8 décembre

Chapitres 14, 15 & 16 : Dorothée feuilletait un Paris Match vieux de trois ans dans la salle d’attente du docteur échographe. Pétronille n’était pas arrivée, peut-être avait-elle oublié. Son Frédéric Machin la rendait folle. Déjà, elle travaillait trop. Mais en plus, elle était certaine qu’elle en pinçait pour son brillant patron. Elle n’aurait pas dû la taquiner l’autre jour.
8 décembre

 

CHAPITRE 14

 

Dorothée feuilletait un Paris Match vieux de trois ans dans la salle d’attente du docteur échographe. Pétronille n’était pas arrivée, peut-être avait-elle oublié. Son Frédéric Machin la rendait folle. Déjà, elle travaillait trop. Mais en plus, elle était certaine qu’elle en pinçait pour son brillant patron. Elle n’aurait pas dû la taquiner l’autre jour.

Pétronille fit alors irruption dans la salle d’attente, et se précipita vers sa sœur pour l’embrasser. Elle était en sueur. 

— J’ai travaillé jusqu’à trois du mat’ hier, je me suis endormie dans le RER, j’ai loupé la station, enfin bref. Je suis allée à l’hôpital de Pontoise ce matin... »

Elle déblatéra à grande vitesse tout ce qu’elle avait trouvé sur Fabrice Nile, sur Maurice, sur la carte au trésor, et enfin révéla que le père de Frédéric était dans le coup.

— C’est quand même bizarre que ton boss te demande d’enquêter sur son propre père... fit Dorothée.

— Je sais, c’est bizarre, hein? Mais je suis sûre qu’il sait pas que son père est malade.

— T’en sais rien...

— Si, si, je sais, je me coltine toutes ses notes de frais, ses taxis, ses billets de train, ses notes de restaurant et tout, et je peux te dire qu’il a jamais mis les pieds à Pontoise.

— Et on sait toujours pas pourquoi ce Fabrice Nile l’intéresse? », demanda Dorothée. 

Pétronille taquina sa sœur : 

— Non, Sherlock, on ne sait toujours pas pourquoi. » 

Dorothée sourit. 

— Enfin bon, tu vas tout lui dire lundi, à ton patron et tout deviendra clair. »

Pétronille fit mine de réfléchir.

— Je vais lui dire, je vais lui dire... mais... peut-être pas tout de suite. Parce que, si tu y penses... Il m’a demandé quelle est la relation entre son père et Fabrice Nile, et qu’ils soient dans le même hosto, ça ne nous avance à rien. Peut-être qu’ils étaient amis, peut-être qu’ils étaient ennemis, que le père de Frédéric l’a étouffé dans son sommeil, j’en sais rien, moi... Oh c’est horrible, ce que je dis.

— Oui, c’est horrible et surtout, je suis pas bien sûre que ça t’avance des masses de faire des cachoteries, avertit Dorothée.

— C’est pas des cachoteries. C’est juste qu’il faut que je complète mon dossier. J’y retourne demain.

— Demain, on avait prévu de faire nos cadeaux de Noël, je te rappelle. 

— On a amplement le temps de les faire le weekend prochain, les cadeaux. Et tu sais, je t’ai dit que l’hosto était vide... en fait, c’est parce que les patients, ils rentrent dans leur famille le weekend. Donc d’une, c’est moins risqué pour moi et deux...

— ... ceux qui restent, compléta Dorothée, c’est qu’ils n’ont pas de famille. Comme ton Maurice, ou Fabrice Nile, ou... le père de Frédéric. C’est tristounet... 

— Ouais... », soupira Pétronille. Et les deux sœurs s’affalèrent dans leur chaise en même temps. 

Comme si elle se parlait à elle-même, Pétronille fit :

— Le seul truc, c’est que je sais pas comment approcher son père. Je peux pas me présenter dans sa chambre, la goule enfarinée, et lui demander de me raconter sa vie pour le plaisir? »

Dorothée la regarda avec des yeux scintillants d’idées. 

— Ah ha, tu as encore des choses à apprendre, chère petite alcolite... En fait, tu te dois d’arriver la goule enfarinée... Que fait le grand détective pour se sortir du pétrin quand tout est désespéré? » 

Pétronille grimaçait, son visage en point d’interrogation.

— Il utilise son talent spécial.

