21 décembre

Chapitres 49 - 50 : Frédéric marchait le long du parc Monceau. La nuit était tombée. Il fixait une des fenêtres éclairées dans laquelle se découpait une silhouette. Il était là depuis près d’une demi-heure. Il s’était déjà éloigné deux fois de la fenêtre. Puis il était revenu pour se poser devant la porte de l’immeuble, avec son manteau en cachemire froissé et ses chaussures qui ne brillaient plus.
21 décembre
CHAPITRE 49

 

Frédéric marchait le long du parc Monceau. La nuit était tombée. Il fixait une des fenêtres éclairées dans laquelle se découpait une silhouette. Il était là depuis près d’une demi-heure. Il s’était déjà éloigné deux fois de la fenêtre. Puis il était revenu pour se poser devant la porte de l’immeuble, avec son manteau en cachemire froissé et ses chaussures qui ne brillaient plus. Il appuya sur la sonnette, sachant que Marcia était dans l’appartement et qu’elle pouvait le voir grâce au vidéophone. Elle n’avait pas répondu à ses cinq tentatives d’appels depuis la veille. Il attendit. Puis dit :

— Marcia, s’il te plaît...

Mais rien ne se passa. Il attendit encore. Il baissa la tête et descendit les quelques marches sur la rue. Où allait-il aller à présent que Marcia l’avait rayé de sa vie? Il n’y avait nulle part à aller. Et alors qu’il faisait un pas en direction du parc, il entendit le clic de la porte d’entrée. Marcia le laissait entrer. Il se précipita dans le hall et dans l’ascenseur. 

Enfin, il était devant elle. Elle lui avait ouvert la porte, avec ses beaux cheveux détachés, des petites lunettes de vue dorées sur le nez et pas une trace de maquillage. Exactement comme il la préférait. Mais elle avait en plus un magnifique ventre rond sous un gilet en grosses mailles et un regard dur qui le désarmait. Se souvenait-il de ce qu’il voulait lui dire?

— Je peux te parler?

— Je dois me lever tôt demain, tu ne peux pas rester longtemps.

Il entra. Son appartement avait changé. Il était toujours aussi chaleureux et féminin, mais une touche de douceur s’était posée sur les couleurs. Et surtout, devant lui, une porte ouvrait sur une chambre bleu pastel avec un petit lit en bois et un grand ours polaire en peluche qui faisait le gai. La chambre du bébé. Il détourna ses yeux immédiatement.

— Tu veux du chocolat chaud? fit-elle. Je viens d’en faire.

Il acquiesça. Il la regarda évoluer autour de sa cuisine américaine. Oui, c’était chez elle, ici, et il n’y avait plus aucune trace de lui. Peut-être n’aurait-il pas dû venir. Elle lui tendit une tasse de chocolat chaud. Il sentit un parfum délicat et exotique.

— J’ai ajouté un peu de cannelle, fit-elle.

Il sourit et but une gorgée. C’était délicieux. Il regarda sa tasse et sans lever les yeux, il dit :

— C’est un garçon. 

— Oui.

— Je voulais te dire que... il s’est passé des choses étranges ces dernières semaines et...

— As-tu reçu ma lettre? coupa Marcia.

Frédéric leva les yeux.

— Non... non, quelle lettre?

— Tu aurais dû la recevoir vers le 10 décembre.

La lettre bousculée le jour de la livraison du Sisley, tombée dans la poubelle de Pétronille.

— Non. Pourquoi voulais-tu m’envoyer une lettre?

— Pour te dire que l’enfant était de toi et...

— Marcia, interrompit-il. J’ai réfléchi et j’aimerais que toi et moi, on essaie encore une fois. Je suis allé sur le Pont des Arts et j’ai vu notre cadenas, tu te souviens? Toi et moi, peut-être qu’il y a encore une chance. Je ne sais pas si je serai un bon père, mais je veux essayer, avec toi. Marcia...

— Laisse-moi finir...

— Il y a des choses qui se sont passées ces derniers temps, c’est trop compliqué pour en parler, mais toi et moi...

— Laisse-moi finir! fit Marcia, en haussant la voix.

Frédéric se tut et la regarda. Il y avait une force nouvelle dans ses gestes, une maturité peut-être, qu’il ne reconnaissait pas.

— Je te disais dans la lettre que l’enfant était de toi, mais que je voulais l’élever seule. Je veux simplement que tu mettes ton nom sur son acte de naissance. Après cela, tu n’entendras plus parler de nous. Je ne te demande rien.

Frédéric était bousculé.

— Mais Marcia, je te dis que je suis prêt à essayer...

