive allure. Frédéric avait téléphoné à un tas de compagnies de taxi, mais aucune voiture n’était disponible. Il avait suivi le conseil de Jamel, soit de déjeuner tôt en attendant que la neige s’arrête, et de rentrer à Paris en début d’après-midi. Il restait encore largement le temps avant la séance avec le juge. Les deux hommes avaient commandé le menu du jour à douze euros. Frédéric demanda à Jamel si cette l’excursion lui avait fait remonter des souvenirs. 

— Je sais pas si ça va vous aider, mais il y a quelque chose qu’il a dit, le Capitaine, pendant qu’on était sur le bateau, qui m’a fait tiquer. Que Monet était fasciné par les effets de neige, parce qu’ils étaient si éphémères. Éphémère. Ce mot, ça m’a rappelé Fabrice. J’ai mis du temps à me rappeler toute la phrase, mais maintenant j’en suis sûr : il disait que Monet, c’était plus qu’un peintre, c’était un poète, parce qu’il retenait l’éphémère pour apprivoiser l’instant. Je le dis pas bien, Fabrice le disait mieux, mais c’était ça qui le faisait kiffer : apprivoiser l’instant. »

Frédéric réfléchit. Le tableau qui l’attendait quelque part était une scène d’hiver, il en aurait mis sa main à couper.

— Et ce que le Capitaine a dit ensuite, cela ne vous a rien rappelé? fit Frédéric.

— Sur la tombe de Camille?

— Non, sur l’autre. »

Jamel baissa les yeux. Il touilla sa tasse de café vide.

— Si. Si, évidemment. Je n’y avais pas pensé, fit-il enfin.

— L’intolérance », fit Frédéric.

Jamel continuait de regarder sa tasse.

— Les bancs, la rue, la nuit, et tout, il s’y était fait. On se fait à tout, qu’on dit. Mais l’intolérance, on s’y fait jamais. »

Frédéric sembla perdu dans ses pensées un moment, puis il se leva. Jamel le regarda se diriger vers le patron derrière le bar.

— Excusez-moi de vous déranger. Vous connaissiez un Simon Offenbach? Il est enterré au cimetière, mort il y a un peu plus de dix ans...

— Simon Offenbach, Simon Offenbach, c’est pas la tombe taguée? » demanda le patron.

Un des clients, un maigrichon pâle avec des mains égratignées, laissa le flipper pour se joindre à la conversation.  

— Offenbach, rappelle-toi, Christian, « La Cage aux Folles ». Le professeur, là, avec sa poule, qu’ils venaient les weekends. »

Alors c’était ça, pensa Frédéric, ce cœur de la mauvaise couleur dont avait parlé le Capitaine. 

L’homme du comptoir s’adressa à Frédéric, en ricanant :

— Deux petits messieurs, vous voyez ce que je veux dire? » Il prit pour l’effet une pose efféminée, genou plié, main en l’air et bouche en cœur.

— Tu exagères, fit le patron. 

— Attends, Christian » s’indigna le client, « qu’on soit clair : les tags sur les tombes, en général, je suis pas pour, faut du respect pour les morts. Mais là, moi je dis aussi que s’ils étaient discrets, les pédés, ça serait beaucoup mieux pour tout le monde.

— Ils étaient discrets, rectifia le patron.

— Enfin, ils habitaient dans la même maison et les Duteil, ils l’ont visitée, la baraque, y avait qu’une seule chambre. Alors, tu vas pas me dire. Comment qu’il s’appelait, déjà, l’autre, sa poule...

— Ça va », ordonna soudain Jamel, toujours assis à sa table. Ses yeux étaient devenus noirs.

Le maigrichon lui renvoya un regard sombre.

— Qu’est-ce qu’il a, lui... Dis, t’es pas d’ici, toi...

— Patrick, mollo, avertit le patron.

— C’est bon, fit Frédéric. Effectivement, on n’est pas d’ici, on est de Paris et on ferait bien d’y aller. Dites-moi combien je vous dois.

