20 décembre

Chapitre 48 : Pétronille allait prendre l’ascenseur au troisième étage. Elle était encore secouée par ce qu’elle venait d’entendre. Devait-elle le dire à Frédéric? Tout cela était bien trop gros pour elle, ces vies si fragiles et tant de douleur, tant de douleur. Ces mystères, elle le savait à présent : Jamel avait effectivement comploté, envoyant ces énigmes à Frédéric pour le rapprocher de son père. Il fallait qu’elle en parle à Dorothée, elle saurait ce qu’il fallait faire.
20 décembre
CHAPITRE 48

 

Pétronille allait prendre l’ascenseur au troisième étage. Elle était encore secouée par ce qu’elle venait d’entendre. Devait-elle le dire à Frédéric? Tout cela était bien trop gros pour elle, ces vies si fragiles et tant de douleur, tant de douleur. Ces mystères, elle le savait à présent : Jamel avait effectivement comploté, envoyant ces énigmes à Frédéric pour le rapprocher de son père. Il fallait qu’elle en parle à Dorothée, elle saurait ce qu’il fallait faire. Et puis il y avait Jamel et son sourire qui l’avaient touchée. Elle inspira profondément et entra dans l’ascenseur. Mais elle entendit :

— Pétronille!

Elle arrêta les portes qui se fermaient et Jamel se précipita dans l’ascenseur, traînant la jambe. Elle le regarda comme un petit chat apeuré.

— Et mes choux? dit-il en souriant.

— Bien sûr, vos choux, fit-elle, soulagée.

— Dites, Pétronille. Non pas que je doute de votre bon cœur, mais... qui êtes-vous?

Pétronille se contenta d’ouvrir de grands yeux.

— Vous avez posé des questions sur Fabrice Nile et maintenant vous êtes la confidente d’Ernest. Y a-t-il des choses que vous voulez me dire?

Après un moment où Pétronille ne détacha pas son regard de celui de Jamel, elle dit :

— La carte au trésor de Fabrice Nile et des tickets mystérieux pour Giverny et Vétheuil ont été légués à Frédéric Solis, qui n’a aucune idée d’où ils peuvent venir. Y a-t-il des choses que vous voulez me dire?

Lentement, un sourire malicieux vint fendre le visage de Jamel. Il lui dit enfin :

— J’ai tout de suite su que nous avions des choses à nous dire, vous et moi. Je vous offre un café à la cantine?

— Un thé vert au jasmin, sans sucre. Et je peux rester une demi-heure pas plus, j’ai une montagne de choux qui m’attend.

— Vous êtes dure en affaires, mais deal. Après vous, fit Jamel quand les portes s’ouvrirent sur le rez-de-chaussée.

Ils étaient attablés à la grande cantine de l’hôpital, qui bien sûr, n’avait pas de thé vert au jasmin. Jamel rapporta à Pétronille sur un plateau mouillé, une tasse dans laquelle trempait un sachet de thé de supermarché. Elle annonça :

— Puisque déjà vous n’êtes pas à la hauteur de votre offre, c’est à vous de commencer.

Jamel sourit dans son café.

— D’accord. (Il soupira et devint sérieux). Ernest va mourir, bientôt. Très bientôt. Toute sa vie, il a voulu revoir son fils. Mais Frédéric, lui, ne veut pas entendre parler de son père. Pour de fausses raisons. Moi, j’ai une dette envers Ernest. Et j’ai trouvé un moyen, peut-être, de réconcilier le père et le fils avant que ça ne soit trop tard. Voilà. 

— Et Fabrice Nile dans tout ça? demanda Pétronille.

Jamel resta silencieux et se contenta de la regarder en souriant. Pétronille comprit. C’était à son tour de parler. 

— Je travaillais comme l’assistante personnelle de Frédéric Solis lorsqu’il m’a demandé un dossier complet sur Fabrice Nile. Il voulait aussi savoir si Fabrice avait une connexion quelconque avec Ernest Villiers.

— Et vous lui avez parlé de l’hôpital? fit Jamel, qui avait pâli. Dites-moi ce que vous avez appris.

— Sur Fabrice Nile, pratiquement rien. Ou alors si, l’essentiel, si on regarde bien sa carte au trésor... (Pétronille s’arrêta et regarda Jamel) C’est vous, n’est-ce pas, qui animez l’atelier?

Jamel hocha la tête.

