7 décembre

Chapitre 13 : Quand les portes de l’ascenseur s’ouvrirent, Pétronille respira un grand coup. Elle était arrivée. 3ème étage de l’Hôpital Saint-Nicolas à Pontoise, à vingt-cinq kilomètres au nord-ouest de Paris. Il lui avait déjà fallu toute son ingénuité et tout son courage pour trouver à quel étage Fabrice Nile avait résidé. Il en faudrait plus ; sa petite enquête ne faisait que commencer.
7 décembre
CHAPITRE 13

Quand les portes de l’ascenseur s’ouvrirent, Pétronille respira un grand coup. Elle était arrivée. 3ème étage de l’Hôpital Saint-Nicolas à Pontoise, à vingt-cinq kilomètres au nord-ouest de Paris. Il lui avait déjà fallu toute son ingénuité et tout son courage pour trouver à quel étage Fabrice Nile avait résidé. Il en faudrait plus ; sa petite enquête ne faisait que commencer. 

Dorothée lui avait conseillé de commencer par la cantine, c’était là où on causait. Elle s’avança à pas feutrés dans la petite salle aux couleurs pastel, avec des marguerites en tissus dans les pots. Quelques aides médicales allaient et venaient, dans leur uniforme blanc et leurs claquettes. Mais personne ne semblait prêter attention à Pétronille. C’était l’étage de convalescence, où on se remettait des opérations. Il n’y avait pas de sentiment d’urgence, on marchait lentement. Mais surtout, l’étage avait l’air étrangement vide.

Pétronille s’installa à côté du seul visiteur de la cantine : un homme aux charentaises flambant neuf. Soixante-dix ans bien avancés, très grand et très courbé et l’air vaguement benêt. Il portait des lunettes minuscules et une longue barbe d’un blanc jaunâtre. Il feuilletait, ciseaux à la main, des magazines de jardinage. Autour de lui, sur la table, étaient éparpillées des fleurs en papier découpées, un tube de colle et une enveloppe en papier kraft de laquelle dépassaient des dahlias sur papier glacé.

Pétronille s’excusa et lui demanda avec sa voix la plus douce s’il avait connu Fabrice Nile.

— Fabrice? Oui, je connaissais Fab. Vous êtes de la famille? Non, que je suis bête. Fabrice n’avait pas de famille. Tiens, c’est pas souvent que quelqu’un vient demander après Fabrice. Jamais, je crois bien. Et pourtant, il gagnait à être connu, Fabrice, je vous le garantis. Mais dites-moi, vous êtes pas de la police au moins? 

— Grands dieux, non. Non, bafouilla-t-elle, je ne suis pas de la famille, mais quand même un peu comme… enfin... C’est compliqué. Mais j’aurais bien aimé que vous me parliez de Fabrice, comment il était, sa vie, ce qu’il aimait, tout ça. » 

L’homme la regardait toujours de travers et Pétronille décida de jouer le tout pour le tout.

— Je ne l’ai pas connu. J’aurais bien aimé.

— Je veux bien le croire que ça doit être compliqué, votre affaire, soupira l’homme aux charentaises. Rien n’était bien simple avec Fabrice. Qu’est-ce que je peux vous dire sur Fabrice? Ah, pauvre vieux, tiens. »

Il soupira, répéta « qu’est-ce que je peux vous dire? » puis soupira encore. Et contre toute attente, Pétronille le vit essuyer une larme qui mouillait ses yeux.

— Oh faites pas attention, c’est ces sacrés médicaments qu’ils me filent pour la jambe, ça me fait chialer pour n’importe quoi. Il faut dire aussi que l’histoire de Fab, elle est pas rigolote-rigolote... Vous saviez qu’il était à la rue depuis... depuis pas loin de quinze ans, je crois bien, qu’il avait dit.

— Oui, je le savais. » 

 

Le vieux s’était arrêté de parler. Il regardait ses fleurs découpées sur la table et Pétronille avait peur qu’il se remette à pleurer. Elle se demandait quoi faire. Puis il se leva soudainement :

— Venez, je vais vous montrer quelque chose. »

Sur le mur de la petite cantine se trouvait un poster de « l’Atelier Pirate » pour les enfants malades. À côté, se trouvait un panneau en liège où étaient punaisés des Polaroïds de gens qui souriaient en montrant des collages, des cartes postales de destinations exotiques et une affichette avec une photo en noir et blanc des mains enlacées d’un vieillard, d’une femme et d’un enfant. Sur la photo était inscrit : « Family is not about blood. It’s about who is willing to hold your hand when you need it the most. » Le panneau avait un titre : « Chasse au trésor » et juste en dessous « Samedi & mercredi 14h –15h30 ». 