— Avec les cafés, trente euros tous ronds, fit le patron. Vous prenez le train à Mantes-la-Jolie? J’ai pas l’impression que ça roule des masses avec la neige, vous feriez bien de vérifier. » 

À ce moment-là, la clochette de la porte d’entrée tinta et une cliente vint secouer la neige de son blouson sur le paillasson. Frédéric vit que la neige tombait à présent en rafales épaisses, presque à l’horizontale. 

— Ma belle, fit le patron, tu viens de la gare?

— Ah, j’aurais bien aimé, j’avais un rendez-vous avec un fournisseur à Paris à 14 heures. Mais y a pas un train qui circule, les taxis, ils ont tous foutu le camp et le périph’, c’est la merde totale. J’ai dit à la petite de rentrer chez elle et j’ai fermé la boutique. Que veux-tu que je te dise, y a personne qui va m’acheter de la lingerie par ce temps-là, hein? Tiens, Christian, sers-moi un chocolat bien chaud, avec de la mousse. »

 

Frédéric jeta un œil sur l’horloge Pastis au-dessus du bar. 12h46. Il ne lui restait plus que trois heures pour rentrer à Paris. Et l’autre énervé, de l’autre côté du bar, regardait Jamel par en dessous en serrant ses poings rouges.

— On y va, fit-il à Jamel. On va bien trouver un moyen. »

Alors qu’ils sortaient, le client maigrichon murmura entre ses dents :

— Les putain d’étrangers qui viennent faire la loi chez nous, ça suffit comme ça. »

Frédéric sentit la plus minuscule des pauses dans le pas de Jamel, mais il continua et referma la porte du bar derrière lui. Sous l’auvent qui tremblait dans le vent, les deux hommes regardèrent la place du village : on n’y voyait pas à vingt mètres. Frédéric dit soudain à Jamel : 

— Vous m’excusez deux secondes? » 

Et il retourna dans le bar en laissant la porte entrouverte et se dirigea vers le client maigrichon. Il griffonna un nom et un numéro de téléphone sur une page de carnet qu’il déchira et lui tendit. 

— C’est quoi ça? fit l’autre, hébété.

— Ce sont les coordonnées d’un confrère. Voyez, je suis avocat au barreau de Paris et ce monsieur est mon client (il montra du doigt Jamel). Je me dis que vous aurez sûrement besoin d’une représentation légale rapidement. Diffamation publique raciale, un an de prison. Diffamation publique contre les personnes en raison de leur orientation sexuelle, un an de prison. Incitation à la violation de sépulture à caractère raciste, cinq ans de prison. Eh oui, ça s’additionne vite, tout ça. Alors que par exemple, si je vous traite de « pauvre type » ou de « trou du cul », je ne risque rien – voyez comme la loi est méconnue. Voilà mon vieux. Vous verrez, il est très bien, Maître Mireau. Pas trop cher, pour 10 000 euros vous aurez un service correct. Ne me remerciez pas. Messieurs dames. »

Il salua l’assemblée et ressortit. Sa colère du cimetière s’était totalement envolée. L’autre était livide. Jamel et Frédéric s’avancèrent tous les deux dans la tempête.

 

CHAPITRE 24

 

John Witherspoon glissa sur le trottoir en sortant de sa voiture ; son chauffeur tenta de le retenir, mais il était trop lourd. Il se retrouva à jurer les grands dieux, l’arrière-train dans la neige sale. Il n’y avait pas de tempête à Paris, mais les flocons épais n’avaient cessé de tomber depuis le matin.

Le businessman au pantalon souillé se présenta au bureau du juge avec l’humeur mauvaise. La journée avait déjà mal commencé, il s’était disputé avec Iko, car elle voulait l’accompagner à l’audience. Son jeu était clair, c’était pour voir Solis. Et Solis, il l’avait vu au déjeuner à Bagatelle, il jouait au mec hautain, désintéressé pour mieux la séduire ; Witherspoon, il connaissait les femmes, et les femmes adorent ce genre de playboy distant. Avec ces histoires et le trafic intolérable à Paris, il avait un quart d’heure de retard. Il ne vit personne dans la salle d’attente – ni sa femme et son avocat, ni Solis. Ils avaient dû déjà commencer.

