16 décembre

Chapitre 33 - 37 : Bien sûr qu’il le savait. Il le savait depuis cette dernière soirée passée ensemble. Cette soirée où ils n’avaient plus rien à dire, qu’à faire l’amour une dernière fois. Cinq ans de leur vie, ils s’étaient aimés, mais Marcia voulait la seule chose que Frédéric ne voulait pas lui donner : un enfant.
16 décembre
CHAPITRE 33

 

Bien sûr qu’il le savait. Il le savait depuis cette dernière soirée passée ensemble. Cette soirée où ils n’avaient plus rien à dire, qu’à faire l’amour une dernière fois. Cinq ans de leur vie, ils s’étaient aimés, mais Marcia voulait la seule chose que Frédéric ne voulait pas lui donner : un enfant. Il aurait tout fait, pour elle, pourtant. Il aurait pu la couvrir d’or et de tableaux de maîtres, se cadenasser aux ponts de Paris ou lui décrocher la lune. Mais il ne pouvait pas rompre la promesse qu’il avait fait à cet enfant de sept ans qui était encore dans un petit coin de lui-même. Il lui avait promis de ne jamais être père. Marcia, elle avait tout, déjà, la gloire, l’argent, le prestige, les soirées chez Castel. Mais tout ce qu’elle voulait était un enfant. 

Il ne l’avait pas revue depuis. Mais il savait. Même sans les rumeurs, les gaffes des amis, les photos de paparazzi, il aurait su quand même. Mais il n’était jamais revenu sur sa décision et elle, elle n’était pas revenue, c’est tout. Finalement, tous les deux avaient été fidèles à ce qu’ils voulaient. Elle, son enfant à tout prix, et lui, sa liberté à tout prix.

Mais à présent il la voyait sur la photo et ses certitudes vacillaient. Elle était si belle, comme sur toutes les photos. Sauf que cette fois, il y avait un bout de lui dans sa beauté. Un bout de lui dans le ventre de la femme qu’il aimait.

Frédéric se reprit immédiatement. Il repensa à ce qui lui arrivait à présent, ses graves problèmes d’argent, son Sisley en sursis, l’ombre de Fabrice Nile. Au moins, personne n’en souffrait à part lui. Il avait pris la bonne décision. 

Il était dans le train qui l’emmenait à Giverny. Le ticket donnait accès au jardin à 8h30, et Giverny étant à plus d’une heure de Paris, il avait réservé une chambre dans un petit hôtel à deux pas de la maison de Monet. Jamel lui avait dit qu’il le rejoindrait directement devant la grille du jardin. 

On arriverait bientôt. Frédéric passa ses doigts sur le ventre de Marcia et le déposa sur un siège plus loin.

 

CHAPITRE 34

 

D’autres mains caressèrent le ventre en noir et blanc sur le papier journal. Puis des ciseaux vinrent entourer la photo de Marcia Gärtener, qui tomba sur les pages d’un album photo. Ici, le faire-part de naissance de Frédéric. Une carte de la fête des Pères décorées de lentilles, ou du moins ce qu’il en restait, un dessin de tigre et une petite écriture d’enfant « bonne fête, mon papa », la photo d’un petit garçon auquel il manquait les dents devant, un article jauni d’un journal local « Étudiant rouennais obtient une place à Harvard Law » et un jeune Frédéric qui montrait au photographe sa lettre d’admission à la grande université américaine, tout un tas d’articles imprimés sur Maître Frédéric Solis, des photos de Voici avec Marcia, et un article tout neuf sur l’acquisition d’une toile d’Alfred Sisley. 

Puis à la fin, la page d’un calendrier de décembre 1979.

Ernest referma l’album. Tout était calme dans sa chambre, le jour tombait. Il souriait. Étaient-ce les regrets qui n’ont plus d’importance, ou ce bonheur minuscule sur un bout de journal ou ces choux à la vanille parfumés d’espérance? Il souriait, c’était ça qui comptait. Puis une petite larme, la dernière peut-être, coula sur ses joues creuses, se posa sur sa main, et enfin disparut dans les draps.

 

CHAPITRE 35

 

Jamel se tenait devant un bel immeuble du 17e arrondissement, qui donnait sur le parc Monceau. Il vérifia l’adresse griffonnée sur le Libé de la veille. Il inspira longuement et appuya sur la sonnette où était inscrit « Gärtener ».

Il attendit. Il savait que Marcia, depuis son appartement, pouvait le voir sur son vidéophone. Pour l’occasion, il avait mis les habits qu’il ne mettait plus, un caban bleu marine Ralph Lauren, une écharpe en alpaga beige et une paire de jeans toute neuve. Enfin, une voix de femme répondit, avec un léger accent allemand.

— Bonjour, madame, je suis un ami de Frédéric et...

— Frédéric ne vit pas ici.

— Oui, je sais, il habite quai d’Anjou. Mais j’ai besoin de vous parler.

— À quel sujet? Je n’ai plus de relation avec Frédéric.

— C’est à propos de sa famille.

— Il n’a pas de famille, trancha Marcia.