Le vieux, qui avait traîné ses béquilles jusque-là, tapota sur une des photos :

— Fabrice. »

Pétronille regarda de plus près. Enchantée, Fabrice Nile, se dit-elle. Il la regardait de l’autre côté de l’objectif. Sa peau était rouge et ses yeux bouffis, il avait un bleu devenu jaunâtre sur l’arcade sourcilière, mais il souriait. Un sourire timide et fier, celui des hommes que personne ne prend jamais en photo. Le panneau qu’il montrait au photographe n’était pas fait de collages comme les autres, mais de gribouillis en noir, comme des dessins minuscules. Au centre de la feuille se trouvait un point rouge. Des deux côtés de Fabrice, se trouvaient des visages qui brillaient d’une complicité profonde : un adolescent dégingandé, un grand Noir d’une quarantaine d’années, un jeune homme d’origine maghrébine au sourire bienveillant.

— C’est qui, là? demanda Pétronille.

— C’est la famille qu’il s’est faite ici. Eh oui! Des mecs qui auraient fait n’importe quoi pour lui. Moi aussi, j’en faisais partie, tiens, c’est mon épaule, là, mais Simon, il était pas doué en photo.

— Et les collages, le dessin, c’est quoi?

Le vieux décolla la photo de Fabrice et retourna avec à sa table. Pétronille le suivit dans sa lente progression. 

— Un des infirmiers anime un atelier. C’est cet après-midi, d’ailleurs, si vous voulez venir.

— Euh, non, je dois partir dans une demi-heure, je dois accompagner ma sœur à une échographie. Elle est enceinte. »

Mais le vieux ne semblait pas avoir entendu.

— Mademoiselle, dites-moi, fit-il avec un éclat de malice dans l’œil. Si vous demandez à quelqu’un – à n’importe qui – ce qu’il désire dans la vie, vous pensez qu’il répond quoi? »

Pétronille se souvint soudain de cet après-midi où elle avait invité Dorothée dans l’appartement de Frédéric.

— Heureux, je pense... et riche.

— Exactement. Tous autant que nous sommes, nous nous baladons dans la vie avec le désir d’être heureux. Et ça date pas d’hier. Les philosophes grecs nous parlaient déjà de ça. C’est humain. Universel. Tous pareils. Pas vrai? »

Pétronille acquiesça.

— Mais en revanche, si je vous dis : Mademoiselle, vous êtes l’heureuse gagnante du tirage de l’Euromillions, vous êtes riche au-delà de vos espérances. Tout ce qui vous reste à faire, c’est de décider comment vous allez dépenser votre vie pour être heureuse, maintenant que vous avez les moyens. Alors, vous faites quoi?

— Euh, erm. Ça se réfléchit. J’aimerais peut-être acheter...

— Là! fit-il triomphant. Vous devez réfléchir à ce qui vous rendrait vraiment heureuse! Et si je dis à votre voisin qu’il est aussi un gagnant du loto, il va réfléchir aussi. Est-ce qu’il va dépenser ses sous de la même façon que vous?

— Probablement que non.

— Voilà. Tout le monde en veut, du bonheur. Mais le bonheur, c’est pas la même chose pour tout le monde. Vous me suivez? »

Pétronille se demanda ce que tout ça avait à faire avec Fabrice Nile.

— Dans l’atelier « Chasse au Trésor », chacun dans son coin réfléchit à ce qui le rend heureux. On visualise... la vie idéale, si vous voulez. On colle des images de magazine, des trucs qu’on trouve. C’est marrant, on reconnaît tout de suite les nouveaux : ils collent des images de plages des Seychelles. (Il piaffa.) Je vous raconte pas le nombre de brochures de voyage qui se sont retrouvées en morceaux. Mais finalement, tout le monde finit par creuser un peu plus profond. On arrive à des choses très personnelles. À la fin, y en a pas deux pareils, des collages. » 

Pendant qu’il causait, le vieux poussait de ses mains ses fleurs découpées dans son enveloppe. Pétronille y vit une vieille photo en noir et blanc, sûrement des années 60 : un portrait d’une demoiselle dans un cadre en forme de cœur. Pétronille fit :

— Fabrice Nile, lui, il n’a rien collé.