— Witherspoon, annonça-t-il à la réceptionniste. J’ai rendez-vous à 16 heures. »

Celle-ci le regarda, se dandina sur son siège, remua quelques papiers et fit enfin :

— Vous n’avez pas été prévenu? L’audience a été annulée.

— Et sur... sur quelle autorité? » s’indigna-t-il, trébuchant avec son accent américain. Son cou et ses pommettes commençaient à s’empourprer.

— Je, euh, Maître Solis a été retenu en province à cause des intempéries. Son clerc a contacté votre épouse et son avocat, je suis sûre qu’ils ont tenté de vous joindre. » 

Witherspoon jura en cherchant dans sa poche son téléphone portable. En effet, il avait un appel manqué et un message laissé une petite heure plus tôt. Pourquoi n’avait-il pas entendu la sonnerie? À présent, il était écarlate. 

Il cracha :

Right. Quand est-ce qu’il peut nous voir le juge. Demain?

— Je suis désolée, Monsieur Witherspoon, mais la séance doit faire l’objet d’un préavis par lettre recommandée au minimum quinze jours au préalable. (Elle feuilleta son agenda.) Avec les fêtes, ça ne sera pas avant mi-janvier.

Well, we’re going to see about that », avertit-il. Et il composa avec fureur le numéro de Frédéric – et tomba directement son répondeur.

Witherspoon tapa sur la table avec son poing et la réceptionniste sursauta.

Damn, Solis!

 

* * *

 

Pendant que Witherspoon et ses culottes enneigées remontaient dans sa Mercedes, Dorothée s’essoufflait à monter les escaliers qui menaient à l’appartement de Pétronille. La veille, elle avait reçu un appel de sa sœur, et elle avait mis du temps à comprendre la raison des pleurs et des hoquets qui entrecoupaient ses phrases : elle s’était fait virer. Au bout d’une heure, Dorothée l’avait calmée comme elle avait pu. Elle avait proposé de venir la voir, mais Pétronille avait refusé. Cela faisait deux mois qu’elle travaillait comme une folle et tout ce qu’elle voulait maintenant, c’était aller se coucher. Son ainée l’avait laissé faire la grasse matinée, mais à présent il était 16 heures et Pétronille ne répondait pas au téléphone. Dorothée avait donc marché les cinq stations de métro qui les séparaient, faute de trains. Elle avait baladé son gros ventre dans une belle petite robe, des collants en laine et ses Moon Boots, en avançant très lentement pour ne pas tomber – elle portait de jolies ballerines en cuir verni dans un grand sac en toile indienne. Enfin, elle était arrivée, et elle espérait que sa sœur serait là, sinon pour la consoler, au moins pour boire un chocolat chaud.

Elle sonna et entendit des pas dans l’appartement, c’était bon signe. Quand Pétronille ouvrit la porte, Dorothée ne put s’empêcher de rire : sa sœur était couverte de farine, avec du chocolat sur la joue et ce qu’elle pensait être de l’œuf battu en neige dans les cheveux. Son tablier de pâtissière, par-dessus son pyjama de grand-père, était maculé de caramel. Dorothée se pencha pour regarder derrière elle : elle vit des choux partout.

Pétronille avait un doigt dans la bouche. Elle regarda sa sœur avec un air de petit chat triste :

— J’me suis brûlée avec le caramel. »

Dorothée rit encore et mit ses bras autour de sa sœur. Puis elle la conduisit jusqu’à l’évier, fit couler le l’eau froide sur le doigt de Pétronille, en disant :

— Fais-moi voir ça. »

Elle joua les nurses et Pétronille se laissa faire. Elle obéit aussi quand sa sœur lui dit de mettre une jolie robe et ses bottes fourrées, de mettre des escarpins dans un sac et de la suivre. Elles marchèrent toutes les deux et changèrent de chaussures sous une porte cochère en retrait de la rue. Enfin elles poussèrent la porte d’un bar à cocktail très branché.

Dorothée, la tête haute, commanda deux cocktails, un sans alcool pour elle et l’autre corsé pour sa sœur, et lui dit :

— Alors. Raconte-moi tout. »

 

Á suivre demain...