14 décembre

Chapitres 28 & 29 : — Eh oui, des ch-ch-ch-choux! C’est ça dont le monde a besoin, des choux, ma Dorothée, pas des avocats! » Et hop, une autre gorgée de cocktail. Pétronille en avait bu trois déjà et était irréversiblement pompette.
14 décembre
CHAPITRE 28

 

— Eh oui, des ch-ch-ch-choux! C’est ça dont le monde a besoin, des choux, ma Dorothée, pas des avocats! »

Et hop, une autre gorgée de cocktail. Pétronille en avait bu trois déjà et était irréversiblement pompette. Elle baladait son verre à Martini au rythme de phrases bien tassées. Dorothée savait qu’il serait sage de la ramener chez elle sans plus tarder, de déplier son canapé-lit dans le salon et de la laisser cuver. Mais elle s’amusait tellement des discours inspirés de sa sœur et il faisait si mauvais dehors qu’elle repoussait le moment de partir.

Certains avaient l’alcool gai, d’autres l’alcool triste. Pétronille, elle, avait l’alcool altruiste. Depuis qu’elle était petite, elle voulait faire de grandes choses, être Mère Thérésa, gagner beaucoup d’argent pour le donner aux autres, être architecte pour bâtir des maisons aux clochards, inspirer les foules, émouvoir les grands de la souffrance des petits. Elle divertissait ses parents, ses frères et sa sœur pendant des dîners entiers avec ses grands projets qui allaient changer le monde. Elle pleurait en regardant les documentaires et écrivait des lettres à Mickey Magazine. Mais à vingt-cinq ans, tout ce qu’elle avait réussi à faire était d’être médiocre en droit des familles et experte en choux à la crème. 

— J’ai 25 ans et j’ai raté ma vie, fit-elle, le nez sur le rebord de son verre.

— Ma chérie, consola Dorothée, tu l’as à peine commencée, ta vie, comment peux-tu l’avoir ratée?

— Non, non tu comprends pas, je suis précoce. Genre enfant prodige, mais à l’envers. Dans ma biographie sur Wikipedia, on pourra lire : « très jeune déjà, elle avait raté sa vie ».

— Si tu as une biographie sur Wikipedia, c’est que t’auras fait quelque chose.

— Ouais, des choux. J’aurais battu le record de la plus grande pièce montée du monde. La Tour Eiffel en choux. C’est vrai quoi, y en a qui la font en allumettes et en épingles à linge, je vois pas pourquoi je pourrais pas la faire en choux. »

Elle commença à glousser et fit : 

— La cathédrale de Chartres en choux. »

Dorothée pouffa, ce qui encouragea sa sœur à continuer :

— Le petit Trianon et ses jardins. En choux. »

Dorothée renchérit, en riant :

—Le Mont-Saint-Michel à marée basse, en choux. »

Pétronille éclata de rire et s’exclama, triomphale :

  Napoléon sur son cheval, en choux! » 

Dorothée hurla de rire et c’était parti. C’étaient à nouveau les dîners de leur enfance, quand une idée un peu cocasse arrivait comme ça à table, et que chacun, les grands comme les petits, ajoutait son bout d’imagination et que le repas tournait au délire joyeux. C’était à ce moment-là qu’on se rappelait que Papa, qui était pourtant sévère, avait un talent comique sans pareil qui faisait tellement rire Maman qu’on aurait dit des jeunes amoureux. Et il y avait Jules et son humour pince-sans-rire, Ulysse le pitre de la famille qui ajoutait les grimaces, Dorothée qui avait de la peine à articuler, pliée en deux des pitreries de ses frères. Et Pétronille, la petite dernière, debout, sautillant à côté de sa chaise, émerveillant le reste de la table avec ses petites blagues d’enfant, et scintillante de fierté d’avoir fait rire ces grands qu’elle aimait tant. 

