24 décembre | Joyeux Noël !!!
Frédéric se retrouva seul au milieu de la foule. Jamel avait disparu dans le musée et il ne l’avait pas suivi. Il serrait la mallette dans sa main froide et se mit à marcher. Mais pour aller où ? Il devait s’isoler pour ouvrir la mallette. Jamel avait dit de ne pas attendre. Ses pas l’amenèrent au salon de thé du musée. Des dizaines de touristes s’affairaient autour des tables, leurs silhouettes découpées comme des ombres chinoises derrière l’immense horloge dont le ciel de Paris remplissait le cadran. Frédéric perdit soudain ses repères – cette horloge ne pouvait pas être celle qui surplombait le hall aux sculptures. Ce devait être une autre, aussi gigantesque. Il fit demi-tour et s’égara encore dans les galeries. Tout au bout du bâtiment, il s’arrêta devant un paravent qui barrait l’accès d’une salle sombre au public. On devait y préparer une exposition. Frédéric se faufila derrière le paravent dans un salon où étaient empilés chaises et tréteaux. Il fit quelques pas et découvrit, derrière un autre paravent, une autre horloge géante, la troisième du musée, qui donnait, en transparence, sur la Seine. Personne ne viendrait le chercher ici. L’horloge était comme une fenêtre. Il s’assit sur son rebord.
Et, les doigts tremblants, il ouvrit la mallette.
Il resta longtemps immobile, la respiration coupée, fixant l’image au fond de la mallette. C’était « La Pie » de Monet. Sur une moitié de la double page du calendrier de décembre 1979. Sur l’autre, l’écriture de ses parents et de Frédéric, la dernière fois qu’ils furent tous ensemble. Il y avait le rendez-vous à Giverny, les rendez-vous de sa mère, et Frédéric qui y avait écrit « Papa Noël » le 25. Il était tout corné, tout jauni, mais c’était une capsule qui remontait le temps, le temps où tout était ordinaire. Frédéric toucha le calendrier, imaginant peut-être que l’horloge derrière lui repartirait en arrière et s’arrêterait en décembre 1979.
Puis, il vit une enveloppe. Il la reconnut. C’était celle qu’il n’avait pas voulu lire dix-sept ans auparavant. Il fixa la Seine qui coulait dehors, et la neige qui continuait de tomber. Il repensa aux mots de Jamel. « N’attends pas ». Il déchira l’enveloppe et se mit à lire.
Tout était là. Sur une dizaine de pages, son père avait écrit sa vie. La rencontre de Simon à Giverny, le choix impossible lors de l’ultimatum de sa femme, les cadeaux retournés chaque Noël, vingt ans de grand amour et de grande douleur. Souviens-toi de ce bel amour qui cachait l’hiver en son sein. Son immense fierté pour ce fils qui avait si bien réussi. Il y avait aussi un infarctus, la rencontre d’un petit gars qui s’appelait Jamel et qu’il avait un peu adopté et la décision d’écrire cette lettre. Frédéric continuait de lire, comme s’il était en apnée. Son père lui proposait de le rencontrer au Musée d’Orsay l’hiver prochain pendant les vacances de Noël. Quelle avait dû être sa déception lorsqu’il avait reçu la lettre retournée à son expéditeur ! Frédéric fixa l’obscurité de ce bout de musée à l’abandon.
Pourquoi n’avait-il pas ouvert cette lettre, sur cette pelouse radieuse du campus d’Harvard ? Pourquoi avait-il enfoui la vérité au profit d’illusions amères ? Enfin, les larmes vinrent, les larmes d’un petit garçon, celles qui n’étaient pas venues ce matin de Noël 1979, elles vinrent là, sous cette grande horloge au Musée d’Orsay.
Soudain, il comprit : le vieillard malade qu’il avait vu tout à l’heure, c’était son père ! Oui, ça devait être lui. S’il n’était plus devant « La Pie », il serait à l’hôpital de Pontoise. Il était encore temps.
À ce moment-là, un des gardiens du Musée D’Orsay qui faisait sa ronde surgit de derrière le paravent. Les deux hommes furent aussi surpris l’un que l’autre et Frédéric sauta de son perchoir sous l’horloge. Quelques minutes plus tard, il courait dans les rues de Paris, bravant la neige qui fouettait son visage.
17h07, le 24 décembre
Frédéric courait à travers les couloirs du RER. Son visage luisait de sueur. Ses tempes battaient et son esprit rejouait les mêmes images : une horloge géante et un océan de fleurs fanées.