— Qu’est-ce que vous avez appris sur Ernest? fit-il.

— Tout, je crois... Simon, Giverny, les cadeaux de Noël qui lui revenaient, la lettre que Frédéric n’a jamais lue, vous...

Jamel baissait les yeux. 

— Et tout cela s’est retrouvé sur votre rapport... fit-il amèrement.

— Si c’est le cas, que se passe-t-il? demanda Pétronille.

— Je ne sais pas... Un peu de magie disparaît, c’est tout... et Frédéric n’aura jamais son tableau.

— Alors, il y a eu une intervention divine en votre faveur.

Jamel leva les yeux sur elle.

— Frédéric Solis m’a licenciée avant que je lui fasse mon rapport. Il n’a rien appris du tout.

Jamel retrouva ses couleurs et Pétronille en profita pour lui demander :

— Maintenant, Fabrice Nile...

— Fabrice Nile était mon ami. Je l’ai rencontré à l’hôpital, disons que c’était un habitué. C’était un homme qui donnait tout, même s’il n’avait pas grand-chose. Fabrice, la vie elle ne lui avait pas donné que de bonnes cartes, et de le voir faire sa carte au trésor, avec toutes ces choses toutes bêtes auxquelles il rêvait, ça me fendait le cœur à chaque fois. Je l’ai hébergé, un temps, chez moi. Quand il est mort, il n’y avait que nous qui le pleurions. Mais au moins, il y avait nous, vous comprenez? Gilles, Maurice, Bertrand, Ernest, moi. Nous étions comme sa famille. Nous avons fait des funérailles plutôt joyeuses, ici même. Nous nous sommes souvenus des bons moments, et c’était comme si je pouvais voir Fabrice qui rigolait, là-haut. Il aurait été content de nous voir tous ensemble, tiens. Ernest a fait un beau discours, comme d’habitude, et je me suis dit que j’avais de la chance d’avoir un faux père comme ça. Alors, j’ai pensé au fils d’Ernest, à Frédéric. Qui avait toutes ces choses que Fabrice n’avait pas. Mais, lui, il n’avait pas la chance d’un beau discours d’Ernest, pas la chance d’avoir une aussi belle famille que la mienne. Il y avait cette injustice qui était toujours là, de ce fils que son père ne méritait soi-disant pas, de ce petit garçon qui n’avait rien demandé à personne, mais qui avait dû vivre avec cette absence – une absence qui est devenue une part de lui et qu’il n’a plus voulu combler. Et ce jour-là, j’ai décidé de faire tout ce que je pouvais pour changer le cours des choses, parce que Fabrice était parti et qu’Ernest allait partir bientôt et que ce serait trop tard. J’en ai parlé avec Gilles, Maurice et Bertrand. C’est eux qui ont eu l’idée de la carte au trésor.

Fabrice n’avait pas fait de testament, car il pensait qu’il n’avait rien. Mais il avait cette carte au trésor, et tout y était. La recherche de sa vérité personnelle, sa haine de l’intolérance et ce qu’il aimait dire, apprivoiser l’instant, c’était son carpe diem, c’était vivre les belles choses avant qu’elles disparaissent. Je pensais que c’était le meilleur de ce qu’un homme pouvait léguer à un autre. Ensuite, les tickets de train, le bateau, le jardin... Vous savez, parfois on a plus d’empathie pour les étrangers que pour nos proches! Il arrive que l’on fasse de très brèves rencontres qui changent, peut-être pas notre existence, mais notre regard. C’est comme ça qu’on apprend la vie : à rencontrer les autres. Alors, pour Frédéric, on a orchestré ces rencontres...

Pétronille demanda ce qui s’était passé pendant ces rencontres. Jamel lui parla des nymphéas qu’il faut savoir cueillir au bon moment. De la vérité personnelle... et de l’intolérance des mauvaises herbes du cimetière de Vétheuil.

Pétronille demanda alors : 

— Et ils ont tous joué un rôle?

