15 décembre
Ses quatre-vingts choux répartis dans quatre énormes boîtes tupperware, Pétronille s’arrêta dans le hall de l’hôpital. Elle avait mal à la tête, la langue chargée et une nausée terrible. Bref, elle avait une gueule de bois carabinée. Mais ce n’était pas tant l’inconfort physique qui la clouait dans ce hall. C’était la conviction que ce matin, quand elle était partie de chez Dorothée, passée chez elle récupérer ses choux et avait pris le train pour Pontoise, elle devait être encore complètement pompette. Car à présent elle était sobre, très sobre, et l’excuse de l’ivresse était la seule explication à cette croisade absurde.
Elle s’assit sur un des sièges près d’une fontaine à eau et chercha un paracétamol dans un sac. Après l’avoir avalé, elle se dit que de manger quelque chose calmerait sûrement sa nausée. Mais qu’y avait-il à manger ici ? Elle repensa à la cantine du troisième étage. Elle repensa à tout son projet. C’était ridicule. Ils la prendraient pour une folle et la jetteraient dehors. Le père de Frédéric – oh mon Dieu, c’est vrai, le pauvre homme est le père de mon ex-patron ! – aurait sûrement exigé des infirmiers qu’ils améliorent la sécurité de sa chambre depuis qu’une étrangère avait voulu l’empoisonner avec des choux à la pistache. Il fallait rentrer à la maison. Se mettre au lit. Puis rédiger son CV, l’envoyer aux cabinets d’avocats parisiens avec la lettre de référence de Frédéric et oublier cette histoire de fous. Cette histoire de choux. Avant de partir, elle ouvrit une des boîtes en plastique et mangea un des choux au café. Ah ! mes amis, que ça lui faisait du bien ! Il était divin – ils l’étaient toujours, mais c’était de la gloire pour rien, n’est-ce pas ? Allez un deuxième et hop, à la gare. Et alors qu’elle avait la bouche pleine de cette douceur à la crème, une voix d’homme la fit sursauter :
— Des choux à la crème ? Milady, dites-moi que vous en avez pour le reste de l’équipage ! »
Pétronille leva les yeux pour voir d’abord des bottes en cuir, ensuite un grand ceinturon où était coincé un tromblon ancien, une veste rouge aux boutons en or et ensuite, très loin au-dessus d’elle, une grande tête noire barbue que surplombait un chapeau de pirate. Pétronille se dit un instant qu’elle devait sûrement encore être saoule.
Elle entendit aussi des petits rires, plusieurs enfants se cachaient derrière le personnage, avec des petits chapeaux de pirate et des porte-sabres par-dessus leur pyjama. Pétronille retrouva ses esprits : l’atelier Pirate pour les enfants malades.
— Serfez-fous, fit-elle, la bouche pleine.
— Z’avez d’autres parfums ? fit l’un des petits.
— Z’avez à la fraise ? renchérit un autre.
— Fraise, vanille, pistache et... cho-co-lat, fit Pétronille. »
Ils firent de grands yeux émerveillés lorsque Pétronille ouvrit toutes les boîtes.
— Vous allez tous les manger, madame ? fit un autre.
Pétronille sourit et fit :
— Non, ils sont pour des amis. Mais ils sont pour vous aussi.
— Moussaillons, vous vous souvenez de la loi des corsaires ?
— Partager le butin ! crièrent les petits en cœur.
Le grand pirate tendit sa longue main à Pétronille :
— Bertrand Ahmed. On m’appelle Capitaine. Puis-je embarquer quelques-unes de vos pâtisseries pour mes matelots ? Votre prix sera le mien.
Pétronille lui tendit une boîte de vingt choux à la fraise.
— Avec les compliments de l’Infante d’Espagne.
Le Capitaine sourit, s’inclina et ils s’en allèrent, une petite fille se retournant pour la saluer, son chapeau tricorne tombant sur son front.
Pétronille se retrouva seule avec soixante choux. Elle avait été charmée par ce Capitaine – et si un adulte pouvait se prendre pour un pirate pour mettre du baume au cœur des petits de l’hôpital, alors elle pouvait distribuer ses choux. Trois minutes plus tard, elle cognait à la porte d’Ernest Villiers.
— Entrez !
Pétronille poussa la porte, le cœur battant. Elle reconnut l’homme qu’elle avait vu trois jours avant, mais le voyant animé et souriant, cette fois-ci elle reconnut autre chose : un peu de Frédéric.