— Essayer? explosa-t-elle. Essayer pour combien de temps? Toi et moi, Frédéric, on pouvait essayer tout ce qu’on voulait, se déchirer tous les jours et s’aimer toutes les nuits et se déchirer encore le lendemain, ce n’était pas grave. Mais lui, il ne veut pas d’un mec qui essaie. Il veut un père. Et pas seulement les jours qui l’arrangent. Tout le temps. Pour toujours. Et... et ce père, Frédéric, ce n’est pas toi. Ce sera un autre qui aura la patience, un autre qui pourra nous faire la place dont nous aurons besoin dans sa vie. Un autre qui aura de l’amour pas pour un, pas pour deux, mais pour trois et pour d’autres encore. 

— Mais cet autrelà, Marcia, rétorqua Frédéric, il sera là combien de temps? Un an, deux, dix? Il te fera croire que c’est pour toujours, et puis ensuite, il partira, parce que c’est comme ça, la vie, tu ne vois pas? Moi je te promets que j’essaierai, que j’essaierai de toutes mes forces parce que c’est toi, et que je donnerai tout ce que j’ai, mais je veux pas te promettre des choses qui n’existent pas! Et pour toujours, ça n’existe pas! (là il se rendit compte qu’il criait.)

— Mais moi je veux y croire, dit-elle doucement à Frédéric. Et mon bébé, il veut y croire aussi.

Frédéric allait répondre quelque chose, mais Marcia avait déjà tourné les talons et se dirigeait vers un coin de l’appartement. Il resta tout bête dans le grand salon, le cœur dans ses chaussures pas cirées. Il ne put s’empêcher de regarder la petite chambre d’enfant et de se dire que ce petit, il serait aimé, par sa maman, par cet ours polaire, et par un autre papa. Pourquoi n’était-ce pas lui? Pendant un instant, il s’imagina rentrer de son travail, poser ses chaussures cirées, embrasser cette femme qu’il aimait de tout son cœur, et toujours en chaussettes, aller sur la pointe des pieds dans la chambre bleue et caresser la joue de son fils endormi. Il murmurerait son nom et tout serait calme dans sa tête et il aurait une raison de vivre. Comment son fils s’appellerait-il? Serait-ce aussi cet autre qui déciderait de son nom? Serait-ce aussi cet autre qui aurait cette vie? Il eut l’envie douloureuse de rester pour toujours. Ce toujours qui n’existait pas, il l’inventerait pour elle et pour lui et il détruirait tout ce qui viendrait entre eux et leur toujours. Il sentit alors une odeur de cannelle, c’était Marcia qui était devant lui. Délicatement, elle déposait dans sa main deux petites clefs. Les clefs du cadenas du Pont des Arts.

— Si tu passes par le pont, tu peux le décrocher, maintenant », fit-elle doucement. 

Il la regarda et vit encore dans ses yeux cette détermination toute neuve, mais cette fois elle était teintée de tristesse. Il referma ses doigts sur les clefs et ressentit le froid du métal. C’était le même froid que l’asphalte noir de la rue, le même froid que la nuit d’hiver, le même froid que le banc sale sur lequel il serrait les poings quelques heures plus tard.

 

CHAPITRE 50

 

À 19h01, Jamel sonna à la porte de Dorothée. Il était nerveux et portait un bouquet de fleurs exotiques qui était bien trop grand pour lui. Peut-être aurait-il dû en prendre un plus petit. Il avait été tellement heureux quand il avait reçu le texto de Pétronille qui l’invitait à cette fête. Mais il se dit que personne ne remarquerait, ni sa joie ni son bouquet trop grand. On entendait des cris et des rires derrière la porte. 

Elle s’ouvrit d’un coup sur un trentenaire jovial un peu hippy. Ses cheveux étaient aussi bouclés que ceux de Pétronille. Il fit une grimace et s’écria soudain : 

— Aargh! Au secours! Des fleurs géantes ont dévoré l’un de nos invités!

Et il détala, les bras en l’air, dans l’autre direction, ce qui faisait hurler de rire une petite fille au bout du couloir. 

— Pétronille, c’est pour toi! cria-t-il.

— Nini a les mains dans les choux. Juuuuules! cria Dorothée.

Un autre trentenaire, plus grand, plus mince, plus yuppy, arriva à la rescousse de Jamel et le fit entrer.

— Vous devez être Jamel. Pardonnez mon frère Ulysse... Jules (il présenta sa main).

— Enchanté. Pardonnez ma fleuriste, elle confond « bouquet » et « jungle d’Amazonie à l’échelle 1 ». Vous avez bien une baignoire dans laquelle mettre ma végétation?

— La baignoire est déjà prise. C’est le vestiaire, sourit Jules, qui le conduisait à travers l’appartement. D’ailleurs, si vous voulez bien me suivre... On peut peut-être se tutoyer?