— Et c’est quoi mon talent spécial? fit Pétronille.

— Je te le demande.

— J’en ai pas...

— La goule enfarinée, le pétrin... c’est dans le même rayon! » Dorothée s’amusait.

— La pâtisserie! Les choux !? fit Pétronille.

— Les choux, élémentaire. D’un côté, tu as un pauvre petit vieux tout malade que personne ne vient voir, même si c’est Noël dans une semaine. Entre parenthèses, ça me fend vraiment le cœur. De l’autre, t’as une petite nana sympa comme tout qui adore faire des choux, mais qui n’a jamais assez de monde pour les manger... Je te parie trois macarons Ladurée parfum framboise que le pauvre homme n’attend que ça, de parler à quelqu’un. Tu fais d’une pierre deux coups : Tu fais ton travail et tu rends quelqu’un heureux. 

— C’est pas faux... » fit Pétronille.

La porte de la salle d’attente s’ouvrit d’un coup et la secrétaire du docteur appela :

— Madame Dorothée Joly », s’il vous plaît...

Pétronille suivit sa sœur, plongée dans ses pensées. 

 

Quelques minutes plus tard, Dorothée était allongée sur le divan, son beau ventre rond tout brillant de gel, zébré de traces invisibles par les mouvements du docteur échographe, un petit homme à l’air sympathique, aux mains burinées et aux cheveux gris bouclés. Trois paires d’yeux étaient rivées sur l’écran verdâtre qui d’une minute à l’autre allait révéler le petit miracle qui poussait dans ce ventre. Et alors que le doigt de l’échographe dessinait pour Dorothée, dont le cœur battait si vite, la silhouette de son enfant, ils sursautèrent lorsque Pétronille cria :

— OH NON !!!! » 

Ils la regardèrent. Elle tenait la main devant sa bouche, les yeux fixés sur sa montre et le regard horrifié.

— J’ai oublié d’annuler le rendez-vous avec Witherspoon... »

Et elle sortit en courant. 

 

À quelques rues de là, John Witherspoon, qui attendait déjà Frédéric, reçut un appel sur son téléphone portable. Après avoir entendu les excuses que bafouillait Pétronille, il était rouge de colère.

Pétronille, elle, après avoir entendu les jurons de Witherspoon, était toute blanche. Dorothée la retrouva tremblante à la porte du cabinet. Cet oubli, avec le client le plus important et le plus difficile de Frédéric, était une erreur qui pouvait lui coûter son emploi. Dorothée lui proposa d’aller prendre un petit chocolat chez Pierre Hermé. Elle mit son bras autour des épaules de sa sœur et lui montra les premières photos de son petit neveu et là, Pétronille se dit que finalement, ce n’était pas si grave.

Le docteur ferma la porte de son cabinet sur les deux filles qui partaient bras dessus, bras dessous. Il se tourna vers sa secrétaire. Encore un rendez-vous. Dieu qu’il était fatigué. C’était le dernier et ensuite, il serait en weekend. Il en avait marre des ventres, aujourd’hui. Sa secrétaire lui tendit le grand agenda corné et il lut le nom de sa dernière patiente. Tout à coup, il se redressa. Il dit à sa secrétaire qui se dirigeait déjà vers la salle d’attente : « Un moment, je vous prie » et se faufila vers les toilettes. Quinze secondes plus tard, il ressortit la cravate redressée, la raie droite et l’haleine fraîche. Il se rua vers la salle d’attente, ouvrit la porte délicatement et fit, d’un air tout à fait détaché :

— Mademoiselle Gärtener, s’il vous plaît. »

Marcia Gärtener se leva, déploya son mètre soixante-dix-sept parfumé de Shalimar, sa grâce de panthère, son décolleté magnifique et son ventre tout rond. C’était sa dernière échographie. Le bébé viendrait à la nouvelle année.

 

CHAPITRE 15

 

L’esprit de Frédéric résonnait de la longue et étrange conversation qu’il venait d’avoir avec Jamel dans le train. Il se hâtait vers son appartement pour y réfléchir à tête reposée. Mais à peine avait-il refermé la porte d’entrée de son immeuble que Madame Boule accourut aussi vite que son âge avancé et ses savates lui permettaient, avec un air de panique absolument terrifiant.

— Oh, Monsieur Solis, oh Monsieur Solis... Il s’est passé des choses pendant que vous étiez parti, je n’ai rien pu faire... »

Frédéric pensa tout de suite à un cambriolage. Son Sisley!