Une ambulance hurlante arriva à l’hôpital de Pontoise. Sur la civière, inconscient, Ernest. L’ambulancier, Bertrand, Maurice et Gilles se pressèrent autour de lui, un docteur hurla au visage de Jamel qui tenait la main d’Ernest.
Dans la salle d’accouchement où se trouvait Marcia, une sonnette d’alarme retentit. Une autre sage-femme accourut. Marcia ne savait pas ce qu’il se passait, mais elle essaya de se concentrer sur cette douleur immense qui avait investi son corps. On rappela le docteur en urgence.
24 décembre 18h09
Frédéric fit irruption dans le hall de réception de l’hôpital de Pontoise et demanda où était la chambre d’Ernest Villiers. La jeune réceptionniste parut mal à l’aise et se tourna vers sa collègue :
— M. Villiers, il est où, maintenant que...
Sa collègue murmura des choses que Frédéric ne put comprendre. Mais enfin, elle lui dit :
— 312. Troisième étage.
Il monta les escaliers quatre à quatre et se précipita dans le couloir. Enfin, il vit la chambre 312. Et là, il s’arrêta. Il courait depuis plus d’une heure. Depuis la salle abandonnée du Musée d’Orsay, son cœur avait porté ses jambes. À présent, il était devant cette porte. C’était la dernière porte à ouvrir de ce calendrier de l’Avent si étrange. Mais il n’arrivait pas à la pousser. Alors qu’il était là, pétrifié devant le numéro 312, il entendit une voix derrière lui.
— T’as fait le plus dur, mec.
Il se retourna. C’était Gilles, qui le regardait de la hauteur de ses dix-sept ans, avec son bonnet tête-de-mort et son tatouage au bras. Derrière lui se tenaient Bertrand, qui ne disait rien, et Maurice qui hochait la tête. Tous les trois le regardaient.
Frédéric posa ses yeux sur la poignée de la porte. Oui, il avait fait le plus dur. Qu’est-ce qui avait été plus dur, le Noël 79, trente ans sans son père ou la lecture de la lettre une heure plus tôt ?
Ses doigts se refermèrent autour de la poignée, et il la poussa.
Dans la chambre, il vit d’abord Jamel. Puis le vieillard d’Orsay, les yeux clos, gisant sur le lit, entouré de machines, de tubes, de câbles et de médicaments. Jamel se retourna, lui sourit, fit quelques pas vers lui, lui tapota l’épaule et sortit de la chambre.
Frédéric ne savait pas si son père était endormi ou inconscient. Il savait qu’il était vivant, il voyait sa poitrine se soulever tout doucement. Il attendit quelques minutes et s’assit enfin à côté de lui. Ernest n’avait toujours pas ouvert les yeux. Peut-être pour savoir s’il était endormi, il dit :
— Papa ?
Ernest ne bougea pas. Mais Frédéric, lui, ressentait ce mot lointain qui se réverbérait partout dans son âme.
— Papa, tu... tu peux m’entendre ?
Mais rien ne se passait. Frédéric baissa la tête. Peut-être était-ce trop tard, déjà.
— Je viens de lire ta lettre. Si j’avais su... Mais je n’ai jamais voulu savoir, c’est ma faute. Ce Noël-là, j’ai demandé où tu étais, on m’a dit que tu étais en prison. Que tu avais fait quelque chose de très grave... Mais j’ai pensé à toi. Quand tu es parti, le calendrier avait disparu aussi. J’ai fait une scène à Maman parce qu’on avait pris le calendrier avec l’oiseau dans la neige, alors Mamie et Pépé m’ont acheté une carte postale. Je l’ai toujours.
Le silence enveloppa à nouveau la chambre sombre. Frédéric détourna les yeux, sans les poser nulle part. Il sentit des mots qui s’échappaient, mais il n’eut pas la force de les rattraper.
— Tu sais ce que je préfère dans ce tableau ? Tout le monde voyait l’oiseau, mais moi... moi, je voyais les pas dans la neige, tu sais, ceux qui partent de l’ombre de la pie et qui sortent du tableau. Pour le petit garçon que j’étais, ces pas, c’étaient les tiens. Tu sais, il n’y a que dans la neige qu’on peut voir la trace des gens qui sont partis.
Il s’arrêta pour reprendre son souffle. Ernest ne bougeait toujours pas. Frédéric continua à laisser sa voix dire ce qu’elle avait à dire.