— Je préfère. Ça fait une économie de syllabes.

— Et ces temps-ci, toutes les économies sont bonnes à prendre, rétorqua Jules.

Jamel se sentait déjà à l’aise avec Jules, mais en réalité, il était terrifié. Il avait déposé sa gabardine dans la baignoire où gisait tout un tas d’autres manteaux. Mais il fallait retourner dans le salon, où régnait un joyeux chaos. À vue d’œil, une bonne quinzaine de membres de la famille de Pétronille se tenaient prêts à l’évaluer. Et dire qu’il ne connaissait Pétronille que de la veille. Il demanda à Jules :

— Alors, à ce que j’entends, c’est une surprise pour vos parents?

— Quarante ans de mariage. Une partie de la famille était déjà là pour les fêtes de Noël, alors on s’est dit... Enfin, je dis « on ». C’est surtout Pétronille et Dorothée qui ont organisé. Nous les hommes, on fait seulement ce qu’on nous dit de faire et on se tient planqués. 

— Surtout, aucune initiative, ajouta Ulysse. Même sous la menace. 

— Ils doivent arriver quand?

— À vingt heures, reprit Ulysse. Shit, dans moins d’une heure.

Les deux frères lui présentèrent leur famille. 

D’abord, celle qui donnait des instructions à tout le monde et qui semblait faire mille choses à la fois, c’était Dorothée. Elle serra la main de Jamel en vitesse, puis repartit dans la cuisine en trottinant : 

— Pourvu qu’ils arrivent pas en avance, pourvu qu’ils arrivent pas en avance!

La petite fille était Mimi, la fille d’un premier mariage de la fiancée vénézuélienne d’Ulysse, Silvia. Elle tentait de comprendre ce que lui disait Mamie (grand-mère maternelle), dont la mobilité réduite ne l’empêchait pas de causer à cent à l’heure. Papy (grand-père maternel) était lui aussi parqué dans un fauteuil et dirigeait Georges (meilleur ami de Papa) qui poussait le sapin pour faire de la place aux chaises qu’apportaient Michel et Dominique (frère et belle-sœur de Maman). Romain (mari de Dorothée), qui avait d’abord supplié son épouse de ne pas se fatiguer, avait finalement jeté l’éponge et s’était éclipsé dans la chambre sous prétexte de « gérer le son » sur son ordi. À un bout de la grande et belle table qui faisait la longueur de l’appartement, Nana (grand-mère paternelle et veuve), installait les serviettes brodées et conversait, avec sa voix haut perchée, avec Kathy (meilleure amie de Maman et épouse de Georges) qui ne savait pas où mettre les petits bols garnis de gâteaux apéritifs. Et dans la cuisine, c’était terrain miné, avec Dorothée qui aidait Pétronille à finir sa pièce montée composée de quatre-vingts choux aux trois parfums différents et son architecture en nougatine. 

Jules se tourna vers Jamel et dit :

— Pétronille m’a dit que tu étais dans... les cartes au trésor. Pas commun, comme orientation professionnelle.

— Non... on peut dire que j’ai trouvé ma niche, sourit-il. 

Sur l’insistance des deux frères, Jamel leur expliqua sa formation d’infirmier, puis son intérêt pour le développement personnel et l’atelier qu’il animait à l’hôpital. Mamie écoutait soudain, elle s’y connaissait en hôpitaux. Jamel expliqua qu’il avait dans son atelier des patients adolescents comme des personnes âgées et qu’il avait vu passer pas loin d’une centaine de cartes au trésor dans sa jeune carrière. Que c’était un moment privilégié pendant lequel chacun parlait de rêves de bonheur et qu’il adorait son travail parce que jamais il n’avait vu deux cartes au trésor qui se ressemblaient.

— Et... ça marche? Il y a un « happy end » à ces cartes au trésor ou c’est juste pour passer le temps? fit Jules.

— Ça marche, fit Jamel. 

— C’est quoi, le secret? demanda Silvia.

— Il faut y croire, c’est tout, répondit simplement Jamel.

— Dorothée, cria Ulysse, pas de Petits Belins pour Jamel avant qu’il nous ait tout dit. On veut le vrai secret.

Jamel se rendit compte qu’une bonne partie de la famille écoutait.