— Non, sourit le vieux. Lui, c’était un as du dessin. Alors, plutôt que de découper des images, il dessinait. C’était là, en pattes de mouches. Tout ce dont il rêvait, le Fabrice. Il a même rajouté des mots, vous voyez : Vérité, Tolérance, Amour, Éternel. Là, vous voyez pas, mais il y a une petite voiture. C’était plutôt bien fait. Un coupé Corvette 1961. Il était garagiste de profession, vous le saviez? »

Pétronille vit ses yeux se noyer à nouveau et cette fois, elle mit la main sur son épaule.

— Je suis désolée, ce sont des souvenirs douloureux...

— Non, non, c’est ces médicaments. Ah saloperie de... enfin, je vous disais... Il aimait les belles voitures, surtout les Corvette, et un jour, j’ai vu un petit modèle à la Maison de la Presse à côté de chez moi, un jouet, vous savez? De cette Corvette 61, alors, je lui ai achetée. Vous auriez vu comme il était heureux avec cette bagnole, le Fabrice... Ah! ces saloperies de médicaments, je vais demander au docteur de les changer, c’est pas possible... Vous savez, il était pas vieux, Fabrice. Il faisait vieux, mais c’était un jeune, en fait... »

Et tout d’un coup, il était parti. Il parlait, parlait, et toute la vie de Fabrice était révélée à cette inconnue, la première qui demandait. Il y avait la rue, l’alcool, le décès de sa femme, sa chance à la belote « des carrés à tire-larigot! », ses habits qu’il pliait toujours « qu’on aurait dit qu’ils sortaient du pressing », de son foie qui lui faisait mal, de son rêve d’ouvrir un garage de voitures de collection, de sa connaissance de la langue espagnole « comme un Espagnol, qu’il parlait, que même j’ai connu des Espagnols, ils parlaient pas aussi bien que Fabrice », de ses colères quand on parlait des services sociaux, de ses carnets de dessins, de son goût pour les Paris-Brest, de ses copains de la rue qui venaient parfois jusqu’au parking, de ce monde violent des bancs publics où tout le monde se connaissait pour le meilleur ou pour le pire, de sa plaie à la jambe que les asticots s’étaient mis dedans une fois, de ses souvenirs d’enfant quand il allait en vacances en Bretagne avec sa mère, de ses larmes quand il parlait de sa mère, des blagues qu’il nous faisait ici, à nous autres et aux infirmiers qui l’aimaient bien. C’était un type bien. »

Oui, c’était un type bien, se disait Pétronille qui avait tout écouté. Elle espérait qu’il ne s’était pas mis dans un pétrin illégal... et fut presque rassurée que le pauvre vieux soit à l’abri à présent, il était mort. Y avait-il assez pour son rapport à Frédéric? Que cherchait-il, après tout? Pétronille remercia le vieux – qui s’appelait Maurice – de lui avoir parlé de Fabrice Nile. Il était temps pour elle de partir, sinon elle allait être en retard pour le rendez-vous de sa sœur.

— Bien dommage que vous ne restiez pas à l’atelier, Pétronille. Ça remonte le moral, je vous dis, cet atelier.

— Ah bon? Mais ce n’est pas déprimant, de penser à une vie que finalement, on n’aura... jamais? »

L’œil de Maurice brilla encore.

— C’est là que vous vous trompez. C’est en mettant tout sur le papier que justement... paf! Ça se réalise! »

Pétronille prit l’air sceptique. 

— Ça se réalise à deux conditions. Une, si on met sur sa carte au trésor que la vie qu’on veut vraiment vivre, pas celle qu’on pense qu’on devrait vivre. Et deux... si on y croit. » 

Pétronille le regarda droit dans les yeux. Il y croyait, Maurice. Elle revit les fleurs de magazines découpées dans son enveloppe. Et comme s’il avait lu dans ses pensées, il lui dit doucement :

  J’habite tout seul dans un appartement qui donne sur le périph’, alors un jardin... »

Et Pétronille se demanda si ces médicaments n’étaient pas contagieux, car elle sentait soudain une grande émotion qui remuait sa gorge. Elle serra la main de Maurice et promit qu’elle essaierait de venir à l’atelier un de ces jours.

Elle était en retard, et c’est en marchant à toute allure dans le couloir presque vide qu’elle bouscula presque un docteur qui entrait dans une chambre. Quand elle l’eut dépassé, elle l’entendit dire derrière elle :

— Monsieur Villiers, Ernest! Comment vous sentez-vous aujourd’hui? »

Et quand elle se retourna sur la porte de la chambre 312 qui se fermait, elle se souvint où elle avait lu ce nom : l’acte de naissance de Frédéric dans le dossier de renouvellement de passeport... Ernest Villiers était son père.

 

Á suivre demain...