— Beaucoup de personnes ont dû se demander pourquoi je ne posais pas de questions. Mais c’est parce que dans mon souvenir, tu étais Papa, tout fait pour moi. Tu étais au chaud dans mes souvenirs et je ne voulais pas qu’on y touche, personne, pas même toi. J’étais orphelin, mais au moins j’avais de belles images dans la tête. Mais je sais à présent que c’était une erreur. Je n’ai pas eu le courage, c’est tout. Pardonne-moi.
À ce moment-là, Frédéric entendit un murmure essoufflé.
— Tu as eu le courage de devenir qui tu es à présent.
Il leva la tête et vit Ernest qui le regardait. Sa poitrine se soulevait plus violemment. Sa voix était chevrotante, et pourtant, il y avait une tranquillité profonde dans ce corps-là qui semblait régner sur tout l’air de la pièce.
— Tu as eu le courage de ne pas donner à mon absence la responsabilité de tes fautes. Le courage de suivre ce chemin étrange que Jamel a tracé. Le courage de venir ici dans cette chambre. C’est ma grande fierté d’avoir donné au monde un garçon aussi courageux.
Frédéric voulait parler, mais cette fois c’est le silence qui s’empara de sa gorge.
Ernest reprit :
— Tu sais, Frédéric, pour nous, c’est trop tard.
Voyant que Frédéric voulait objecter, Ernest ferma les yeux pour intimer le silence et dit.
— Oh, ça ne sert à rien de se battre, la vie l’a décidé ainsi. Elle décide de beaucoup plus de choses qu’on ne le pense, tu sais. Par exemple, ce petit qui va naître, ici dans cet hôpital, crois-tu que c’est une coïncidence ?
— Quel petit ?
— Le tien.
— Marcia est ici ? fit Frédéric, interloqué.
— Oui, elle est déjà en salle d’accouchement.
Frédéric semblait prêt à partir, mais son corps se ramollit et il regarda ses mains à nouveau. Ernest ne cessait de regarder son fils. Enfin, le vieil homme dit :
— Pour toi et moi, tout est joué. Nous ne pouvons qu’apprécier le temps infime qui nous reste. Mais, toi, tu as un choix à faire aujourd’hui. Tu peux partir d’ici et laisser Marcia trouver un autre père pour son fils. Jamel m’a dit qu’elle s’y est déjà préparée. Elle trouvera un mari et un père pour son enfant et ils seront heureux, j’en suis sûr. Toi, tu seras libre de vivre ta vie comme tu l’entends, sans fil à la patte. Ce fils ne t’aura jamais connu et tu ne l’auras jamais connu et personne n’en souffrira.
Il fit une pause. Frédéric fixait toujours le sol.
— Ou alors, tu vas deux services plus loin et tu vas rencontrer ton fils. Dès que tu auras posé les yeux sur lui, tu connaîtras la peur de le perdre et cette peur ne te lâchera plus jamais. Ta vie ne sera plus complètement la tienne et tu seras enchaîné à ce regard-là jusqu’au restant de tes jours. Quoique la vie décide, que ton enfant soit proche ou qu’il soit loin ou qu’il ne soit plus, tu seras père jusqu’à ton dernier souffle.
Frédéric leva les yeux et il trouva le regard de son père, qui murmura.
— Frédéric, si toute notre histoire était à refaire... Je préfère la douleur de trente ans d’absence que celle de ne t’avoir jamais connu.
Frédéric se leva d’un bond pour mettre ses bras autour du cou de son père. Ils restèrent tous les deux, l’un contre l’autre, Frédéric remontant mille horloges pour retrouver, intacte, la chaleur de ce père qu’il avait conservé dans son cœur. Et Ernest serrant son fils de toutes les forces qu’il n’avait plus.
Quelques minutes plus tard, Frédéric sortait de la chambre et courait vers la maternité.
09h05
Le bébé était né. C’était un garçon et il était en bonne santé. Mais après des heures interminables de travail, Marcia avait dû subir une césarienne en urgence sous anesthésie générale, dont elle se réveillait seulement. Son enfant avait déjà quelques heures.
Elle sentit qu’on posait le bébé sur sa poitrine. Pendant de longues minutes, elle ne vit que lui. Son petit. Celui qu’elle connaissait déjà depuis neuf mois, mais dont, en ce moment béni entre tous les moments de la vie, elle découvrait le regard. Ils se voyaient enfin et sans qu’aucune phrase soit prononcée, ils se promettaient de s’aimer pour la vie.