Pétronille et Dorothée rejouaient dans ce bar un peu huppé ces souvenirs heureux du temps révolu où leur petite famille vivait sous un seul toit et les autres clients faisaient les gros yeux devant ces hurlements de rire.

— " La Liberté Menant le Peuple " en choux! » 

Dorothée, qui n’en pouvait plus de rire, implorait sa sœur de s’arrêter, sous peine d’avoir un accouchement prématuré sur les bras.

— "Le Radeau de la Méduse " en choux... » fit Pétronille, affalée sur sa table. « C’est plus dans mon état d’esprit du moment, tiens... »

Dorothée reprit son souffle. Le moment était passé. Mieux valait partir maintenant avant que Pétronille devienne vraiment mélancolique.

— Allez, Nini, on rentre. Nini?

Pétronille regardait son verre, puis lentement leva les yeux vers Dorothée. C’était comme si elle ne voyait pas sa sœur, mais quelque chose au-delà. 

— Je viens d’avoir une révélation, déclara Pétronille, les yeux toujours dans le vide.

Dorothée dit :

— Ok. Prends ton sac et ta révélation, je vais payer au bar, je te rejoins à l’entrée.

— Non, non, je suis sérieuse, Do. C’est vrai, ça, que mes choux, ils peuvent faire une différence. Tu sais combien j’ai fait de choux aujourd’hui ?

— Je sais pas... deux douzaines?

— Quatre-vingt-trois. »

Dorothée s’étrangla. 

  Quatre-vingt-trois?

— C’étaient des choux thérapeutiques. N’empêche que, qui c’est qui va les manger maintenant?

— Moi j’adore tes choux, louloute, mais il faut que je fasse gaffe à mon diabète...

— Les gens à l’hôpital, déclara Pétronille.

— L’hôpital... me dis pas que tu vas retourner à Pontoise?

— J’ai quatre-vingts choux sur les bras et personne à qui les donner. Et y en a pour tout le monde, j’ai pistache, fraise, vanille, chocolat et café, et presqu’un kilo de nougatine. Qui c’est qui m’a dit qu’on était Noël et qu’il y avait des gens qui étaient tout seuls et qui aimeraient bien qu’on leur donne des choux?

— Oui, m’enfin c’était pour que tu fasses ton job...

— Exactement! Et c’est ça qui me gênait. Là, je vais faire un truc complètement désintéressé, c’est pas magnifique? 

— T’es sûre que c’est désintéressé? dit Dorothée, suspicieuse. Y aurais pas des envies d’impressionner Frédéric Machin là-dessous?

— Je te promets que non, fit Pétronille, la main sur le cœur. Ah, je me sens bien, je me sens bien, je me sens bien. Ma Do. Ça va être splendide. C’est ça, ma carte au trésor, tu comprends? Et je vais ouvrir une petite boutique de choux qui sera très chic, un peu comme Ladurée, tu vois? Et puis pour l’achat de chaque chou, il y aura un pourcentage qui ira à l’hôpital. On va faire une association et le week-end, et des fois le mercredi, on fera des goûters pour les patients, ça sera un peu comme la soupe populaire, mais avec des choux, tu sais? Et aussi... »

Dorothée réussit à faire lever Pétronille, lui faire mettre son manteau et la sortir alors qu’elle déblatérait à bout de souffle ses ambitions de domination du monde avec sa pâte à choux. Même la neige qui tombait encore ne parvint pas à refroidir ses ardeurs philanthropes. Ce n’est qu’arrivées chez Dorothée, les bottes enlevées, les draps et couvertures sortis, un bisou de sa sœur sur le front que Pétronille s’affala enfin de tout son long sur le canapé déplié.