— Écoutez, je comprends tout à fait que vous ne vouliez pas faire monter un étranger chez vous. Je vous propose de prendre un café ou de faire une balade dans le parc, comme vous préférez. Ça ne prendra pas plus de dix minutes. C’est vraiment important, s’il vous plaît!

Il y eut une pause. Les mains de Jamel pressaient son journal si fort qu’elles étaient blanches. Enfin Marcia dit :

— Un instant, je descends.

 

Jamel resta sur le trottoir glacé. Il piétinait. Il était nerveux. Cette nouvelle était tout à fait imprévue, mais après tout, assez miraculeuse. À présent, il fallait la jouer fine.

Enfin, Marcia descendit et Jamel ne put s’empêcher de la dévisager. Elle ne portait pas de maquillage, et elle était tellement belle. Son ventre était si grand que le petit dedans, Jamel en était sûr, il devait être bien. Ils se serrèrent la main et elle proposa de marcher dans le parc.

— Le bébé doit arriver quand? demanda Jamel.

— Le 6 janvier. 

— Ah. Le Jour des Rois...

Ils marchèrent côte à côte pendant un petit moment sans parler parce que Jamel ne savait plus du tout comment aborder l’affaire. Il remarqua soudain que des badauds les regardaient. Il sourit. Qu’ils devaient être beaux, tous les deux, dans ce parc où le soleil d’hiver faisait scintiller la glace dans les arbres, les parterres argentés et le rire des enfants emmitouflés! Lui dans ses habits du dimanche et elle, juste avec sa grâce de madone blonde. Qu’est-ce qu’ils devaient penser, les passants, en voyant ces deux-là et ce petit entre eux? Faites place, bonnes gens, c’est le bonheur qui passe. Et Jamel qui lui, n’attendait que ça dans sa vie, une demoiselle qui lui tiendrait la main dans un jardin d’hiver, se dit que Frédéric était bien couillon, tiens.

Jamel trouva enfin le courage de dire ce qu’il avait à dire à Marcia. Elle, elle écouta. Elle écouta attentivement, ses yeux dans ses pas qui faisaient des traces dans la neige sale. Elle huma l’air frais et posa quelques questions. Elle sourit, aussi. Parfois, Jamel lisait dans son visage que la lumière caressait, les reflets de ses regrets, de sa détermination, des ravages encore frais d’un amour brisé. Mais jamais elle ne se livra. Elle écouta encore ce que Jamel lui offrait, puis dit dans un sourire :

  Je vais y penser.

Puis elle lui serra la main. Jamel la regarda partir, une silhouette noire et blonde sur un chemin enneigé, ses pas gracieux laissant leurs empreintes en héritage, comme sur une toile d’Alfred Sisley.

 

CHAPITRE 36

 

— Connaissez-vous le peintre Claude Monet, Pétronille?

Pétronille était assise sur une chaise à côté du lit d’Ernest. Elle mangeait les choux au chocolat qu’Ernest n’avait pas touchés. Elle fit « mm mm », en se léchant les doigts. Elle s’était bien gardée d’ajouter qu’elle en connaissait même un rayon sur l’artiste, pour avoir feuilleté les dizaines de livres et catalogues d’expositions de la bibliothèque de Frédéric.

— Dans ma jeunesse, je travaillais pour une enseigne de papeterie, mais mon rayon, c’était les calendriers, continua-t-il avec sa voix fatiguée, qui sifflait parfois. « J’aimais mon travail, parce que vous savez, quand on vend des calendriers, on vend finalement les belles images, pas le temps qui passe. Et nous avions des calendriers avec les grands chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art. Mais mon préféré, c’était celui avec les toiles de Claude Monet. J’aimais surtout les mois de printemps, il y avait « Les Nymphéas », « Le Pont japonais », « L’Allée des Rosiers », « Le Saule Pleureur », toutes les peintures qu’il avait faites dans son jardin. Vous savez, le Jardin de Monet à Giverny? Il est très populaire à présent...

Pétronille hocha la tête. Quelle coïncidence qu’Ernest en parle maintenant, se dit-elle, alors que... La boîte de Frédéric! Elle s’en souvenait bien, le ticket d’entrée pour les jardins de Giverny, sous la lettre du notaire avec la succession de Fabrice Nile. Elle se rappelait même que le ticket était daté du 22 décembre. C’était aujourd’hui! Elle essaya de rassembler les éléments dans sa tête, mais rien ne collait. Pourtant, cela ne pouvait être seulement des coïncidences... 

— ... Il avait passé ses jeunes années dans la misère, à ne pas manger à sa faim et à vendre ses toiles pour quelques sous. Mais il continua à peindre, sans jamais compromettre ni sa main ni son regard, malgré les insultes des critiques d’art et du public. Puis petit à petit, ses toiles se vendirent mieux, quelques marchands devinrent des clients réguliers et il put acheter cette maison en Normandie et embellir son jardin. Il y passa quarante-trois ans de sa vie. 

