Chapitre 7

Naissance

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Le Caire, plateau de Gizeh, le 19 juin


Quand les cars de touristes arrivèrent à Gizeh le lendemain matin, ce fut la cohue.

Le plateau grouillait de journalistes venus filmer la pyramide, mais c’étaient finalement les quelques touristes qui posaient le plus de problèmes. On râla beaucoup, certains crièrent, l’un d’eux jeta même par terre, de rage, un livre tout neuf sur les pyramides. C’était un comble, une honte, et il n’était pas étonnant que le tourisme soit en péril dans ce pays de malheur si les voyageurs étaient traités de la sorte. La police avait formé un cordon et des gardes dirigeaient les groupes vers Khéphren et Mykérinos, mais rien n’y faisait. Personne ne pouvait trouver d’excuse à ce crime de lèse-touriste : la grande pyramide de Khéops était fermée.

Crime Scene.

La nuit avait été longue. El-Shamy et Nasser avaient mis du temps à arriver. Ils s’étaient retrouvés coincés dans une rue bouchée par des manifestants qui avaient mis le feu à un fourgon de police. El-Shamy avait ordonné à Nasser d’appeler le commandant Mohammed Hassan, un des chefs de la police qu’il connaissait. Nasser dut vite le décevoir : Hassan était suspendu en attendant son procès suite à la mort de trois manifestants. Le policier en charge était le commandant Kamal Aqmool, un nouveau.

« Celui qui bégaie », avait ajouté Nasser.

El-Shamy serra les dents, mais garda son calme. Son portable sonna alors qu’il roulait en marche arrière, à toute vitesse sur les trottoirs défoncés, pour s’extirper du cul-de-sac enfumé. Il jeta le combiné à Nasser pour qu’il réponde. Celui-ci blêmit. C’était le rédacteur en chef de Newsnight de la BBC. Il voulait la confirmation qu’on avait trouvé deux corps et un trésor dans une nouvelle chambre de Khéops. El-Shamy explosa de rage et tapa de la main sur le volant. Au-dessus d’eux, un hélicoptère filait vers les pyramides.


Il fallut toute la nuit pour extraire les corps.

On avait d’abord utilisé un jet d’eau à haute pression robotisé, emprunté à l’équipe de diffuseurs de bombes de l’armée, pour découper le calcaire. L’opération avait commencé proprement, la pierre était poreuse, on avançait bien.

Les dommages portés au bâtiment seraient mineurs, avait promis Kamal Aqmool, le policier, à el-Shamy, qui trépignait d’impatience dans la chambre de la Reine. Mais le bloc était tellement épais que l’efficacité du jet avait diminué à vue d’œil.

Au fil de la nuit, les mesures étaient devenues plus désespérées, les instruments moins précis, et on avait fini par charcuter la pierre. El-Shamy rageait, réagissait à chaque saillie comme si on rongeait son propre corps. Mais malgré ses râleries, il ne s’était pas opposé à la percée. C’était comme si, malgré les dommages irréversibles que souffrait la seule Merveille du monde encore debout et dont il était le gardien, il n’était pas de taille à combattre l’envie viscérale de découvrir ce qu’il y avait de l’autre côté.

Le bloc dans lequel avait été creusé le petit tunnel pesait environ quatre tonnes et gisait à présent dans le couloir en bouts de calcaire inégaux, dont les plus gros morceaux avaient été placés dans la chambre de la Reine. Un peu avant l’aube, la paroi avait été éventrée, et ce qui se trouvait derrière était enfin devenu accessible. Et ni Nasser, ni el-Shamy, ni Aqmool, ni aucun témoin de cette nuit-là ne pourraient jamais oublier le spectacle que les ruines avaient révélé.