— Alors, c’est vous la demoiselle aux choux », fit Ernest de sa voix essoufflée. Son sourire était calme, apaisant même. Mais il avait ce regard brillant et cette capacité à être tout à fait immobile.
— Pétronille, fit-elle, en avançant sa main tendue.
— Ernest, répondit-il. Et elle serra une main qui, sous la peau fragile et douce, avait encore du mordant.
— Je me disais bien que celle qui avait fait des choux aussi délicieux devait être aussi jolie que ses pâtisseries. Je ne me suis pas trompé.
— J’en ai au café, à la vanille et au chocolat aujourd’hui, fit Pétronille qui rougissait.
— Et qu’est-ce qui vous a donné l’idée de gâter un vieux fou comme moi ? Je ne suis pas sûr que je mérite toutes ces douceurs.
— Je ne suis pas sûre que vous les méritiez, mais je ne suis pas sûre que vous ne les méritiez pas non plus. Considérez mes choux comme le bénéfice du doute.
Ernest sourit et Pétronille savait qu’elle avait marqué un point. Elle se sentit en confiance à partir de ce moment-là et la conversation devint plus aisée. Elle expliqua à Ernest qu’elle était apprentie pâtissière, qu’elle espérait ouvrir une boutique et qu’en attendant, elle avait toujours des choux en trop ; qu’elle vivait seule, que plus personne dans sa famille ne pouvait encore avaler un chou. Alors, elle avait eu l’idée géniale d’élargir sa base de clients potentiels à des victimes sans défense contre ses choux.
Pétronille n’avait aucun doute que cet étranger appréciait sa compagnie et cela la rendait bizarrement heureuse. Ernest enchaîna sur la météo, sur la vie à l’hôpital, particulièrement la cuisine qui était immangeable, et le trafic underground de Pépitos et de saucisson que les patients se passaient sous le nez des docteurs. Bientôt ses choux arriveraient sur le marché noir de l’hôpital et on se les arracherait. Le leader du trafic de Pépito était Gilles, il faudrait qu’elle aille le trouver.
— Gilles fait partie du groupe des irréductibles, ceux qui ne retournent pas dans leur famille le weekend. J’en fais partie. Un autre patient nous a baptisé les Refusés. Mais ne vous fiez pas aux apparences, c’est une joyeuse bande. On se remonte le moral quand... enfin vous savez. Et puis à présent, personne n’aura plus le blues, grâce à vos choux.
— Votre famille... tenta Pétronille.
— Ma famille, elle est ici, interrompit Ernest. Vous savez Pétronille... nous nous connaissons à peine et je vous remercie pour votre confiance aveugle. Je sais que votre générosité vient d’un cœur pur. Mais vous savez, dans ma vie... j’ai dû faire des choix terribles. Terribles.
« Des choix terribles » prit de l’ampleur dans la tête de Pétronille, comme des ronds dans l’eau. Ernest semblait plongé dans son monde, en dehors de l’hôpital, dans un passé qu’il ne pouvait plus réparer, dans des regrets infinis. Elle retint sa respiration, se préparant aux confidences. Mais contre toute attente, Ernest sourit tendrement.
— Reviendrez-vous me voir, Pétronille ?
Ernest lui demandait de partir et sa demande était tellement élégante.
— Je reviendrai, Ernest. Quel est votre parfum préféré ?
— Celui qui est offert sans condition.
— Bien, sourit Pétronille. Voilà vanille. Croquez-les et vous verrez les îles. Je vous en ramènerai d’autres la prochaine fois.
— Ne vous sentez pas obligée, mademoiselle. Vous m’avez déjà gâté...
— Ah ! cher Ernest, un chou est un chou. Je reviendrai.
Et elle lui serra sa main frêle avec ses deux mains chaudes et s’enfuit dans le couloir.
Les portes de l’ascenseur se refermèrent sur elle. Ce qu’elle venait de vivre l’avait tellement perturbée qu’elle n’avait même pas vu Maurice qui la saluait depuis la cantine.
Maurice buvait un café dans la cantine en compagnie de Gilles, un autre patient de soixante ans son cadet qui sirotait un Coca. Gilles avait un tatouage au bras qui épelait TRUTH en lettres gothiques et un bonnet de laine cousu d’une tête de mort.