Le lendemain matin, Dorothée se réveilla plutôt tard, vers 9h30. Son mari, Romain, était déjà parti à son bureau, elle ne l’avait même pas entendu se lever. C’était un des avantages du congé maternité : personne n’en veut jamais aux femmes enceintes de rester au lit. Surtout pas Romain, qui redoublait d’attention envers son épouse adorée depuis la seconde où il avait vu la croix bleue du test de grossesse. Dorothée tendit l’oreille vers le salon : pas un bruit, Pétronille n’était pas réveillée. Elle commença à planifier la journée : si Pétronille se réveillait avant 10h30, elles iraient bruncher ensemble. Improbable, avec la gueule de bois qu’elle devait se coltiner. Il valait mieux qu’elle descende pour aller chercher les croissants. Elle se demanda si Pétronille se souviendrait de son plan de domination du monde avec la pâte à choux. Elle était tellement pompette qu’elle ne se souviendrait probablement de rien. En tous les cas, se dit-elle en enfilant sa robe de chambre et en se dirigeant vers le salon, elles avaient passé une bonne soirée.

Quand Dorothée arriva dans le salon, elle eut un choc. Pétronille avait disparu. Sur le canapé, à côté des draps repliés, il y avait un petit mot :

Partie sauver le monde avec mes choux! Bizooooo ma sœurette adorée :— )

 

CHAPITRE 29

 

Frédéric raccrocha son téléphone fixe avec soin. Il scruta son grand appartement. Le jour avait décliné, mais il avait passé tellement de temps au téléphone qu’il ne s’en n’était pas rendu compte. Dans la pénombre de cette fin d’après-midi, ses yeux s’arrêtèrent sur le Sisley en sursis. Il prit sa tête dans ses mains et essaya de réfléchir. Mais l’angoisse dominait. DentressengleEspiardSmith l’avaient viré.

Le vent avait tourné. Tout allait plutôt bien, avant. Il avait des dettes, certes, mais il avait toujours vécu au-dessus de ses moyens et la chance et l’argent étaient toujours venus. Mais là, rien ne venait plus. Et sa réputation était en ruines. Frédéric suspectait la jalousie compulsive de John, sa petite amie ne lui avait-elle pas fait les yeux doux à Bagatelle? Mais qu’importait la raison. Il n’avait plus la carte de visite embossée de DentressengleEspiardSmith. Les deux cercles dans lesquels il avait puisé tous ses gros clients ces sept dernières années étaient la haute finance grâce à John et le showbiz grâce à Dany. Ces deux cercles lui étaient fermés à présent. Comment se faisait-il qu’on s’arrachait ses services il y a quelques semaines encore et qu’aujourd’hui, on le virait, comme un vulgaire fils de vendeur de calendriers? 

Ce qu’il fallait voir en face était que son dernier salaire serait tout juste suffisant pour régler les dettes les plus pressantes. Mais qu’il devait toujours trouver 30 000 euros avant Noël pour sauver son Sisley des mains des huissiers. Et après, comment vivrait-il? Le fragile optimisme de la veille avait disparu. À la place, une panique sourde clouait Frédéric à son bureau. Son sang battait dans ses tempes alors qu’il imaginait des scénarios noirs. Il était Frédéric Solis, avocat brillant et collectionneur d’art – et si on lui enlevait ces épithètes, que restait-il de Frédéric Solis? Qui était-il? 

Il repensa à ce que Jamel lui avait dit la veille : on ne tombe pas au plus bas. On reste sur place, c’est la vie qui part sans nous. Oui, tout le reste foutait le camp. Et Frédéric réalisa autre chose : sa bonne étoile l’avait laissé tomber le jour où Fabrice Nile était entré dans sa vie. 

Que lui voulait cet homme qui le torturait d’outre-tombe? Frédéric ne croyait pas aux histoires de fantôme, et pourtant... Est-ce que toute cette malchance qui s’accumulait sur lui faisait partie du plan? Cette neige catastrophique qui avait immobilisé toute la région parisienne, était-elle aussi du fait de l’esprit insatisfait de ce clochard mélancolique? Pouvait-il être un ange maléfique ou... le Diable lui-même?

 

Á suivre demain...