Mais à un moment, le bébé sembla poser ses yeux noirs sur quelqu’un d’autre dans la pièce et naturellement, Marcia suivit son regard. Elle vit Frédéric qui lui souriait, des cernes sous les yeux. C’était lui qui avait posé l’enfant sur elle, elle le réalisait à présent.
Ce qu’il lui dit exactement, elle s’en souvint à peine ensuite, leur courte conversation se perdant dans les limbes de l’anesthésie qui hantait toujours son corps. Mais décidément, là aussi, les mots étaient inutiles. Elle avait compris. Frédéric et son fils avaient déjà eu leur petit conciliabule. Et eux aussi, s’étaient promis de s’aimer pour la vie.
Frédéric trotta vers la chambre 312. Voilà, il avait un fils et il allait l’annoncer à son père. Il allait être fier, pensait Frédéric, de cette décision. Ce n’était pas lui qui avait pris la décision, vraiment, c’était son fils qui avait pris la décision pour deux. Cet enfant extraordinaire, qui comprenait déjà tout du monde. Ernest allait être tellement heureux... il était grand-père. Il ouvrit la porte 312 et vit Jamel et des lits vides. Jamel rassemblait des affaires, le visage défait, les yeux brillants, des poches sous les yeux.
Ernest était mort.
— Quand... ?
— Dans la nuit.
Jamel prit l’album photo d’Ernest. Mais Frédéric fit signe qu’il ne voulait pas le voir. Pas maintenant. Il s’assit sur le lit. Il sortit son téléphone portable de sa poche et fit signe à Jamel de s’approcher.
Jamel prit le téléphone. Il regardait la photo un peu floue d’un petit bébé tout fripé.
— Mon fils... murmura Frédéric.
— Félicitations, Frédéric. Il s’appelle comment ?
— Oscar.
— C’était le vrai prénom de Claude Monet, le savais-tu ?
Frédéric sourit.
Bien sûr qu’il le savait. Son père lui avait dit, quand il était petit.
Soir du 24 décembre, sept ans plus tard.
— Eh ben dis-donc, mon Oscar, plus tu grandis, plus tu ressembles à ton père, toi, hein ? Fais une bise à ton parrain.
— Salut Jamel, fit Oscar, sept ans, en pyjama de flanelle, alors que Jamel lui ébouriffait les cheveux. Oscar, lui, regardait Kika, cinq ans, qui se cachait derrière sa mère, Pétronille.
Marcia accourut pour faire entrer ses invités. Elle était enceinte du deuxième et était plus ravissante que jamais avec ses rondeurs maternelles. Il y eut des embrassades et Pétronille, Jamel et Kika secouèrent leurs bottes pleines de neige sur le paillasson. Jamel remarqua que la neige s’était arrêtée de tomber juste quand ils étaient arrivés devant la porte, et qu’on n’avait pas eu de Noël blanc comme ça depuis... depuis...
— Depuis la naissance d’Oscar », fit Frédéric qui se pressa pour embrasser ses amis.
Frédéric avait vieilli comme tout le monde, mais il était toujours ce bel homme à qui la vie avait l’air de sourire. Et ce soir, en costume noir et chemise blanche, c’était Ken. Pétronille rougit à peine en lui tendant une large boîte en carton.
— Le dessert !
— En kit, bien sûr... ajouta Jamel. Il faut encore qu’on le monte...
Il y eut un grand « aaah » derrière Frédéric. Dans l’appartement, qui scintillait de décorations de Noël, apparurent des visages connus : Gilles qui avait des cheveux, Maurice qui avait une petite amie (Paulette, soixante-sept ans) et Bertrand qui avait un bateau, dont il montrait les photos ; mais sinon, ils étaient restés les mêmes. Il y avait aussi les parents de Marcia, qui étaient venus de Berlin pour passer Noël à Paris et qui admiraient ce nouvel appartement dans une impasse calme de Montmartre. La mère de Marcia regardait un cadre en bois sur la cheminée, qui rassemblait deux photos, une femme qui avait les yeux de Frédéric et un homme qui en avait les traits. Son père, lui, inspectait la toile de Sisley qui trônait dans le salon. Il en connaissait l’histoire : Jamel l’avait sauvé des mains des huissiers en prêtant de l’argent à Frédéric.