— Je sais pas comment tu peux garder ce bonnet avec une chaleur pareille, dit Maurice. Ils ont encore monté le chauffage, c’est pas possible.
— Mm, fit Gilles. C’est qui la fille à qui t’as fait bonjour ?
— Je sais pas trop. Elle est venue me voir il y a quelques jours, elle voulait savoir des trucs sur Fabrice. Une amie de la famille, je crois bien.
— Sur Fabrice ? fit Gilles, qui s’arrêta de boire, soudain suspicieux. Et tu lui as dit quoi ?
— Qu’est-ce que tu veux que je lui dise ? rétorqua Maurice, je lui ai parlé un peu de lui, de nous un peu aussi, je lui ai parlé de l’atelier, et puis c’est tout. Elle était pressée.
— Et là, tout de suite, elle faisait quoi ? dit Gilles, qui fixait Maurice.
— Je crois bien qu’elle est allée voir Ernest.
Le vieil homme et le garçon se regardèrent. Maurice commençait à comprendre.
— Ouais, t’as raison, fit Maurice. C’est bizarre.
— On ferait mieux d’en parler au chef, fit Gilles en se levant. Il aida Maurice à mettre ses pattes droit dans ses charentaises, à caler sa béquille et lentement, bras-dessus bras-dessous, ils disparurent dans le couloir du troisième étage.
Pétronille remontait la rue de la Verrerie au cœur du Marais. Elle avait fait quelques emplettes au Bazar de l’Hôtel de Ville ; alors que la foule s’y précipitait pour les cadeaux de Noël, Pétronille venait de dépenser une petite fortune dans son immense département d’ustensiles culinaires. Une petite voix lui disait de vivre frugalement tout en cherchant du travail, mais elle la fit taire en argumentant que même si elle ne travaillait plus pour Frédéric elle était encore rémunérée. Elle avait trouvé des paillettes roses en sucre pour la décoration de ses choux et avait ignoré la petite voix. À présent, elle flânait devant les petites boutiques de fleurs, de chocolat et de vêtements vintage dans le quartier gay de la ville, qui était l’un de ses préférés. Son téléphone sonna. C’était Dorothée.
— Hello, Dolly !
— T’es dehors ? Achète le Libé, et regarde à l’avant-dernière page, fit Dorothée.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Ne gâche pas la surprise. Achète le papelard et rappelle-moi après.
Pétronille se dirigea vers un kiosque et acheta Libération. Alors que le vendeur lui rendait sa monnaie, Pétronille ouvrit le journal à la page indiquée, fit “han” et mit sa main devant sa bouche. Le vendeur lui demanda si ça allait, elle le rassura et se précipita vers une terrasse de café où un gros bras tatoué avec une voix fluette vint prendre sa commande. Elle prit un café latte et un croissant et se mit à lire l’article de bout en bout. Sur la grande photo qui faisait la demi-page, à moitié nue et magnifique, posait Marcia Gärtener. Enceinte.
— Tu crois que c’est lui le père ? demandait Dorothée.
— Je dirais oui. Au niveau des dates, ça collerait.
— Tu es sûre qu’ils sont plus ensemble ?
— Enfin, t’as vu l’appart’ ? s’écria Pétronille. Il a même fait tomber un mur pour avoir plus de recul pour admirer ses tableaux. Une chambre en moins, c’est pas comme ça qu’on prépare pour un marmot.
— Touché. Si ça se trouve, il le sait même pas.
— Il sait pas qu’il a un père à l’hosto, il sait pas qu’il a un polichinelle dans le tiroir, ça fait beaucoup de choses qu’il sait pas, le garçon. Enfin, maintenant que la France et les DOM-TOM le savent, j’imagine qu’il est au courant. Écoute, tant pis pour lui...
Elles continuèrent à bavarder pendant que Pétronille feuilletait distraitement le reste du journal. Dorothée y allait de son discours sur les difficultés rencontrées par les mères célibataires, et Pétronille, qui n’écoutait que d’une oreille, déchira un bout du journal où était inscrit en gros caractères le mot SOLIDARITÉ : elle le collerait sur sa carte au trésor, qui était presque finie. Puis elle raccrocha, but son café latte et laissa sa monnaie. Elle était sur le point d’abandonner le journal sur sa chaise pour qu’un autre client en profite quand une pensée l’assaillit : si le père du bébé était Frédéric, cela voulait dire que son grand-père était Ernest ?
Á suivre demain...