Là se trouvait une chambre, longue d’environ sept mètres, large d’un peu moins de deux. Les murs étaient nus, sans ornements, sans inscriptions. Le sol était entièrement couvert d’une poudre très fine de calcaire blanc, conséquence de la percée. Sous cette neige improbable, un homme était étendu sur le dos, dans le sens de la longueur. Il était nu, seulement habillé de poussière ; on voyait à peine qu’il se décomposait. Autour de son corps, des plantes pourrissaient. À côté de lui, une femme bougeait par d’imperceptibles soubresauts, inconsciente, mais comme prise de fièvre. Elle gémissait parfois. Son corps était nu lui aussi, d’une minceur extrême, enrobé d’un linceul de poudre blanche, cette pellicule fragile qui se prenait dans ses cheveux gris. Aqmool dirigeait déjà les ambulanciers qui essayaient de se frayer un passage dans le couloir étroit avec le brancard. L’un d’eux ouvrit l’œil de la femme : l’iris était vert émeraude.

Alors que les brancardiers essayaient de bouger le corps de la malheureuse, el-Shamy tenta de se frayer un chemin dans la chambre, les yeux rivés à un objet qui gisait dans un coin près de l’ouverture. La main de Aqmool agrippa le bras maigre de l’archéologue, qui se retourna et fusilla du regard le policier.

— Lâchez-moi.

— Je ne p-p-peux pas vous laisser entrer avant que l’é-é-équipe scientifique ait fait son travail, dit Aqmool.

La quarantaine à peine passée, le commandant était grand, fin, avec, dans sa posture, l’aisance de ceux qui ont bénéficié d’une éducation à l’occidentale. Son bras, qui tenait encore celui d’el-Shamy, était tendu de muscles discrets, mais solides. On aurait dit un acteur de série télé. Seul le bégaiement venait ternir ce vernis impeccable.

— Vous vous fichez de moi ? Vous savez qui je suis ? éructa el-Shamy.

— Avec le respect que je vous dois, d-d-docteur, commença Aqmool. (Il avait soudain vu ce qui brillait dans le coin de la chambre et faisait signe à l’un de ses collègues de s’en occuper.) Vous aurez tout le loisir d’inspecter, quand nous aurons fini.

— Et ça, ça va où ? demanda el-Shamy en pointant du doigt ce que les mains gantées des policiers avaient déjà placé dans un sac en plastique noir.

C’était le masque pharaonique.

— Pièce à conviction, répondit Aqmool.

El-Shamy serra les dents et il regarda le commandant droit dans les yeux.

— Combien de temps ça va prendre, votre cirque, là ?

— Une semaine. Ou plus.

— Et la pyramide devra être fermée ?

— Scellée, oui.

— Une semaine ? rugit el-Shamy. On va voir ça. Nasser, vous restez là pour veiller à ce que ces sagouins n’abîment pas le reste. Vous savez, Aqmool, que c’est votre propre histoire que vous avez saccagée ici ? Et vous savez ce qu’il reste à notre pays, sans son histoire ?

— Nous avons sauvé la vie d’une… bégaya le policier.

— D’une femme ? Des centaines sont mortes depuis que votre clique met le pays sens dessus dessous au nom de la révolution, alors épargnez-moi vos bons sentiments. L’Égypte est déjà en ruine. Ces pierres-là, c’est tout ce qu’il nous reste pour que le monde ne nous regarde pas de haut. C’est tout ce qu’il reste à notre fierté.

Aqmool, resté dans la chambre de la Reine, la tête résonnant encore de la colère d’el-Shamy, suivit du regard l’archéologue qui engouffrait son grand corps courbé dans le couloir. Les ambulanciers et le brancard où gisait la femme suivirent le même chemin. Dans le couloir débouchant sur la grande galerie, le policier vit el-Shamy s’immobiliser. Il se retourna et regarda derrière lui la femme qui gisait sur le brancard. Avant que Aqmool ait pu intervenir, el-Shamy avait descendu la fermeture éclair du sac qui la protégeait. Aqmool se mit à courir dans le couloir. El-Shamy avait mis ses mains au cou de la victime. Elle gémit. Quand le policier arriva en vue de la victime, l’archéologue avait déjà enlevé ses mains. Il n’avait fait que dépoussiérer le cou et les épaules de la femme, jusque-là couverts de poussière blanche, dessinant un relief étrange.

Un immense collier en or et lapis-lazuli se reflétait dans les pupilles des deux hommes.

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