— Monsieur Solis, les huissiers... » 

Les huissiers. Ses factures impayées. Son chèque refusé par la banque. Madame Boule parlait sans s’arrêter : 

— Je leur ai dit que ça devait être une erreur, que vous étiez un jeune homme sérieux, mais ils sont venus avec un serrurier, je n’ai rien pu faire, c’est terrible.

— Ne vous inquiétez pas, Madame Boule, fit Frédéric qui serrait les dents et s’efforçait d’être calme. C’est effectivement une erreur, je vais m’en occuper. 

— Bah oui, bien sûr, vous êtes avocat, alors vous pouvez vous occuper vous-même des choses, vous... C’est une honte quand même, qu’ils rentrent chez les gens, comme ça... Ils ont laissé les papiers sur la console, ils n’ont même pas voulu me les donner.

— Merci, Madame Boule. Et s’il vous plaît, vous savez, ces affaires sont confidentielles...

— Oh! grands dieux, vous pouvez en être sûr, je ne dirai rien. Ah! vous savez, il y en a beaucoup dans le métier qui causent, mais moi non, c’est pas correct. 

— Merci, Madame Boule. Et surtout, ne vous en faites pas. Bonne soirée, Madame Boule. »

Frédéric monta quatre à quatre les escaliers. Il ouvrit la porte et alluma la lumière. Ses tableaux étaient toujours là. Mais il connaissait la procédure. Il s’empara de la copie de l’acte de saisie conservatoire qui reposait sur la console. C’était ce qu’il avait craint. Le Sisley – qui pourtant valait dix fois plus que sa dette – était à présent la propriété du créancier. Frédéric n’avait le droit ni de le déplacer, ni de le vendre. S’il ne payait pas les 50 000 euros qu’il devait dans le mois, les huissiers viendraient le saisir et plus jamais il ne reverrait son Sisley.

Frédéric tremblait de rage. Il saisit son téléphone portable, mais se souvint qu’il n’était pas chargé. Il lança l’appareil qui vint s’exploser sur le parquet et se rua sur le téléphone fixe dans sa chambre. Il passa l’heure suivante en conversation avec Paul, son comptable : la situation était désastreuse. Frédéric avait fait l’autruche trop longtemps. Paul avait toujours dit qu’il était déraisonnable d’emprunter si lourdement pour acheter cette nouvelle œuvre d’art. Il faudrait assainir ses finances et rembourser ses dettes le plus rapidement possible, où d’autres huissiers viendraient. 

Ils explorèrent toutes les options. Des amis, oh oui! des amis, il en avait. Il avait des amis auxquels il pouvait demander une villa à Saint-Tropez ou une Porsche pour le weekend. Il avait des amis auprès desquels il pouvait épancher ses peines de cœur. Mais personne, personne à qui il pouvait dire qu’il était fauché. Car le manque d’argent, c’était une maladie trop honteuse, pour un gamin qui n’en avait pas eu. Pour un aristocrate, c’était décadent, mais pour un pauvre, ce n’était que justice.

Au bout d’une heure de calculs et de stratégie, Frédéric tenait la solution pour lever 50 000 euros en liquide et éviter l’enlèvement de son tableau. D’une part, vendre le lustre en cristal à un antiquaire qu’il connaissait et qui lui achèterait cash. 

Et d’autre part, demander un petit service à Witherspoon. Le seul nom dans son carnet d’adresses qui réglerait ses problèmes. Les mesures étaient extrêmes, mais à ce stade, Frédéric n’avait probablement plus le choix. Il appellerait John lundi matin.

 

CHAPITRE 16

 

Pétronille se trouvait devant la porte de la chambre 312, un tupperware bleu ciel entre les mains. Elle venait de frapper, mais pas très fort, et elle ne décelait de l’autre côté que le silence. Tout se jouait aujourd’hui. La faute professionnelle de la veille avec John Witherspoon la hantait – demain il faudrait affronter Frédéric. Peut-être que si elle arrivait au bureau avec un rapport complet, son patron impressionné serait plus enclin à lui pardonner son erreur. Alors, pour l’occasion, elle avait fait dix choux à la pistache.

Elle frappa à nouveau, mais toujours rien. Elle repensa aux jurons de John Witherspoon et aux couloirs de Pôle Emploi et elle ouvrit la porte, tout doucement. 