Pendant qu’on prenait l’apéritif, la grand-mère d’Oscar faisait manger les petits, qui chipèrent quelques choux pour le dessert. Chez les grands, tout le monde parlait en même temps du quotidien. Jamel avait écrit un petit livre sur les cartes au trésor ; ce n’était pas un succès retentissant, mais tous les droits d’auteur allaient aux enfants de l’hôpital, c’était mieux que rien. La boutique-pâtisserie de Pétronille, après un démarrage difficile, ne désemplissait plus depuis que sa sœur Dorothée, maman de Malo, sept ans, un camarade de jeu d’Oscar, avait pris les rênes de la communication et du marketing. Marcia parlait de sa collection de vêtements pour kids branchés jusqu’à ce que Frédéric fasse taire l’assistance en tapant sa cuiller sur sa flûte à champagne. Il avait une annonce à faire.
— Après des années de préparation... vous êtes tous invités au vernissage de l’exposition le 6 janvier !
Toute l’assemblée explosa en applaudissements et en félicitations, sauf le père de Marcia qui demanda : « Quelle exposition ? »
Marcia lui expliqua en allemand ce que tous les autres savaient.
Frédéric avait ouvert sa galerie d’art six ans auparavant. Il avait fallu de la détermination, des jours sans fin et des nuits sans Oscar, mais à présent, passaient entre ses murs, les paysages d’hivers signés des plus grands. Il avait eu un Monet, des Pissarro, des Sisley. Mais ce n’était pas l’exposition dont il parlait. C’était une autre, de dessins d’un artiste méconnu. Un certain Fabrice Nile.
L’œil avisé de Frédéric avait reconnu une œuvre d’art dans la carte au trésor de Fabrice Nile. Il avait réussi à retrouver, chez Jamel et chez d’autres, une vingtaine de dessins. À présent que Frédéric avait gagné sa réputation de galeriste influent, il pouvait se permettre de présenter Fabrice Nile au Tout-Paris.
On toasta cette nouvelle et les flûtes tintèrent. Alors que chacun buvait, le silence s’installa. Et pendant un instant, peut-être pensait-on à Fabrice Nile, à Ernest ou à Simon, à ces trois hommes qui auraient dû être là à partager cette joie avec eux. Toujours est-il que personne ne parla. Jusqu’à ce qu’on entende un petit garçon dire timidement :
— Un ange passe !
Kika pouffa de rire et les grands aussi et Oscar était tout fier d’avoir capté l’attention de sa famille. On décida aussi que c’était l’heure pour les enfants d’aller se coucher, s’ils voulaient être en forme pour ouvrir les cadeaux demain matin. Oscar et Kika réclamèrent la lecture d’un petit livre et Bertrand se porta volontaire. Maurice et Gilles se joignirent à lui. Dans la chambre des enfants, Oscar et Kika écoutèrent Bertrand leur raconter une histoire très, très, très ancienne.
— Saviez-vous que les enfants, avant de naître, connaissent tout du monde ?
— Tout ? demanda Oscar.
— Tous les secrets et toutes les histoires et tous les mystères, ajouta Maurice.
— Les enfants, ils savent plus que mon papa ? Mon papa il sait tout, ajouta Kika.
— Plus que ton papa.
— Plus que le Président de la République ?
— Ça, c’est clair, ricana Gilles.
— Beaucoup plus. Mais quand ils naissent, ils oublient tout, tout d’un coup, dit Maurice. Un ange vient poser son doigt sur la lèvre de l’enfant, comme ça.
Il mit son doigt sous le petit nez d’Oscar.
— Tu vois ce petit creux qui tu as ici, c’est le doigt de l’ange.
Oscar et Kika étaient fascinés. Mais Oscar se reprit et déclara :
— C’est pas juste ! J’aurais préféré tout savoir.
— Si, Oscar, c’est juste, dit Bertrand doucement. Parce que si tu savais déjà tout... tu ne pourrais pas grandir.
C’était l’heure de dormir et on appela les parents pour les bisous du soir. Tandis que les enfants s’endormaient sur les lampes de poche qu’ils avaient cachées sous les draps pour surprendre le père Noël, les rires des grands fusaient autour de la table du réveillon.
La neige se remit à tomber sur l’impasse déserte de Montmartre, effaçant les traces de ce qui avait été. Et tout Paris sembla découvrir, le temps de quelques flocons, l’altière paix des choses.
FIN
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Joyeux Noël !