Oh, je ne suis pas un expert, bien sûr, mais voyez Pétronille, les tableaux qu’il a composés dans son jardin sont, il me semble, ses plus personnels. Dès qu’il s’est mis à gagner de l’argent, il a voyagé, suivi Gauguin, Renoir ou Cézanne. Mais finalement, plutôt que d’aller au bout du monde, il est allé au bout de son jardin. Il y a trouvé sa vérité, je pense. Toutes ces couleurs splendides, cette lumière qui se réinventait à chaque instant et cette poésie de l’éphémère. Il avait trouvé des trésors sur son bout de terre. Il a peint son jardin à s’en rendre aveugle, mais finalement, quand on y pense, il a ouvert les yeux du monde. »

Pétronille se dit qu’Ernest causait drôlement bien pour un faiseur de calendrier. Il continua à parler du jardin de Monet, s’arrêtant seulement pour reprendre son souffle, et c’était comme si Pétronille avait les toiles sous les yeux. Puis il devint silencieux. Pétronille se demandait s’il était temps de partir, ou si des confidences allaient suivre. Ernest n’avait pas encore parlé de son fils. Et cette phrase de la veille résonnait toujours dans son esprit : « J’ai fait des choix terribles. »

Enfin, Ernest voulut reprendre son soliloque, mais il fut pris d’une mauvaise toux. Pétronille le calma comme elle put et proposa de le laisser se reposer. Mais il fit :

— Non, restez encore un peu, s’il vous plaît. Vous savez, je vous ai dit que j’avais fait des choix terribles... Tout a commencé dans les jardins de Monet, à Giverny. Parfois, je me dis que si je n’y étais pas allé, j’aurais épargné bien de la souffrance... Giverny. Je m’en souviens si bien. C’était en décembre 1979.

 

CHAPITRE 37

 

Frédéric arriva devant la grille du jardin de Giverny à 8h28. Le soleil venait de se lever et la pénombre commençait à s’estomper. Jamel n’était pas arrivé. Il remarqua sur la grille une plaque qui indiquait les horaires d’ouverture du jardin : 9h30h–18h du 1er avril au 1er novembre seulement. Était-ce une erreur? Il regarda à nouveau son ticket : c’était bien marqué 8h30, 22 décembre. À ce moment-là, une jeune femme passa la tête par la grille entre ouverte.

— Monsieur Solis? Bienvenue dans la maison de Claude Monet.

— Ah, vous êtes ouvert? bafouilla Frédéric. Y a-til... enfin... Quelqu’un a pris un ticket pour moi, et je ne sais pas très bien ce qui m’attend.

— Cette personne vous a fait un beau cadeau, sourit la jeune femme. Votre ticket est un pass VIP, qui donne le droit à quelques heureux élus de flâner dans le jardin en toute tranquillité, hors saison. Ces allées accueillent un demi-million de visiteurs par an et cette popularité est parfois au détriment de... la quiétude. Mais ce matin, vous êtes notre invité. 

— Serai-je réellement seul?

— Il y a le personnel, bien sûr. Voulez-vous que je vérifie si d’autres invités sont prévus aujourd’hui? 

Frédéric répondit par la positive. À ce moment, son téléphone portable émit un bip-bip : c’était un texto de Jamel. Il s’excusait, mais il ne pourrait pas venir ce matin. Il lui demandait de l’appeler après le rendez-vous.

La jeune femme conduit Frédéric à la maison aux volets verts. Il fit quelques pas, puis s’arrêta pour que ses yeux puissent s’imprégner du paysage autour de lui. Il était dans le jardin de Monet, et il était enchanté. Il avait tellement pensé à Fabrice Nile et au ticket qu’il n’avait pas prévu d’être émerveillé par ce jardin légendaire. Les arbres nus, les parterres encore blancs, la déclinaison incroyable de couleurs muettes, soudain, tout lui parlait d’une poésie qu’il avait recherchée dans les salles de ventes et le catalogue des galeries alors qu’il avait tout ici. Pourquoi n’était-il jamais venu? Le soleil pâle se levait sur le silence du parc. Pas une âme. Le jardin hibernait et tout était sublime. Parti, le souvenir des couleurs des fleurs et des chants des oiseaux, partie l’opulence d’un printemps ou la sérénité d’un été. Restaient la perfection de ces lignes au cœur battant, la majesté des arbres nus, l’imagination généreuse d’un jardinier amoureux, et un jardin touché par la grâce dans sa forme la plus épurée. Et l’hiver, beau comme un fantôme.

Frédéric se laissa tomber sur un des bancs verts et tenta de tatouer sur son cœur cet instant de découverte, à jamais disparu, déjà passé, l’émerveillement vierge. Combien de temps resta-t-il sur son banc?

Enfin, la jeune femme le rejoignit.

— J’ai vérifié, il y a un autre invité ce matin ici. Juste un seul, et le personnel.

Un frisson se posa sur la peau de Frédéric. Était-ce son rendez-vous?

La jeune femme ajouta :

— Et j’allais oublier, on a laissé une enveloppe pour vous.

Frédéric prit l’enveloppe où une écriture penchée, la même que celle des poèmes, épelait :

M. Frédéric Villiers-Solis

Il frissonna à nouveau. Sa mère avait changé son nom avant son huitième anniversaire. Personne ne l’avait appelé Villiers en plus de trente ans.

 

Á suivre demain...