— Bon, sous la menace du supplice des Petits Belins, je vais vous révéler le secret... L’explication scientifique est que chaque décision que nous prenons, consciemment et inconsciemment, quel que soit notre âge, race ou numéro de sécu, est dictée par notre quête du bonheur. Le bonheur au niveau vital, c’est simple : avoir un toit sur notre tête, assez à manger pour nous et notre famille et être protégés des attaques de nos voisins. Nous, les privilégiés, nous avons déjà tout ça et c’est là que ça se complique. Nous, on poursuit toujours ce bonheur, et on le veut, mort ou vif, mais finalement on ne sait pas à quoi il ressemble. Alors, on fait les moutons. On chasse le job qui rapporte, la grande maison, la belle voiture, parce que si c’est par là que tout le monde veut aller, c’est que ça doit être bien. On passe tous les mois par la case départ, on collecte deux cents, et on tourne en rond, pour se retrouver à quarante-cinq piges avec une belle situation et une vie qu’a juste pas l’air d’être à la bonne taille. 

Mais si on prend le temps de faire sa carte au trésor... Dans le secret d’un atelier, on fait le portrait-robot du bonheur. Pas celui des Durand. Le nôtre. Du sur-mesure. On repart avec un beau collage qu’on met sur le frigo de la cuisine ou qu’on cache dans le tiroir de sa table de chevet. Peut-être qu’on l’oublie après. Mais notre tête, elle, a enregistré l’image. Et à chaque fois qu’il y a une décision à prendre, le cerveau, qui a été programmé pour la poursuite du bonheur, va pencher pour le choix qui se rapproche le plus de cette image du bonheur qui est sur le frigo. Il va aussi être plus motivé pour choisir le sacrifice de la voiture qui est plus belle que celle des Durand, s’il y a le bonheur sur-mesure comme carotte. La carte au trésor donne une direction au cerveau, et lui, il est déjà programmé pour y aller, alors il y va. Puis un jour, on se réveille, et les rêves de la carte au trésor se sont réalisés. Voilà.

Il regarda furtivement ces étrangers bienveillants et ajouta, comme pour lui : 

— Moi je préfère dire qu’il faut y croire. C’est pas grand-chose, croire, c’est donné à tout le monde, il suffit juste d’y mettre du sien, de faire taire le bruit autour, d’ouvrir les yeux et de voir sa bonne étoile. Les gens n’y croient pas, à leur bonne étoile, c’est dommage. Et ils ont tort, bien sûr, elle est là pour chacun, seulement il faut prendre la peine de la chercher. Des fois, elle brille dans des trucs minuscules, des trucs de rien du tout. Comme une présence, par exemple. On est sept milliards sur Terre et pourtant, dans une espèce de miracle incompréhensible, juste une voix, un cœur, une façon de voir les choses, ça peut tout illuminer d’un coup. J’en ai connu des gens qui brillaient comme des fous alors que personne ne leur prêtait attention. Ils ont tellement compté pour moi qu’ils sont devenus ma voie lactée. Ma famille. Enfin. Je deviens mélodramatique. Ce que je voulais dire, c’est que croire... croire pour mes patients, c’est tout ce qui reste de la vie quand il n’y a plus rien d’autre et c’est déjà beaucoup.

Tout le monde s’était arrêté de parler, même Mamie, qui d’habitude, était un moulin à paroles. Ulysse lui dit :

— Qu’est-ce que tu vas mettre sur ta carte au trésor, Mamie?

— Ah, mon pauvre pinçon. Vous tous!

— OK, fit Ulysse à l’assemblée, alors pour la carte au trésor de Mamie, photo! Photo!

Les rires et les cris reprirent de plus belle, mais furent interrompus par un juron. C’était Pétronille. Dorothée sortit de la cuisine et cria :

— Elle s’est encore brûlée avec le caramel! 

— Personnel médical, laissez passer! s’exclama Jamel qui se hâta en boitant, vers la cuisine.

Pétronille rougit un peu quand elle vit Jamel, ou peut-être c’était le caramel qui bouillait qui la réchauffait. Dorothée revint avec un pansement et Jamel l’appliqua sur la main de Pétronille. Il pouvait entendre les chuchotements derrière son dos, mais ce n’était pas grave, car il se sentait bien, dans cette famille. On fit la photo pour Mamie, on aida Pétronille à finir sa pièce montée, on parla encore de cartes au trésor. Puis enfin, la sonnette retentit. Tout le monde se cacha dans un chaos indescriptible, il y eut des chut, et des chut encore, et la voix de Dorothée faussement décontractée qui ouvrait la porte. Des bises dans le couloir, « Le périph’ est de pire en pire, ton père a insisté pour prendre la Porte des Lilas, que veux-tu!», quelques pas dans le couloir, puis « SURPRISE !! » et une éruption phénoménale de joie autant que des décibels. 

Jamel, le cœur comme un ballon de baudruche, croisa, au milieu de cette famille ordinaire, le regard de Pétronille. Elle avait enlevé son tablier de pâtissière et défait ses cheveux. Elle portait une robe bleue. Elle était impressionnante.

 

Á suivre demain...