— Un rôle? Aucun d’eux n’a menti, Pétronille. Maurice, c’est lui qui a eu l’idée de Giverny. C’est lui, l’amoureux des jardins qui n’a jamais su cueillir la féérie de son étang. Il croyait trop fort en demain, qu’il en a oublié aujourd’hui. Et il a laissé partir la femme de sa vie, à qui il n’a jamais su dire qu’il l’aimait. Bertrand vouait une admiration sans bornes à Simon. Bertrand est mon ami d’enfance et il a longtemps habité chez moi, et Simon et Ernest passaient souvent. Simon avait le talent des grandes choses, des choses pour rien. Il vivait sa vie comme un artiste et c’était contagieux. Si Bertrand a choisi le large pour exprimer sa liberté, c’est grâce à Simon qui l’a encouragé. Bertrand et moi, nous allons souvent à Vétheuil depuis qu’Ernest est malade, mais c’est Bertrand qui souffre le plus du deuil, je pense. C’est dur de voir ces hommes s’éteindre. Soudain, il y a un peu moins de poésie dans la vie. Quant à Gilles... Gilles qui ne verra peut-être pas ses vingt ans, croyez-moi, il en connaît un rayon sur la futilité des mensonges et l’urgence de la vie.

— Et vous?

— Moi? Frédéric me connaît. J’ai tout dit à Frédéric. Ou presque.

— Le plus important est ce qu’on ne dit pas.

— Je ne sais pas si c’est le plus important. Et je ne sais pas pourquoi je ne l’ai pas dit à Frédéric. Peut-être parce que je suis le seul dans tout Paris à savoir que derrière son manteau en cachemire se cache une enfance pauvre. Il valait mieux qu’il me voie comme ça aussi, comme un frère.

— Et vous ne l’êtes pas... ce frère?

— Mes parents sont morts dans un accident d’hélicoptère. Que faisaient-ils dans un hélicoptère? Ils allaient dans leur villa sur la Riviera. Mon père était l’une des plus grandes fortunes de France. À leur mort, j’ai hérité de plus d’argent que je ne saurais en dépenser dans toute une vie. Tous les rêves que je vois passer, la Corvette de Fabrice, les toiles de maîtres de Frédéric, les plages aux Seychelles des patients de l’atelier, je peux les avoir en claquant les doigts. Alors moi... moi on peut dire que j’en connais un rayon sur les trésors. Une des choses que j’ai héritées est un hôtel particulier dans le 7ème arrondissement. Douze chambres, du marbre et des dorures partout, un des joyaux de l’immobilier parisien. Mais pour moi, c’est juste douze chambres vides. Quand ma famille a disparu, j’ai hérité de beaucoup d’argent et de beaucoup de vide. Il a bien fallu le remplir. La bonne fortune a mis sur ma route Ernest, Simon, Bertrand, Gilles, Maurice et Fabrice. Fabrice et Simon sont partis, Ernest le sera bientôt, Gilles peut-être aussi. Maurice se fait vieux. Les gens qu’on aime sont toujours de passage.

 

— Mais peut-être qu’il est là, le trésor. Dans les jours qui restent.

Pourquoi elle avait dit ça, si doucement, elle ne savait pas ; les mots étaient venus tout seuls. Jamel la regarda, comme on regarde une sœur, une amie, un être qui soudain est essentiel. 

Ils laissèrent le soir s’installer sur la cantine de l’hôpital. À cet instant même, les heures avaient du sens et il y avait dans l’air le petit bruit que fait l’amour qui se pose, comme celui de la neige. Comme si tout autour se taisait, en hommage à l’essentiel qui vient de naître.

— Vous savez qu’Ernest sait? fit Pétronille. Pas les détails, bien sûr, mais disons, l’esprit de l’entreprise...

— Non, je ne savais pas, soupira Jamel. Je ne voulais pas lui dire pour ne pas lui donner de faux espoirs... Mais finalement, c’est peut-être cet espoir qui lui permet de survivre.

Un employé de la cantine vint prendre la tasse de thé vide et passer un chiffon sur la table. Pétronille semblait réfléchir.

— Mais vous dites que Frédéric n’aura pas « son tableau »... de quel tableau parlez-vous?

— Ah! le tableau, fit Jamel, malicieux.

Il parla encore et Pétronille écoutait, charmée. Chacun repoussait le moment où il fallait partir. Enfin, Jamel griffonna son numéro de téléphone sur le sachet de thé et ils se séparèrent. 

Le soir même, Pétronille n’appela pas Dorothée. Elle resta sur la table de sa cuisine, à rêvasser au-dessus de sa carte au trésor, et y plaça l’étiquette du sachet de thé sur sa création. Et cette fois-ci, elle la colla.

 

Á suivre demain...