— Monsieur Villiers? Excusez-moi...

Devant elle, seul dans la chambre à deux lits, gisait Ernest Villiers, endormi. Elle s’était attendue à un patient qui peut-être se remettait d’un remplacement de la hanche ou d’un bras cassé. Mais cet homme était très malade. Sa maigreur extrême, son visage jaune et ses cheveux blancs épars révélaient son front tacheté. L’acte de naissance de Frédéric disait que son père avait soixante-sept ans ; dans ce lit, il en paraissait cent. Elle pensa à son propre père, un homme sportif et dynamique qui, à soixante-trois ans, montrait à peine des signes de fatigue. Elle vécut l’espace d’un instant la douleur qu’elle ressentirait si c’était son papa à elle qu’elle voyait, ici dans ce lit. 

Pétronille se sentit toute ridicule dans cette chambre, devant cet homme malade qui dormait. Tout était calme et le vieil homme semblait abandonné. Elle se dirigea vers la porte sur la pointe des pieds. Devrait-elle attendre qu’il se réveille? Elle regarda ses choux dans leur tupperware, marcha à nouveau vers le lit et les déposa tout doucement sur sa table de chevet. Elle voulut dire quelque chose, se tordit les mains et s’enfuit. 

Mais alors qu’elle refermait la porte tout doucement, une voix la fit sursauter.

— Vous êtes de la famille? »

C’était le docteur qu’elle avait vu la veille.

— Non, euh, je... Je suis une amie, enfin, c’est compliqué. »

Le docteur la regardait droit dans les yeux. Pétronille insista :

— Il est très malade, n’est-ce pas? »

Le docteur lui fit signe de le suivre et elle se demanda si elle était dans le pétrin. 

— Vous êtes une amie, dites-vous?

— Oui, une amie de son fils.

— Son fils, Frédéric? Vous savez qu’il n’est jamais venu le voir. 

Pétronille commença :

— Oui, je...

— Cela ne me regarde pas – et je ne devrais pas. Mais je vais vous informer de son état de santé parce que s’il y a une chance pour que son fils s’en préoccupe, ça vaut la peine. »

Pétronille sentit sa bouche se dessécher. 

— Ernest Villiers souffre d’un cancer généralisé. Nous sommes intervenus plusieurs fois, mais malheureusement, la plupart des organes vitaux sont à présent touchés. Nous attendons les résultats d’un tout dernier traitement, mais je n’ai pas grand espoir. Surtout sur un homme dont la santé a déjà été fragilisée par un infarctus. En d’autres termes, je suis désolé, Mademoiselle, mais M. Villiers ne vivra sûrement pas au-delà de Noël. » 

Pétronille était toujours muette. Elle n’avait jamais vu d’homme mourant de sa vie. L’image d’Ernest inconscient dans son lit brûlait dans sa tête comme un feu ardent.

Le docteur continua :

— Il est entouré, depuis des années, par un petit groupe à l’hôpital... » 

Mais Pétronille, sous le choc, n’entendit pas vraiment.

Le docteur la raccompagna jusqu’à l’ascenseur et Pétronille se laissait guider. Il disait qu’Ernest disposait du plus grand confort à l’hôpital, etc. Pétronille aurait bien dit quelque chose, mais tout avait été dit déjà. Presque malgré elle, elle ouvrit enfin la bouche :

— Est-ce qu’il a le droit de manger des choux à la pistache

Le docteur sourit :

— Je ne sais pas si son appétit sera à la hauteur, mais sinon oui. Je pense que quelques choux à la pistache seraient très bons pour lui. » 

Quelques minutes plus tard, Pétronille grelottait sur le parking, ne sachant pas trop comment elle était arrivée là. Elle était toujours sous le choc, mais au fur et à mesure qu’elle s’éloignait de l’hôpital, ses idées devenaient plus claires. 

Elle détestait les lundis, et demain plus particulièrement. Qu’importe s’il fallait annoncer à Frédéric que son plus gros client était furieux après lui à cause d’elle. Tout le monde s’en remettrait. 

Mais à présent, il fallait aussi lui dire qu’en ce moment même, son père mourrait à petit feu dans un hôpital de banlieue. 

Ça allait être le pire lundi de sa vie.

 

 

Á suivre demain...