6 décembre
Frédéric attendait sur le quai de la gare. Les voyageurs du train précédent étaient partis et ceux du train suivant pas encore arrivés. La neige tombait. Il était seul, à part un jeune, un immigré sûrement, doudoune et capuche rabattue, qui attendait sur un banc du quai d’en face. Son haleine faisait de la vapeur et occasionnellement, il se frottait les mains. Le genre de type qui traîne dans les gares, juste parce qu’il n’y a rien d’autre à faire, se dit Frédéric. À part lui, il n’y avait personne. Même l’agent SNCF s’était fait la belle.
Frédéric avait fait le tour du vieux village d’Eragny, pour la forme, mais, bien sûr, il n’avait rien trouvé. Non, il ne trouverait rien ici. Il aurait dû suivre l’adolescent à Argenteuil ; c’était là que se cachait le signe que lui avait envoyé Fabrice Nile. Trop tard ! Il n’avait plus qu’à rentrer chez lui, et attendre de prendre les autres tickets de la boîte. Lui non plus n’avait rien d’autre à faire, alors il pensa à Marcia.
Marcia. S’il n’y avait pas eu cette idée qui les déchirait, cette idée du toujours plus, de faire comme les autres, de fonder une famille – Frédéric n’en voulait pas. Elle, si. Alors, ils s’étaient quittés. Ce qu’elle avait décidé ensuite la regardait. Huit mois après, il était encore en colère contre elle, et pourtant, il n’arrêtait pas d’y penser.
Frédéric remonta le col de son manteau et jeta un œil à l’horloge de la gare : vingt-cinq minutes avant le prochain train pour Paris. Il regarda de l’autre côté des rails : même le jeune beur était parti. Il était vraiment seul à présent. Et la neige qui redoublait d’ardeur. Le train allait-il vraiment venir, avec ce sale temps ? Il sortit son téléphone : la batterie était morte. Pétronille...
— Dites, vous savez à quelle heure il est, le train pour Paris ? »
Frédéric sursauta. C’était le jeune à capuche. En fait, il n’était pas si jeune que ça, la trentaine bien avancée. Il avait des cheveux bruns bouclés et le blanc des yeux très blanc.
— 12h24, balbutia Frédéric.
— Une demi-heure à tuer, soupira l’homme. Bon, ben on va attendre. Et vous savez pas où il est parti, le mec du guichet ?
— Non. Ça doit être la pause déjeuner. Il y a une borne automatique dans la gare. »
Mais le type l’ignora. Il s’affala sur le banc comme sur le quai d’en face. Frédéric resta debout, tout droit, près de la voie. Ils étaient tous les deux, seuls hommes dans le blanc du ciel et le gris des rails. Les minutes passèrent.
Et soudain, dans ce tableau tout morne, on entendit un rire. Ou plutôt un piaffement.
— Ah, y en a qui ont de l’humour ! »
C’était le type à capuche, qui se gaussait tout seul, dans le dos de Frédéric.
— J’ai un pote, continua-t-il, un bon pote à moi. Il est décédé y a deux semaines.
— Désolé de l’apprendre », lança Frédéric, qui s’était raidi.
— Le pauvre vieux, c’était sûrement mieux pour lui comme ça. Enfin, toujours est-il qu’il m’a laissé des trucs en héritage. Moi, je me dis, il m’aura laissé, je sais pas, moi, une collection de timbres, son chat, deux ou trois millions sur un compte Suisse. Non, il m’a laissé un billet de train. Et moi, j’y vais, comme un con. En souvenir de lui. En souvenir de lui, du temps perdu, oui.
— C’est peut-être parce qu’il ne voulait pas que ça se perde », continua Frédéric, dont le cœur battait comme une locomotive à vapeur.
— C’est sûr que ma première idée, ça a été de me faire du pognon, continuait l’homme à capuche. Non échangeable, non remboursable, qu’ils m’ont dit, à la ceuneuceufeu. Pas que ça m’étonne de trop. Il était un peu zinzin, mon pote. Et puis, quelque chose me disait qu’il voulait que je le prenne, ce train. Alors, j’l’ai pris, son train, et je suis pas plus avancé.
— Et il vous a laissé d’autres choses ? demanda Frédéric.
— Non, rien du tout. Juste ce billet de train.
— Il s’appelait comment, votre ami ?
— Fabrice.
— Fabrice Nile, hein », fit Frédéric. Il se détendit ; c’était comme s’il se rendait enfin.
— Ouais, Fabrice Nile », répondit le beur, qui releva sa tête et offrit à Frédéric des yeux noirs qui brillaient d’un éclat bienveillant. Comment vous le savez, vous ?
Frédéric sortit son billet de sa poche.
— Mon héritage.
— Ça alors, le cochon ! Bon, ben, j’imagine que Fabrice voulait qu’on se rencontre. Les amis de mes amis sont mes amis...
— Je n’avais jamais entendu parler de Fabrice Nile avant avant-hier », ajouta Frédéric.
— Encore mieux. Bon, eh bien... »
Il présenta sa main :
— Jamel.
— Frédéric. »
Les deux hommes se serrèrent la main. Un train de marchandises fit vibrer les rails et enveloppa la gare de son grondement. Lorsqu’il fut passé, le silence s’installa à nouveau.
— Bon, soupira Jamel, maintenant, qu’est-ce qui se passe ? On se fait une bière pour trinquer à la mémoire de Fab ?
— On peut parler dans le train. Il faut que je rentre à Paris.
— Ouais, moi aussi. Ce salopiaud a même pas mis le billet de retour.
— Si vous voulez, je peux vous dépanner », commença Frédéric qui ouvrait son portefeuille. Mais Jamel fit signe que cela n’était pas nécessaire. Il alla acheter son billet à la borne. Frédéric s’aperçut qu’il boitait.
Les autres voyageurs commençaient à arriver sur le quai. Frédéric fixait Jamel. Il n’allait pas le perdre, comme l’adolescent. Quand il revint, traînant la jambe, alors qu’il remettait sa carte de crédit dans son portefeuille, il demanda :
— Dites, j’y pense, vous ne connaitriez pas un avocat ?
— Je suis avocat.
— Maître Solis ? » demanda Jamel en le montrant du doigt.
Frédéric acquiesça. Son interlocuteur faisait des yeux tous ronds, un grand sourire s’empara de son visage doré et révéla ses dents blanches.
— Alors ça, fit Jamel. Bah oui, je n’y ai pas pensé tout de suite, je m’imaginais un avocat beaucoup plus vieux, du genre vieux croulant.
— C’est Fabrice Nile qui vous a parlé de moi ?
— Je veux, mon neveu. Souvent, même. Solis l’avocat. Celui qui devait recevoir le tableau. »
Á suivre demain...